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Dans la démarche qui est celle de la plupart des anthropologues et plus largement des chercheurs en sciences humaines, la religion ne constitue pas un objet anthropologique autonome. Elle est considérée comme expressive du social (Durkheim), du politique (Balandier), des processus psychiques (Freud, Devereux), des mauvais tours qu’est susceptible de nous jouer le langage (Wittgenstein [1982] ou encore Bataille, qui estimait que le christianisme n’était au fond qu’une cristallisation du langage [1999]). Autrement dit, pour ces différents auteurs, la religion est toujours seconde par rapport à ce qui n’est pas elle. Elle ne peut être comprise que comme métaphore : croire en une divinité, c’est croire en autre chose et parler en termes religieux, c’est, comme le disait Durkheim, dire les choses autrement qu’elles ne sont (1960).

Les premiers anthropologues détestaient les religions, du moins en tant qu’institutions historiques — Evans Pritchard le dit explicitement (1972, 1974) — tout en questionnant le religieux en tant que l’une des plus fortes affirmations du lien social. C’est même, avec la parenté, par l’étude du phénomène religieux que l’anthropologie a commencé à se constituer en discipline scientifique, et cela s’est passé en Australie ou plutôt à propos des aborigènes australiens.

Ce premier présupposé — la religion échappe à ses acteurs qui n’ont jamais une conscience lucide de ce qu’ils font lorsqu’ils prient, chantent, effectuent un sacrifice, communient, bref célèbrent un rite — a été très vite articulé à un second, partagé cette fois par la presque totalité des observateurs du social jusqu’à la fin des années 1960[1] : celui d’une contradiction voire d’une incompatibilité entre la religion et la modernité, et en particulier la modernité dans ses formes urbaines. La science, se disait-on, finira bien par dissoudre la religion. Aussi l’une des surprises de l’époque contemporaine a-t-elle été la recrudescence des sensibilités religieuses, en particulier dans les sociétés sécularisées : la modernité ne conduit pas à la disparition des religions, mais à leur « recomposition » (notion que nous analyserons et critiquerons à la fin de cet article). Au désenchantement de cette disparition, répondent des tentatives de réenchantement par le religieux.

Ce que l’on appelle (nous y reviendrons également) le « retour du religieux », en invoquant souvent à l’occasion une formule célèbre attribuée à André Malraux (« le XXe siècle sera spirituel ou ne sera pas ») est sans doute l’un des phénomènes sociaux et culturels les plus significatifs de la modernité des années 1970-1990. Ce phénomène se constitue en une série de réponses — diversifiées et contradictoires — à la crise de cette modernité.

Le déracinement, la rencontre des cultures, l’accélération du temps, le doute généralisé sur les certitudes de la tradition et les promesses de la modernité, le fait que les sociétés ne peuvent combler les aspirations et les angoisses qu’elles suscitent conduisent à partir des années 1975 à une « recomposition » de ce qui, dans toute société, donne signification et valeur aux comportements, relie les hommes entre eux : le religieux.

Les tentatives de reconstruction des identités confisquées, perdues ou de plus en plus problématiques, sont des processus qui relèvent pour une part importante des religions. C’est donc dans le champ même du religieux qu’une grande partie de ce travail de reconquête du sens va s’effectuer. Mais il procède selon des formes que l’on n’avait pas prévues et vis-à-vis desquelles l’anthropologie classique des religions est d’un piètre secours. Ce processus de transformation s’effectue dans deux directions principales.

  1. Ignorant les frontières (religieuses mais aussi extra-religieuses) caractéristiques des temps des civilisations « traditionnelles » ou « rationnelles », de nouvelles religions jaillissent qui produisent par syncrétisme ou métissage[2], de l’inédit : l’umbanda, puis plus récemment l’idéologie du « terceiro milénio » au Brésil, l’Âge du Verseau au Québec, le « New Age » aux États-Unis, la cérémonie aux pyramides de Teotihuacan lors des deux équinoxes qui regroupent de nouveaux croyants venus d’horizons spirituels différents.

  2. Se crispant sur les frontières, les religions peuvent également réagir à la modernité en revalorisant des traditions qui, cette fois-ci, ne se mêleront pas, mais s’affronteront. C’est le regain de tous les intégrismes et de tous les fondamentalismes que l’on observe depuis une trentaine d’années, tant dans le catholicisme que dans le protestantisme, l’islam ou le judaïsme.

Le religieux par soustraction et différenciation

En 1977, pour la première fois dans l’histoire d’Israël, les mouvements sionistes religieux effectuent une percée électorale. Une partie importante de la population d’Israël remet en question la tradition dominante, majoritairement laïque et socialiste. La réaffirmation de la notion de peuple élu de Dieu qui doit rester séparé des autres peuples va s’exprimer au sein de différents mouvements de rejudaïsation, dont l’un des plus actifs de nos jours est le mouvement loubavitch.

La même année 1977, un cardinal polonais, Karol Wojtyla, devient pape. Après la période d’« agiornamento » de Vatican II, c’est-à-dire d’adaptation aux valeurs de la modernité, la hiérarchie catholique s’engage dans une critique de la sécularisation, c’est-à-dire de rupture avec la modernité.

En 1976, Jimmy Carter est élu président des États-Unis. C’est un baptiste convaincu. Son successeur, Ronald Reagan, est élu avec les voix des électeurs évangélistes et fondamentalistes, comme le sera en 2001 George W. Bush. À partir de cette époque, vont s’intensifier les « croisades » pour « sauver l’Amérique », c’est-à-dire rechristianiser le pays, par le moyen notamment de la télévision (les prédicateurs « télévangéliques »). Gilles Kepel (1991) estime à environ 60 millions le nombre de Nord-Américains qui se proclament « christians born again » et 60 millions également le nombre de chrétiens hostiles au divorce, à l’avortement, c’est-à-dire aux orientations sociales du protestantisme libéral. C’est dans cette mouvance qu’apparaît en 1990 aux États-Unis le mouvement masculin des Promise Keepers (« ceux qui tiennent leurs promesses ») dont les membres s’engagent à devenir meilleur père et meilleur mari.

Cette tendance à la moralisation et à la rigidification des expressions religieuses du social est aujourd’hui universelle. Elle est à l’oeuvre dans les monothéismes et notamment dans l’intégrisme islamique — qui n’est pas l’islam dans la richesse et la complexité de ses versions arabes et persanes, mais le wahhabisme, conception simplifiée à l’extrême, amputée de la civilisation qui l’a engendré et support d’une instrumentalisation[3]. Mais cette tendance à la religion comme soustraction apparaît aussi jusque dans les religions polythéistes. On peut même en percevoir la présence à travers le candomblé brésilien dans les casas dites de reafricanisacão.

