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Yvan Lamonde compte à l’heure actuelle parmi les principaux penseurs de la condition identitaire des Québécois dans le temps. Dans cet ouvrage agréablement écrit, il explicite en long et en large cette formule — Q = (F)+(GB)+(USA)2-R — qui, exprimant apparemment les composantes historiques de l’identité québécoise, a rendu ses travaux attrayants auprès des chasseurs d’idées et du public en général. Selon Lamonde, il faudrait, pour saisir et comprendre la spécificité de l’identité québécoise, dont l’une des expressions cardinales est l’ambivalence politique et culturelle, revenir sur les influences et les héritages relatifs qui ont modelé la condition historique des Québécois. Ainsi, la marque de la France (F) devrait être ramenée à de plus justes proportions tout en demeurant la principale. Pour sa part, la Grande-Bretagne (+GB) devrait obtenir plus d’égards de la part des « conquis » compte tenu de l’influence générale qu’ont exercée les Britanniques sur la société, la culture et la mentalité politique des Québécois. Il en va de même pour les États-Unis, et doublement (USA)2, car pour Lamonde la québécité se veut au fond une forme d’américanité. A contrario, il faudrait diminuer la part romaine (-R) de l’identité québécoise. Pour l’auteur, les positions de Rome et du Vatican à l’égard du Canada français et du Québec se révèlent en effet contraires aux attentes et idées reçues.

Fait à noter, Lamonde ajoute à son équation une nouvelle variable — un © — pour, dit-il, « tenir compte de la composante canadienne de l’identité et de l’ambivalence québécoise ». (Et l’amérindianité, où l’auteur la situe-t-elle?) En réalité, Lamonde n’approfondit pas beaucoup l’idée de canadianité dans son ouvrage. Le chapitre dans lequel il en traite n’a d’ailleurs pas la qualité des autres. Pour Lamonde comme pour la très grande majorité des analystes, la dimension canadienne de l’identité québécoise reste le talon d’Achille de leur travail de conceptualisation de la condition identitaire québécoise.

L’un des éléments les plus intéressants de l’exercice interprétatif auquel se livre l’auteur est cette idée voulant qu’il soit préférable, pour penser l’identité québécoise, d’adopter un point de vue postcolonial. Il est dommage que Lamonde n’ait pas été au bout des possibilités épistémiques ouvertes par cette intuition. Pour lui, l’attitude postcoloniale renvoie à la nécessité, pour l’interprétant, de se dégager de tout impératif métropolitain, c’est-à-dire, si je comprends bien le sens de son argumentation, de ne pas embrasser la condition québécoise à partir de la simple perspective d’une seule métropole, par exemple la France, mais de la saisir à partir des héritages de plusieurs cultures, projets et répertoires de références, ceux de la France et de la francité bien sûr, mais ceux de la Grande-Bretagne et de la britannité, des États-Unis et de l’américanité, et du catholicisme et de la romanité aussi. Suivant cette perspective, l’identité québécoise ne se serait pas constituée historiquement comme l’extension blême, dans le nord de l’Amérique du Nord, d’une francité, d’une britannité, d’une romanité ou d’une américanité étatsunienne. Elle se serait plutôt élevée, à partir de ce quadruple héritage notamment, comme une construction singulière et originale, construction possédant sa propre focale et cherchant sa propre voie dans l’étendue indéfinie des devenirs possibles.