En Inde, une partie de l’hindouisme, qui entend être la plus forte affirmation de l’identité nationale hindoue, s’est radicalisée. Certains parlent même d’expulser de l’Inde les musulmans (au nombre de 100 millions) et les chrétiens.

Mais c’est incontestablement en Amérique latine, dans les Églises pente-côtistes qualifiées par Paulo Freston (1994) de « troisième vague » protestante, que ces mouvements de purification religieuse connaissent leur plus forte croissance. Ils se développent à un rythme plus rapide encore que la Réforme en Europe au XVIe siècle.

Ces Églises surgissent toutes à partir des années 1970[4]. Caractérisées par un prosélytisme très fort, intégrant ce que Gutwirth (1987) a appelé un « audiovisuel religieux national » largement inspiré de la pratique des télévangélistes nord-américains, elles n’entretiennent plus aucune relation avec le protestantisme historique européen et nord-américain. Elles s’affirment comme « internationales », « mondiales », « universelles », mais sont pour la plupart résolument nationales. Elles procèdent à l’inversion du courant missionnaire qui va aujourd’hui des pays d’Amérique latine vers les États-Unis ainsi que vers l’Europe, l’Afrique et l’Asie.

L’une de leur spécificité est que les cultes[5] ne sont plus de conservation, mais de conversion et de démonstration. Ils fonctionnent comme des espaces de prestation de services ouverts environ quinze heures sur vingt-quatre et localisés dans les grandes villes en des endroits de grand passage. Ils se multiplient paradoxalement en se divisant et en arrachant chaque jour davantage de fidèles à l’Église dont ils étaient originaires : notamment et surtout l’Église catholique. Ces mouvements, qui sont parfois des groupuscules, mais souvent aussi de puissantes Églises, insistent tous sur la rupture de la nouvelle naissance et transforment le champ religieux en champ de combat et de conquête. Par un processus cette fois bien connu des anthropologues par lequel les dieux des uns deviennent les démons des autres, les milliers de pasteurs de l’Igreja Universal do Reino de Deus traquent les diables et dénoncent le paganisme idolâtre de la culture populaire.

L’un des succès de ces mouvements est manifestement économique. Ainsi que l’a montré Marion Aubrée (1987), il est plus facile pour un pentecôtiste de trouver un emploi. Mais la conséquence est que pour la première fois un pays d’une extrême tolérance comme le Brésil (Bastide parlait de double et même de triple appartenance religieuse [1975]) est devenu une terre d’affrontement : entre les crentes (croyants) et tous les autres.

Ainsi dans pratiquement toutes les sociétés et à partir de la même époque, il semble que nous nous trouvions en présence du même phénomène de rejet de la modernité des années 1960 : contre la pensée universaliste issue notamment de la philosophie des Lumières, la présence universelle des crispations identitaires et de ses expressions religieuses les plus exclusives. La fin du XIXe siècle avait vu l’élaboration d’un judaïsme, d’un protestantisme, d’un catholicisme, d’un islam libéral, réformé, moderne, procédant à la critique des textes de la Révélation, au questionnement des rites et animés par une conception sociale de l’engagement religieux. Un siècle plus tard, il ne s’agit plus de moderniser l’islam, mais au contraire d’islamiser la modernité. Une partie de la reconquête religieuse est en train de s’effectuer selon les voies d’une rejudaïsation, d’une réislamisation, d’une recatholicisation, d’une réevangélisation, d’une réhindouisation, etc.

À travers la réaffirmation du religieux, c’est notamment la question de la relation au politique qui est posée ainsi que la question nationale. Les Églises ont pu constituer dans certains pays d’Europe centrale de puissants moyens de résistance politique de la nation contre l’État. Les populations de ces sociétés ont souffert non d’un excès, mais d’un défaut de nation. Depuis la chute de l’Empire et de l’internationalisme officiel, le religieux apparaît comme l’une des expressions privilégiées des « sentiments nationaux », et les Églises, des instruments utilisés pour faire triompher les revendications ethniques. C’est notamment à partir de l’appartenance confessionnelle que sont posées aujourd’hui les questions relatives aux exigences identitaires. Ce sont dans les Églises (catholique, protestante, orthodoxe) que l’on exalte le plus le « génie national ». L’Église uniate est l’Église de la nation ukrainienne. Le catholicisme polonais, dans sa ferveur mystique, est l’espace de la plus forte affirmation des droits de la « nation polonaise » choisie par la Providence et protégée par la Vierge. L’Église orthodoxe bulgare estime que la Bulgarie est un peuple saint parlant une langue sacrée (la langue de saint Cyrille et saint Méthode qui ont introduit les Écritures jusqu’en Russie) : le bulgare, qui, avec l’hébreu, le grec et le latin, constitue l’une des quatre langues canoniques de la chrétienté.

Dans cette perspective, ces nations se considèrent comme des nations-messies, passées par d’extrêmes souffrances et promises à la gloire. Ce qu’elles exaltent, c’est le local contre le global, le particulier contre l’universel et le cosmopolite. D’où le regain de xénophobie et d’antisémitisme, la résurgence des messianismes patriotes et toutes les vagues des idéologies de la pureté perdue qui doit être reconquise dans un mouvement d’insurrection contre la perte des repères, qualifiés parfois de « racines ».

La polarité Est-Ouest était organisatrice de l’espace social et politique. Elle constituait des références fortes qui permettaient aux groupes (et notamment aux classes sociales) dans certains cas de s’affirmer, dans tous les cas de se situer. Depuis que « l’Est est rentré dans l’histoire », pour reprendre la célèbre formule de Vaclav Havel, nous sommes entrés dans une époque de déstabilisation. Déstabilisation de la mainmise absolue de l’État à l’Est. Déstabilisation par ouverture d’une ère du relatif à l’Ouest. Dans les deux cas, les conséquences et les évolutions en cours sont peut-être moins étrangères qu’il n’y paraît. En Europe centrale, le recours au religieux, qui avait exercé un rôle de résistance de la nation contre l’État, peut aujourd’hui être compris comme une double tentative de récupération de ce qui avait été confisqué par cet État et de réconciliation de la mémoire du groupe et de l’histoire. En Europe occidentale, au moment où des États-nations sont en voie de dépassement dans une unité plus large (la Communauté européenne), on assiste à la réactivation du thème différentialiste.

Ce qui est visé à travers des symboles d’appartenance au groupe et à lui seul, c’est le refus de ce que l’on résume le plus souvent sous le terme de « mondialisation », vécue comme menaçante. On part à la recherche systématique de ce qui différencie : les manières de s’habiller (chez les juifs, chez les musulmans, parfois chez certains groupes de protestants), la cuisine, l’observance ostentatoire, l’école enfin (hébraïque, musulmane, protestante, catholique) lorsqu’elle est fondée sur un projet identitaire et qui s’oppose à une autre conception : celle d’une école ou d’une université faite de partage et de distance critique par rapport aux différentes affirmations particularisantes. Nous nous trouvons ici en présence d’un mouvement d’exacerbation des différences pouvant exister entre groupes ethniques, nationaux ou religieux : la séparation du juif par rapport au goy, et parmi les juifs, de l’ashkénaze par rapport au séfarade, du musulman par rapport aux infidèles, des christians born again par rapport aux autres. Bref, il s’agit d’opérer une distinction par rapport à tout le reste de l’humanité. Une telle conception se réfère toujours à la notion de pureté qui serait antérieure épistémologiquement, axiologiquement et politiquement par rapport à l’ennemi : le cosmopolite, l’errant, le nomade, le métis.

La fin du XXe siècle et le début du XXIe siècle sont donc marqués par des révoltes contre un modèle universaliste (ou plutôt universalisant et uniformisant) qui exerce pourtant la fascination que l’on sait, par des révoltes de ceux qui sont ou se sentent exclus du fait de la mondialisation. Or, ces révoltes contre la raison et contre la science (ou plutôt contre les images qu’une partie d’entre nous ont de la raison et de la science) portent un nom qui me paraît d’une extrême pauvreté épistémologique mais qui est en revanche d’une redoutable efficacité idéologique : retrouver son identité[6].

Le religieux par pluralisation

Les processus de transformation du religieux s’effectuent aussi d’une manière rigoureusement inverse à la précédente : non plus cette fois par réactivation de la mémoire particularisante du groupe et de ses « racines », mais dans le flux migratoire du sacré et de la transformation des cultures les unes par les autres. Un certain nombre d’hommes et de femmes de ce début du XXIe siècle choisissent les religions qui leur conviennent pour ainsi dire « à la carte ». Dans un processus que Lévi-Strauss a qualifié de « bricolage » (1969) ils composent leurs menus à partir d’éléments éminemment disparates : les paganismes (en particulier venus d’Orient), la contre-culture des années 1965 dont la veine est loin d’être épuisée, les traditions parallèles occidentales (ésotérisme, occultisme), un fonds judéo-chrétien toujours disponible, la science enfin ou plutôt cet imaginaire de la science qu’est la science-fiction.

Une partie des mutations religieuses contemporaines consiste dans l’émergence d’une sensibilité diffuse, caractérisée par un certain nombre de refus et d’aspirations et notamment le rejet d’un modèle monothéiste et patriarcal qui apparaît à beaucoup comme répressif, et auquel sont opposées des valeurs de diversification des instances du sacré ainsi que le désir de réintégration dans la culture d’une symbolique ostensiblement féminine. Ces nouvelles revendications religieuses sont étroitement liées aux déceptions en chaîne créées par la poussée des extrêmes des logiques mêmes qui commandaient les certitudes tant du monothéisme que de la modernité. À l’insatisfaction d’un modèle universaliste, beaucoup réagissent en pluralisant les médiations du sacré.

À l’insatisfaction d’une logique de la séparation de l’homme et de la nature (dont le corollaire est la tendance à l’exploitation sans frein de celle-ci), un nombre croissant d’hommes et de femmes oppose une revendication naturaliste qui s’exprime notamment dans l’idée que l’homme appartient à une totalité plus vaste, laquelle ne pourrait être religieusement appréhendée que par des spiritualités cosmiques et non plus historiques.

Au rejet du monothéisme patriarcal et à la résurgence de l’idée de nature qui l’accompagne, se lie ce que Moscovici appelle un désir d’« ensauvager » la vie (2002) notamment par une tentative de retour aux religions des sociétés tribales d’autrefois, qui avaient chacune ses divinités. Ce regain d’intérêt pour les paganismes et les valeurs de polythéisme peut être considéré comme l’écho d’une situation caractérisée par les migrations et la communication généralisée. Au Brésil, c’est dans les plus grandes villes du pays, lieux de brassages culturels et d’influences du monde entier, que se développent les cultes polythéistes (candomblé, umbanda). Le regain des paganismes en Europe peut, en ce qui le concerne, être caractérisé de la manière suivante.

  1. Nous assistons à la réanimation de cultes anciens ainsi qu’à la création de cultes nouveaux à partir d’éléments appartenant à un fonds religieux proprement européen : les divinités germaniques, slaves, celtiques. Il existe en particulier un renouveau des mouvements druidiques que l’on peut qualifier de néo-païens.

  2. Mais à l’échelle du continent européen, ce phénomène est somme toute modeste, si on le compare à l’implantation, à partir des années 1970, de spiritualités extra-européennes : amérindienne, égyptienne et surtout asiatique avec notamment le développement du bouddhisme[7]. Ce n’est plus l’Europe qui exporte sa culture religieuse en Asie, mais l’inverse, avec le plus souvent un passage par les États-Unis. La pénétration de l’Orient en Occident (ce que J.-F. Mayer appelle « l’Occident irrigué par le Gange » (1987) a pris pour la première fois depuis l’Empire romain la dimension d’un phénomène social. Ces spiritualités arrivent par vagues : l’Inde et le Tibet, puis plus récemment la Corée (Moon), et surtout le Japon, sont devenus de véritables pôles d’attraction.

Il est possible dans le domaine extrêmement diversifié des religions contemporaines de distinguer deux grandes familles de pensée : les Églises et les sectes (au sens de Troeltsch [1996] d’une part ; les gnoses et les « cultes » (au sens anglo-saxon) d’autre part, qui vont maintenant retenir exclusivement notre attention.

Alors que les membres des Églises et des sectes tiennent le langage de l’engagement, de la conversion, de la décision (« Dire oui à Jésus ») et privilégient le plus souvent l’édification morale, les adeptes de gnoses insistent, quant à eux, sur les voies de la connaissance. Ils sont à la recherche d’états de conscience supérieurs, de communication, voire de fusion avec le sacré. Ils se veulent volontiers aujourd’hui les mutants libérés d’un passé occidental oppressant. Ces deux familles rivales participent très tôt à l’histoire de la culture européenne. Leur opposition — qui n’est évidemment pas exclusive de nombreux compromis — n’est somme toute qu’un cas particulier d’une bipolarité constitutive non seulement de la spiritualité, mais de la société européenne depuis la Haute Antiquité, dont les élites n’ont cessé d’osciller entre Athènes et Jérusalem, c’est-à-dire entre une culture philosophique d’origine grecque (ou dont la Grèce est l’une des composantes) et une culture chrétienne d’origine biblique.

  1. À la foi de l’homme d’Église ou du disciple de la secte s’oppose la recherche de la connaissance du gnostique, la passion pour le savoir des vérités ultimes. Alors que la culture ecclésiale et plus encore sectaire est animée par une logique de la conversion, dans la gnose, on se réveille graduellement d’un long état de somnolence, d’ignorance et d’inconscience, à l’aide de techniques de méditation, mais aussi de respiration et d’alimentation, mais surtout de l’apprentissage d’un enseignement acquis par initiation.