Quelle est cette focale et quelle est cette voie? Lamonde, par honnêteté intellectuelle et par humilité sans doute, ne va pas jusqu’à les nommer ou les identifier, ce qui serait dicter un sens global à l’aventure québécoise et ce qui serait aussi lui prescrire une trajectoire d’avenir. En fait, Lamonde garde ouverte — à regret parfois, on le sent — la question de l’identité québécoise. Il se contente, ce qui est déjà beaucoup, de mentionner et de retracer la formation historique des composantes principales de cette identité. Pour le reste, et ce choix est tout à l’honneur de la science, l’historien de McGill laisse le lecteur sur une interrogation fondamentale : « Dans toutes les allégeances qui ont été les siennes dans le passé, demande Lamonde, où le Québec trouve-t-il la fidélité à lui-même qui est la sienne? » (p. 8). La nature de cette fidélité du Québec à lui-même, les penseurs de la condition québécoise cherchent à l’identifier depuis un bon moment déjà, comme si elle existait quelque part et que, une fois trouvée, elle serait ce trésor qui permettrait à une « nation » de s’accomplir une fois pour toutes dans l’espérance de sa destinée. Or, adopter un point de vue postcolonial achevé pourrait bien consister à assumer que l’ambivalence est le mode de fidélité du Québec à lui-même, que l’ambivalence est donc l’identité pleine et émancipée de la collectivité québécoise. Je dis qu’il pourrait s’agir d’une position postcoloniale achevée parce qu’une telle position impliquerait qu’au lieu de définir la condition québécoise par rapport à une condition projetée, anticipée ou désirée du devenir des sociétés, et ainsi vouloir faire du Québec autre chose que ce qu’il est, en l’occurrence la réplique d’un meilleur ailleurs, la condition québécoise serait (enfin) définie par rapport à l’expérience historique propre du Québec. Or, Lamonde reste bien en deçà d’une telle position. En fait, il refuse même d’endosser cette thèse voulant que l’ambivalence d’êtres soit une coordonnée positive de l’aventure québécoise. À cet égard, il est, dans son premier chapitre qui porte sur la réflexion actuelle touchant à l’ambivalence québécoise, assez dur à l’endroit de ceux qui accueillent sereinement cette thèse. Si, pour Lamonde, l’ambivalence définit l’identité québécoise, il s’agit de constater et de documenter la chose en évitant surtout d’en tirer la conséquence politique. Voilà pourquoi l’on peut dire que si, dans son ouvrage, Lamonde contribue à nourrir la réflexion sur l’identité québécoise, il ne permet absolument pas de dépasser l’impasse dans laquelle la pensée québécoise semble empêtrée depuis un bon moment déjà, impasse qui renvoie à l’incapacité de penser simultanément le Québec comme une collectivité libérée et comme une « culture mineure » (au sens de Deleuze et Guattari).

Cela dit, et c’est pourquoi j’ai apprécié l’ouvrage, il est possible d’user des matériaux historiques découverts par Lamonde pour sortir de l’épistémè dominante à partir de laquelle l’on pense habituellement la condition québécoise dans le temps. Plutôt que de reprendre les schémas coutumiers saisissant l’identité québécoise à partir d’un seul moteur de recherche — évidemment français —, Lamonde montre comment les acteurs québécois n’ont jamais cessé de vouloir définir l’historicité de leur aventure avec et contre les problématiques politiques et sociétales d’autres collectivités ou groupements. Contraint, pour des raisons historiques, de saisir l’historicité québécoise dans ses nombreuses et différentes liaisons, Lamonde est obligé de multiplier les formules et formulations qui rendent précisément compte de ces liaisons et des effets d’ambivalence, voire de polyvalence, qu’elles n’ont jamais cessé de produire sur la condition québécoise, y compris aujourd’hui. Il lui faut également insister sur la multiplicité des projets politiques prônés par les politiques québécois. Or, il s’agit là d’une facette de l’aventure québécoise qui reste souvent négligée par les analystes. À lire plusieurs d’entre eux, on a en effet l’impression qu’il n’y a qu’une (seule bonne) façon d’être Québécois ou d’envisager la condition québécoise. Lamonde, qui est un chercheur sérieux, permet d’en finir une fois pour toutes avec cette position interprétative qui constitue d’ailleurs une limite à la possibilité de sortir de l’impasse épistémique de la pensée québécoise.

Bien que Lamonde fasse oeuvre scientifique dans son ouvrage, il est quelques passages qui trahissent une certaine amertume ou impatience de sa part devant l’ambivalence et l’« indétermination » québécoises. Ainsi en est-il de la difficulté apparente, pour les Québécois, de ne plus se rapporter à une idée quelconque du Canada (français), idée pourtant inhérente à leur identité historique et actuelle. Lamonde écrit à ce propos : « On constate toutefois aujourd’hui que pour lever l’ambivalence Québec-Canada français, les Québécois doivent se déterminer. Sinon, l’ambivalence et la vieille dualité prévaudront, sans exclure même ce paradoxe surréaliste […] qu’un Québec indéterminé dans un Canada sans imagination constitutionnelle puisse devoir réintégrer un Canada français qui n’existe plus par ailleurs sous la forme séculaire qu’on lui connaissait » (p. 241). Outre qu’il soit risqué de pronostiquer l’avenir politique du Québec, du Canada et de la francophonie canadienne, je me demande si la résolution de l’« indétermination » québécoise (qui n’équivaut pas de mon point de vue à l’ambivalence québécoise) est la réponse adéquate à la question de l’identité québécoise. Je persiste à croire — et, paradoxalement, l’ouvrage de Lamonde m’aura confirmé dans ma position — que le Québec reste une question ouverte que l’on aurait tort de vouloir fermer par une réponse univoque ou finale.