  2. Le salut, coextensif à la connaissance, consiste à s’arracher au monde des apparences et de la relativité (l’histoire), c’est-à-dire à comprendre le caractère illusoire de la matière dont l’homme doit apprendre, par étapes, à se dégager. Toute spiritualité gnostique enseigne que l’âme est un principe séparé du corps. Certaines estiment que, par un voyage dans le temps, on peut retrouver les souvenirs de ses vies antérieures. De ce point de vue, le spiritisme ainsi que la théosophie, élaborée dans le creuset spirite, constituent un maillon important de cette sensibilité. Ces mouvements ainsi que leurs héritiers « néo-spiritualistes » sont résolument réincarnationistes et évolutionnistes : ils affirment qu’une seule existence ne suffit pas à la réalisation du salut, qui ne peut s’effectuer que par une ascension en plusieurs étapes et notamment en plusieurs incarnations. L’une des conséquences majeures de ce type d’attitude est que le mal (de même que le péché) n’existe pas. Il se réduit à l’erreur et à l’ignorance, qui seule est véritablement « mauvaise ». Quels que soient les contenus — extrêmement diversifiés — de cette famille spirituelle, l’une de ses caractéristiques est d’être délibérément optimiste. Ses adeptes sont convaincus qu’en tout être humain il existe une tendance innée qui le rend disponible à sa participation au Sacré et à la Connaissance : l’homme, en rupture totale avec les options judéo-chrétiennes officielles, ne saurait s’accuser d’une faute qu’il n’a pas commise. Il n’est jamais coupé de Dieu (conçu souvent comme un principe impersonnel, qualifié selon les cas de « Grand Architecte de l’Univers », d’« Énergie cosmique » ou encore d’« Intelligence »). Fragment du cosmos, partie de l’« âme du monde » une et indivisible, il a la possibilité, en prenant conscience de son être profond, de participer à la divinité[8].

  3. L’un des traits fondamentaux de la sensibilité religieuse en question, qui découle de ce qui précède, est que hormis la médiation d’un gourou, maître ou médium, les voies de la libération ne passent pas seulement par un Autre (conversion à un Sauveur, obéissance à un prophète), mais doivent beaucoup à la volonté de l’individu lui-même. Il n’est rien en effet de plus étranger à la gnose que des notions comme celles de grâce ou d’élection (corrélatives du péché). L’homme est le propre instrument de son salut.

    Certes il y a plusieurs plans — souvent hiérarchisés — de réalité, qu’il faut traverser, ce qu’on pourrait appeler des échelles d’être caractérisées par la présence d’entités invisibles dont la fonction est d’être médiatrices entre l’homme et la divinité. Mais ces entités (Bouddha, Jésus...) ne font que nous aider dans les voies de la connaissance, chacun devant effectuer par lui-même le parcours. D’où la quête d’une spiritualité qui privilégie la maîtrise de soi (en particulier du corps) et surtout la conscience de soi, et qui tend de plus en plus à se confondre avec certaines formes nouvelles de psychothérapies. Seule une expérience intérieure peut permettre de connaître les secrets perdus (ce qui s’oppose à la foi en des « mystères » révélés) ou de développer des « états de conscience supérieurs », souvent appelés aussi facultés « paranormales » ou « extrasensorielles » (clairvoyance, télépathie, états hypnotiques). Les mouvements ayant recours à de telles expériences se qualifient souvent de mouvements du « potentiel humain » (exploration des potentialités de soi, développement et d’abord connaissance d’un certain nombre de pouvoirs divinatoires, thérapeutiques...). Ils font appel à la concentration, à la méditation ou encore à la médiumnité, voire à la possession. Ils visent ce que certains appellent un « état d’éveil » (la méditation transcendantale) pouvant permettre à l’individu de devenir « conscience pure » (par exemple par le moyen de la libération de la sexualité refoulée), ou encore « conscience universelle », « conscience christique », « conscience bouddhique ».

  4. Un quatrième aspect retiendra notre attention : c’est le caractère résolument totalisant et intégratif de cette sensibilité éminemment religieuse, car elle s’efforce de relier les différents domaines de l’existence que la rationalité scientifique a, par sa logique, séparés. Contrairement à l’Église ou la secte, aucun domaine n’est soustrait au savoir de la gnose. Ainsi l’anthroposophie, fondée en 1913 par Rudolph Steiner, prétend à une connaissance intégrale : scientifique, religieuse, artistique. À partir de son centre mondial, le Goetheanum à Dornach en Suisse, sont mises en oeuvre et diffusées dans le monde entier une pédagogie, une agriculture (biologique), une diététique, une médecine, une esthétique et même une chorégraphie (connue sous le nom d’« eurythmie »). L’Association internationale pour la Conscience de Krishna estime, quant à elle, que la répétition rituelle des formules sacrées du nom de Krishna a des effets physiques, psychiques, cosmiques et spirituels.

  5. Enfin, les spiritualités gnostiques ont un caractère universaliste et supracon-fessionnel. Recourant fréquemment à l’idée de Tradition primordiale, elles estiment que l’ensemble des religions instituées ne sont que des expressions imparfaites, car ignorantes, d’une Révélation première dont les hommes se sont écartés. Mais ces « sagesses » peuvent également situer l’« Âge d’Or » dans le futur, comme Auguste Comte et sa « religion de l’humanité » et surtout aujourd’hui la nébuleuse idéologique qui connaît un succès croissant sous le nom d’« Ère du Verseau » ou « Nouvel Âge », synthèse prospective dans laquelle nous aurions commencé d’entrer et qui se veut planétaire.

Quels que soient les espaces possibles de recouvrement entre les Églises et les sectes d’une part, les gnoses et les « cultes » d’autre part, les seconds relèvent d’une logique et d’une spécificité irréductibles aux premières. Même si certains groupes que nous avons choisi d’appeler gnostiques se situent dans l’espace d’attraction du christianisme, même s’ils utilisent un vocabulaire chrétien et se qualifient eux-mêmes de chrétiens (comme la Science chrétienne), leur attitude est étrangère au message judéo-chrétien, tout au moins tel qu’il a été transmis tant par les grandes institutions que par les petites Églises. Ils engagent les hommes et les femmes qui s’en réclament dans un processus de déchristianisation de la foi.

Ces mouvements — dont Moon, la Scientologie, la Méditation Transcendantale et la mouvance Hare Krishna ne représentent qu’une infirme partie — sont d’une extrême diversité. Ils concernent des activités qui vont du travail sur le rêve et les « états proches de la mort », ou encore la « recherche des vies antérieures », à l’étude des enseignements des extraterrestres (qualifiée d’« ufologie ») en passant par l’astrologie et la numérologie. Ils brassent les thèmes d’harmonie voire d’union avec la nature, de forces cachées inconnues de la science officielle en se référant à des « énergies », des « chakras » et en faisant appel à des êtres invisibles.

Cette « nébuleuse mystique-ésotérique » ainsi que l’a appelée Françoise Champion (1990), fournit une part non négligeable de l’imaginaire des sociétés individualistes contemporaines. Elle est le fait d’hommes et de femmes appartenant assez souvent à des milieux aisés et rassemble une grande partie de ceux qui partagent fondamentalement une même vision du monde caractérisée par deux convictions : la menace de désastre écologique de la planète et surtout l’insignifiance de l’existence sans spiritualité. À la recherche de l’épanouissement intérieur, cette sensibilité relie — mais d’une manière souvent très lâche — ceux qui se rencontrent ou du moins se reconnaissent à travers un certain nombre de textes sacrés (très anciens, mais aussi contemporains) racontant une série d’« expériences spirituelles », mais surtout de lieux et de manifestations : instituts, centres de spiritualité, librairies spécialisées, stages (de yoga, de méditation, de marche sur le feu, d’alimentation biologique, etc.), conférences, séminaires, salons, colloques, forums.

Réinterroger la notion de communauté

En présence de ces diverses manifestations, nous sommes moins confrontés à une recherche de resacralisation du monde qu’à une quête à la fois sensorielle et morale diffuse. Beaucoup de nouveaux croyants refusent d’ailleurs le terme de religion et lui préfèrent celui de spiritualité. Vivant la perte croissante de signification des grandes institutions (politiques, ecclésiales), ils éprouvent bien la nostalgie d’un milieu communautaire, mais dans le refus du communautarisme. On les appelle dans les pays anglo-saxons des « unchurched », c’est-à-dire des fidèles sans Église.

Ces modes de socialité — en retrait par rapport à la religion au sens strict du terme dont la définition la plus satisfaisante se trouve à mon avis dans les ouvrages de Peter Berger (1971 et 1972) — ne sont ni ceux d’une Église (universelle, autocéphale), ni d’une Assemblée (dans son acception protestante), ni d’un Conseil, ni d’une Fraternité, encore moins d’une Congrégation, d’une Confrérie (comme le soufisme), d’une Compagnie (de Jésus ou autre). La notion allemande de Gemeinschaft (notion organiciste) est insuffisante pour en rendre compte même s’ils se forment en contrepoint ou en contraste et parfois même en conflit avec la conception civique et citoyenne (neutre et impersonnelle) du lien social.

Alors comment nommer ceux qui sans être à proprement parler des « fidèles », ni des « adeptes », ni des « disciples », ne forment pas du tout un « peuple » (tant au sens du « peuple de Dieu » que de l’État-nation), une « masse » (Canetti 1986) une « foule » (Le Bon 2002 ; Freud 1991) ni ne constituent une « classe » (Marx)?

C’est à mon avis le motif de la communauté, dans sa nécessité et sa difficulté, qu’il convient de réinterroger, mais en déplaçant cette notion par rapport à la signification qu’elle revêt tant dans le christianisme (la communauté des croyants en Christ) que dans l’islam (l’Oumma qui est, comme l’Église, la grande communauté).

Les petits groupes hétérodoxes et hétérogènes en question réunissent en se divisant et en se déterritorialisant des « chercheurs » et des « expérimentateurs » de vie communautaire oscillant entre l’extatique et l’éthique. Ce sont des groupes informes, instables, éminemment évolutifs et animés néanmoins par un sens du partage, de l’avec, d’une certaine mise en commun mais qui n’est pas le bien commun. Ils sont en permanence menacés moins de se replier sur eux-mêmes (prééminence du tout sur la partie) que de se dissoudre et de se disperser (prééminence de la partie sur le tout) en cherchant à ce que ne se reforme pas du localisme, du compact et de la complétude. Ils sont communautaires mais non confessionnels, communautaires au sens de commun, qui est le contraire de « pur » et d’« authentique » mais signifie aussi populaire et métis. Ce qui les caractérise, c’est quelque chose de plus sobre, plus incertain, mais qui n’est pas moins intense, que l’on ne peut nommer néanmoins en continuant à utiliser le langage de l’emphase chrétienne qui a vite fait de passer du thème du partage avec les autres à celui du don envers autrui.

Il n’est pas facile de penser ces nouvelles formes du lien communautaire et encore moins de ce qui n’est souvent que désir de lien communautaire travaillé par du manque et propulsé par de la perte. Quatre auteurs peuvent toutefois nous venir en aide : Georges Bataille, Maurice Blanchot, Jean-Luc Nancy, Giorgio Agamben.

Georges Bataille, fondateur du Collège de Sociologie, mais aussi de la société secrète Acéphale dans laquelle a bel et bien été envisagé le projet d’un sacrifice humain, élabore ce qu’il appelle paradoxalement une « sociologie sacrée ». Le social, estime l’auteur de la Somme athéologique (1998), est de l’ordre du sacré, et sa recherche appelle la constitution d’un lien non pas contractuel comme Rousseau ou Renan, mais communiel.

Maurice Blanchot dans La Communauté inavouable (1983) pose la question de « la communauté de ceux qui n’ont pas de communauté » ou n’en n’ont plus (comme par exemple les orphelins du communisme), qui refusent de se considérer comme « membres » (d’une unité suffisante) mais aspirent pourtant, dans la défection, à une mise en commun.

Jean-Luc Nancy dans La Communauté affrontée (1990) puis dans La Communautédesoeuvrée (1999) estime que nous vivons un épuisement de la notion communautariste de la communauté en tant qu’« association dissociante » parfaitement autonome et autosuffisante. Il nous propose une réflexion sur une nouvelle forme de communauté, résistante à la fusion, et qu’il caractérise par le « désoeuvrement » c’est-à-dire l’inaccomplissement et l’« inachèvement comme un terme actif désignant non l’insuffisance ou le manque mais l’activité du partage » (Nancy 1990 : 87).

Giorgio Agamben, dans La communauté qui vient (1990), se demande ceci : que serait une communauté sans condition d’appartenance ethnique, sans identité définie et encore moins définitive, mais susceptible de répondre aux situations d’exode et d’exil qui sont celles de nombre de femmes et d’hommes de notre époque?

Ces différentes réflexions ont le mérite à mon avis d’interroger des formes de lien en genèse et en perpétuel déséquilibre, qui répugnent à se stabiliser dans des organisations de type ecclésial. Elles nous incitent à relire Rousseau, le premier auteur qui a commencé à soustraire la communauté à la notion substantialiste d’unité donnée et constituée et à la penser dans des termes modernes.

C’est donc, nous venons de le voir, à une transformation impressionnante du paysage religieux que nous nous trouvons confrontés. Les mouvements de migration des êtres humains et du sacré favorisent la rencontre de ce qui était séparé (Krishna et le Christ, le judaïsme et le bouddhisme comme aux États-Unis dans le mouvement appelé « jubu »). La modernité réactive notamment des formes « noires » de religion. Certains groupes ne cachent plus aujourd’hui leur orientation « satanique » et cherchent à réinjecter du mal et de la négativité dans une société vécue comme trop consensuelle. Il n’y a pas de rébellion sans répression. Toute cette pensée, que l’on peut qualifier de pensée magique, qui avait été — et est encore — largement discréditée et répudiée (Adorno l’appelait, on s’en souvient, la « métaphysique des imbéciles »), toute cette pensée qui avait dû se dissimuler dans les catacombes pour survivre, refait aujourd’hui surface. L’élimination de « la part maudite » (Bataille 1977) cette fois éclate au grand jour. Et sous des formes qui nous paraissent parfois déconcertantes. Nous assistons à une exaspération tantôt de nationalisme tantôt de subjectivisme. Nous sommes en train de payer le prix de plusieurs siècles de rationalocentrisme. Extraterrestres, astres, tarots, réincarnation, forces de la nature malmenées tant par les grandes institutions religieuses que par la rationalisation du social reprennent de la vigueur. Nous voyons s’élaborer notamment des formes « impures » de religieux, des comportements qui ne sont pas purement religieux, dans lesquels « Dieu » n’est que l’un des ingrédients. Et lorsque les nouveaux croyants sans Église, unchurched, se réfèrent à la transcendance, dans la recherche d’une communauté improbable mais néanmoins désirée, c’est souvent une conception plus déiste que théiste, sans élaboration théologique de la foi. À la théologie de la libération (en recul constant dans tous les pays d’Amérique latine au profit du mouvement du Renouveau charismatique, qui est la version catholique du pentecôtisme), Edir Macedo, fondateur de l’Igreja Universal, oppose ce qu’il appelle la « libération de la théologie »[9].

Religion, corps, santé et maladie

L’une des spécificités de la majeure partie de ce que l’on appelle, de manière sans doute insuffisamment critique, les nouveaux mouvements religieux (NMR) constitués aussi bien à partir du modèle de la secte que de la gnose (désignés aux États-Unis par le terme de « cult »), c’est leur caractère émotionnel et souvent même effusif et effervescent[10]. La communication avec le sacré s’effectue à travers des phénomènes physiques (transe, glossolalie, exorcisme, incorporation d’esprits par des médiums) dans le langage du corps familier aux cultures populaires et non dans celui de l’élaboration et de l’abstraction intellectuelle. Dans le protestantisme historique, on parle des démons en les tenant à distance, alors que dans le pentecôtiste des nouvelles Églises, on les affronte dans un corps à corps. Un nouveau couple s’est formé, d’un type très particulier, qui est fort différent du couple du prêtre et du pécheur ou du médecin et de son malade : le couple du pasteur et des démons.

Ce dernier point nous conduit à préciser une autre caractéristique de ces nouvelles sensibilités religieuses : leur dimension souvent thérapeutique. La rationalité scientifique occidentalisante suggère qu’à des phénomènes de maladie correspondent des institutions et des pratiques « médicales » séparées. Elle n’escompte rien du « religieux ». Pourtant dans les périphéries des grandes villes d’Amérique latine, mais aussi en milieu rural et dans de nombreux villages indiens, l’imposition des mains se présente aujourd’hui comme l’un des recours thérapeutiques privilégiés. Nous nous trouvons en présence de formes de résistance au pouvoir biomédical et plus largement à la culture savante des élites.

Cela conduit sans doute à s’interroger sur les carences ou les inadaptations des systèmes d’assistance sanitaire à l’égard notamment des populations les plus défavorisées et aussi sur les raisons de la perte d’influence de l’Église catholique. Mais il y a plus encore. La négation de la relation entre le salut et la santé, la religion et la médecine et donc le champ de l’anthropologie religieuse et celui de l’anthropologie médicale sont une négation revendiquée par la double orthodoxie que constituent la messe et la consultation médicale. Toutes les deux s’organisent dans l’occultation du lien de la maladie au social et notamment du lien de la maladie à ce discours privilégié et totalisant du social qu’est le religieux. Ce que chacune de son côté la médecine officielle et la seule Église officielle jusqu’à il y a quelques années s’efforcent de séparer (le corps et l’esprit, le mal biologique et les autres malheurs, la santé sur terre et le salut au ciel) se trouve à nouveau réuni, depuis une dizaine d’années, par ces pasteurs qui ont pour ancêtres les pajé. Les premiers comme les seconds ont le mérite de nous rappeler la proximité du sain et du saint, de la santé et du salut, termes qui ont la même étymologie san qui a donné en latin à la fois sanitas et salvatio.

Si le thème du « Jésus curador » ou du « Cristo médico » est l’une des dimensions dominantes de ces Églises dans lesquelles on proclame « Jésus guérit, Jésus baptise, Jésus revient », il est également constitutif d’un grand nombre de mouvements messianiques qui se sont constitués pour la plupart aux États-Unis dans la seconde partie du XIXe siècle et dont les nouvelles Églises spiritualistes (pentecôtistes mais aussi kardecistes et réincarnationistes) sont à bien des égards les héritières : l’Église Adventiste du Septième Jour, fondée en 1863 par Ellen White qui écrit Le mystère de guérison ; la Christian Science fondée par Mary Becker Eddy qui publie en 1875 Science et santé ; la théosophie fondée en 1875 par Hélène Blavatsky, à laquelle succédera Annie Besant.

Le fait qu’il y ait beaucoup de femmes à l’origine de ces mouvements de la « guérison divine », indistinctement spiritualistes et thérapeutiques, lesquels sont aussi fréquentés par une majorité de femmes, est un point susceptible de retenir l’attention des anthropologues qui se trouvent aujourd’hui de plus en plus confrontés à une double question : 1) le rôle éminemment différencié du corps et des expressions physiques de la foi dans les diverses pratiques religieuses contemporaines ; 2) le lien étroit entre deux domaines d’observation et d’analyse : celui qui relève classiquement de l’« anthropologie des religions », et celui qui s’est constitué plus récemment en « anthropologie médicale », qui peuvent difficilement aujourd’hui être considérés comme des « champs » séparés.

Pour aborder ce second point, il convient à mon avis d’expliciter le premier. L’angoisse-passion religieuse est une angoisse-passion de montrer sans relâche (pour se convaincre que l’invisible peut être visible et que l’absent peut être présent), de voir, de toucher, de manger ce corps[11] sacrifié de la divinité, mieux, de devenir ce corps. Elle surgit chaque fois qu’un événement concerne directement le corps dans ses multiples transformations : naître, grandir, devenir homme ou femme, se marier, être malade, mourir. Aussi une Encyclopédie des religions est-elle toujours un corpus des manières dont le corps est rituellement traité : le corps en jeûne alimentaire, en abstinence sexuelle, le corps en joie, le corps en transe, le corps soumis à la mortification (dans le catholicisme aux Philippines, au Mexique), au martyre. C’est cette dramatisation du corps (dans le chamanisme, les cultes de possession, le yoga, le zen, les exercices de saint Ignace, etc.) qui importe aux anthropologues, beaucoup plus que l’étude des dogmes et des doctrines.

L’ambivalence et les contradictions du religieux contemporain

À travers les deux grandes tendances que nous venons de distinguer (mais qui ne sont nullement des lignes de force claires et définitives, mais plutôt, selon l’expression de Gilles Deleuze, des « lignes de fuite » [1996]) nous percevons une crise de crédibilité des promesses de la « science », de la « raison » et du « progrès », c’est-à-dire une crise même de l’idée de futur, de plus en plus perçu comme une menace. L’espace religieux devient alors l’un des espaces privilégiés d’un véritable laboratoire du social dans lequel s’élaborent des réactions à un rationalisme vécu comme une menace ainsi qu’un mode de connaissance qui pose des limites et impose des renoncements. Ce qui se constitue alors, ce sont des formes de religions émotionnelles dans lesquelles est valorisée la libération de l’affect à travers des tentatives de reconstitution du lien social.

Dans des sociétés en pleine mutation, les religions réactualisent leur fonction protestataire : l’opposition aux deux matérialismes (dialectique et pragmatique) il y a peu de temps encore rivaux. Elles signalent les limites d’une conception de l’être humain réduit à la dimension de producteur et de consommateur de biens matériels. Elles constituent — à travers des expressions diversifiées et souvent contradictoires — une série de réponses contre-acculturatives à des formes de modernité (ou plutôt, selon le concept d’Alain Touraine, de « semi-modernité » [1992]) que l’on souhaite congédier. Elles réactivent enfin cette embarrassante question posée par les premiers anthropologues qui ont commencé à s’intéresser au religieux : pourquoi éprouvons-nous le besoin de diviser le monde en deux, et après l’avoir séparé, de chercher à le réunir périodiquement.

Une partie des affirmations identitaires comme appartenances fortes voire exclusives à un groupe, qui avaient tendance à se constituer autrefois à partir de la classe sociale (en particulier la classe ouvrière), peuvent se reconstituer aujourd’hui à partir de l’adhésion religieuse. Le XXe siècle avait vu l’empire du social et des idéologies sociales. En ce début du XXIe siècle se profile l’importance des religions. Une certaine conception de l’islam par exemple est en train de jouer un rôle équivalent à celui du Parti Communiste dans les années 1950 : exprimer une protestation non plus sur les bases d’une revendication de classe, mais de religion.

Cependant, ne nous y trompons pas, là où la religion revient à l’avant-scène de la culture, elle ne saurait être considérée par le chercheur comme structure, et elle constitue un phénomène éminemment ambivalent et contradictoire :

  1. Les transformations religieuses en cours sont loin d’être l’oeuvre des seules institutions historiques qui avaient il y a peu de temps encore le monopole de la gestion du sacré. À l’exception de l’islam, en perpétuelle croissance non seulement sur le continent africain et en Extrême-Orient mais aux États-Unis et en Europe[12], les « grandes » religions monothéistes (Église catholique, Églises presbytériennes, épiscopales et congrégationalistes) ne se trouvent plus partout en position dominante. Si trois formes d’affirmation monothéiste minoritaires connaissent néanmoins une forte progression (les pentecôtistes, les mormons et les témoins de Jéhovah), ce sont souvent les « cults » au sens anglo-saxon (cultes afro-américains, cultes organisés à partir des croyances non plus en la résurrection mais en la réincarnation) qui sont en voie de leur disputer le terrain.

    Mais, par delà ces migrations du sacré qui conduisent à une érosion (toute relative) du théisme classique et à une situation de pluralisme, il convient d’être prudent chaque fois que l’on se trouve confronté à des désignations religieuses. Si, comme le rappelle Derrida (1996), la question du nom que l’on revendique est essentielle[13], il ne convient pas pour autant de céder à la facilité de l’assignation catégorielle, une religion pouvant fort bien en dissimuler une autre. C’est ainsi que la croissance — exponentielle — des mouvements pentecôtistes en Amérique du Sud et en Amérique centrale dont il a été question précédemment est souvent interprétée comme une protestantisation irrésistible du continent latino-américain qui serait en train de vivre une décatholicisation pure et simple des expressions religieuses du social. Or, si l’on y regarde de près, ces nouvelles Églises procèdent souvent à une resacralisation, une resacramentalisation voire une recléricalisation de l’institution religieuse. Bien des prédicateurs s’autoproclament eux-mêmes « évêques », les temples sont parfois appelés des « sanctuaires » et surtout l’affirmation de la présence de l’Esprit à travers les charismes est beaucoup plus proche du sacrement catholique de l’eucharistie que tout ce qui dans le protestantisme vise à accentuer la distance entre l’homme et Dieu.

    Alors que dans les Églises de la Réforme, le sacré n’est jamais là, mais au-delà, dans le pentecôtisme il est constamment mobilisé. Ce serait peu dire que ces Églises de la « parole de Dieu » empruntent beaucoup d’éléments à la religion qu’elles combattent. La pentecôtisation du champ religieux en Amérique latine agit souvent dans le sens non seulement d’une latinisation progressive du protestantisme anglo-saxon, mais dans celui d’une reconquista qui est une recatholicisation.

  2. Le religieux est un vecteur par lequel des cultures atomisées ou déstabilisées cherchent à reconstituer un lien au social. Non plus un lien direct à la société globale, mais au petit groupe (comme les communautés ecclésiales de base en Amérique latine, les terreiros de candomblé ou d’umbanda au Brésil). Des identités problématiques peuvent trouver une solution. Des errances peuvent chercher à se restabiliser. Le religieux sert alors moins d’instrument d’intégration sociale (comme le pensait Durkheim à son époque) que de différentiation culturelle.

  3. Il existe une contradiction entre des expressions religieuses révélatrices d’une socialité « ouverte » (au sens de Bergson dans Les deux sources de la morale et de la religion [1932]), résolument universalisantes, engagées notamment dans le dépassement des frontières, comme par exemple le mouvement de la théologie de la libération en Amérique latine, et des tendances visant à travers la recherche du salut (conçu comme étant le séparé, le saint, le sacré, le secret, le soustrait, le sauf, le suffisant) à radicaliser les logiques de conservation du groupe.

Confrontée à une telle diversité, l’anthropologie se doit à mon avis de diversifier, d’affiner et de complexifier ses instruments de recherche. Elle se doit notamment de procéder à un réexamen de catégories qui sont peut-être aujourd’hui devenues insuffisamment opératoires voire parfois menacées par une certaine inertie, tels les couples sacré-profane, ouranien-chtonien, humain-divin et plus encore les oppositions religion-raison, croyance-critique, distinctions bien commodes mais pas très raisonnables par lesquelles on estime dogmatiquement qu’il n’y a pas de mythe dans la science et pas de science dans le mythe.

L’anthropologie du religieux est l’un des domaines les plus délicats de l’anthropologie. Son objet — l’expérience de l’extrême allant de l’ascèse à l’orgie, posant notamment la question du mal et de la mort et suscitant tant d’amour et de haine c’est-à-dire de passion — engage plus qu’un autre de l’affectivité ainsi que les convictions profondes du chercheur. Elle se constitue et se renouvelle en avançant à travers une voie étroite qui n’est ni celle de la métaphysique ni celle du positivisme, et qui, ne prenant en considération que ce qui est présent, visible et expérimentable — alors que les religions sont précisément des tentatives pour dire l’absence —, a vite fait de renvoyer l’expérience religieuse à de l’évasion, de la fiction et de l’illusion (l’illusion religieuse). Ni celle non plus du néo-positivisme pour lequel tout discours religieux consiste dans un parasitage du langage.

Ce ne peut être que dans une perspective d’immanence (au sens de Spinoza) et non de transcendance (la transcendance pouvant aussi être le fait de métadiscours surplombant leur objet) qu’une démarche comme celle des anthropologues est appelée à poser la question d’une confrontation entre l’anthropologie du religieux et l’anthropologie religieuse elle-même (élaborée de l’intérieur même de l’expérience celle de l’unité du signe et du sens au détriment du son et de la voix, du geste et du corps tout entier en mouvement.

Or, ce présupposé sémiologique (Lévi-Strauss) ou symbolique (Mircea Eliade, mais aussi tout un courant de la démarche herméneutique) ne peut rendre compte que d’une infime partie des comportements religieux. Il fait obstacle à un autre mode de connaissance sans doute plus ethnologique qu’anthropologique : l’étude du rythme tel qu’il a été étudié notamment par Gilbert Rouget (1980) dans son ouvrage sur la musique et la transe. Ainsi le rythme de l’umbanda brésilien, si on le compare à celui des rites kardecistes[14], est un rythme extrêmement rapide (en particulier lorsque sont incorporés les caboclos), mais il peut réduire sa vélocité (avec l’entrée en scène des pretos velhos) et devenir plus lent encore (lorsque se présentent, comme je l’ai observé à São Paulo, des entités asiatiques).

La rythmicité religieuse (notamment dans le chant, la musique et la chorégraphie) ne consiste pas seulement dans un processus d’adoption (par exemple des divinités des autres), mais aussi d’adaptation (au sens notamment théâtral). Une des expériences les plus étranges à laquelle j’ai été récemment confronté est la participation d’une vingtaine de jeunes Japonaises à un culte de Harlem. En chantant aussi fort qu’elles le pouvaient les negro spirituals de l’Église qui les accueillait, ces Japonaises tentaient d’adopter les tonalités gutturales des Noirs tout en les adaptant à leurs propres comportements vocaux et gestuels caractérisés non comme chez les Noirs par l’extraversion, mais par l’introversion.

Ce qui est stimulant d’étudier aujourd’hui et me semble susceptible, à partir d’une stricte ethnographie, d’être en mesure de renouveler l’anthropologie classique des religions, ce sont davantage les bords que les frontières et plus encore ce qui s’élabore dans les passages, les transitions, les mouvements d’oscillation, c’est la rencontre avec un dehors de la religion dans laquelle on a été formé, rencontre qui comporte de l’aléatoire et suscite de l’improvisation. Bref c’est la tension de l’entre-deux cultures et non sa résolution dans une seule[15]. Ce qui est en jeu ici n’est pas seulement une question d’espace, mais de temps et de tempo, pas seulement une question de variation (à partir des mêmes éléments « recomposés ») mais de mouvement de la variance. Pour dire les choses autrement, il y a dans les comportements religieux quelque chose qui ne se réduit pas à de l’agencement. À du démonté-remonté comme dans le mécano. À du copié-collé. À de l’allumé-éteint. Ils sont non seulement constitués d’un ensemble de traits (directement observables et qui pourraient être clairement définis), mais aussi de processus de retrait (voir Benjamin 2000).

Dans cette perspective, ce qui me semble particulièrement intéressant de comprendre, ce n’est pas la disparition franche et définitive d’une croyance, mais son déclin en train de s’effectuer, sa déclinaison, le moment où elle est sur le point de disparaître mais est néanmoins susceptible de transparaître dans une perception obscurcie ou affaiblie. Car à côté des temps forts de la célébration rituelle, de l’enthousiasme religieux (enthousiasme au sens étymologique du terme) ou du fanatisme, il existe des expériences plus discrètes (voir notamment Piette 1999 et 2003), mais qui n’en sont pas moins significatives d’un rapport au sacré, des expériences de fluctuation, d’alternance, de doute et de conviction dans lesquelles l’individu passe par des seuils progressifs, des degrés d’intensité variable. C’est par exemple, pour beaucoup, l’expérience de l’astrologie. Tantôt nous y croyons, tantôt nous n’y croyons pas. Elle évolue entre l’apparaître et le disparaître, la présence et l’absence. Comme souvent, Edgar Morin a trouvé le mot juste. Il qualifie cette expérience de « croyance clignotante ».

Le mode de connaissance anthropologique, c’est ce qui le distingue de la sociologie, est résolument micrologique. Il appelle une extrême attention à ce qui se forme, se déforme, se transforme dans les moindres recoins de la sensibilité de la croyance et de ses mises en scène[16]. Cela suppose une étude des graduations, des étapes progressives qui conduisent par exemple un militant castriste à abandonner les convictions qu’il avait dans le Parti, à commencer à cheminer dans la santeria cubaine et, par l’intermédiaire de la santeria, à rencontrer l’Église catholique.

Ce sont ces glissements, parfois presque imperceptibles, comme ceux qui peuvent conduire au Brésil un catholique à devenir spirite (tout en restant catholique), puis à passer de la mesa branca (messe blanche) à l’umbanda et à se laisser toucher progressivement par la prédication pentecôtiste qui exigera alors de lui — mais le pourra-t-il ? — le renoncement à ses croyances précédentes. C’est l’étude de ces parcours de l’entre et de l’entre-deux qui me semble particulièrement féconde dans l’anthropologie contemporaine des religions.