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Les sourds, c’est comme ça est une brillante réflexion sur la culture sourde française. Entre l’analyse ethnolinguistique et le compte rendu analytique de terrain, puisé à même une impressionnante banque d’observations « participantes », Delaporte explore les contours identitaires de ce groupe de personnes qui se font appeler les sourds.

L’origine de la culture sourde française est intimement liée à leur prise en charge éducative, commencée par l’Abbé de l’Épée, et l’émergence d’une première forme systématisée de langage signé en Occident. Cette nouvelle concentration de sourds fera naître, comme l’explique l’auteur, une identité peu à peu revendiquée, protégée et transmise par ces Françaises et Français qui communiquent désormais avec leurs mains.

Les sourds se trouvent régulièrement en rapport conflictuel avec le monde des entendants. Confrontés à des familles qui refusent d’apprendre la langue des signes ainsi qu’à des professionnels de l’éducation ou de la santé qui les traitent en « débiles », les sourds sont ainsi mis à l’écart ou pris en charge de façon excessive et inadéquate. Cette situation engendre bien souvent une expérience commune d’exclusion et de frustration qui a donné à cette communauté, au fil de sa courte histoire, un sentiment d’homogénéité identitaire.

Pour les personnes vivant avec une surdité, être sourd n’est toutefois pas un handicap. C’est d’abord et avant tout une spécificité linguistique, une identité qui se transmet par le langage des signes et qui est articulée autour d’un certain nombre de valeurs propres à leur communauté. Tout au long de son livre, Delaporte utilise plusieurs façons de le dire : être sourd est seulement une autre façon d’« Être ». Pour la communauté sourde, les « vrais » sourds demeurent toutefois les individus qui possèdent une identité sourde forte. Ces « sourds-puissants », tels qu’ils sont appelés par les autres sourds, font partie de familles de sourds ; leurs parents, leurs grands-parents, les membres de leur fratrie et de leur descendance compte et plusieurs personnes vivant avec des incapacités auditives. Toutefois, les « vrais » sourds sont d’abord et avant tout ceux qui maîtrisent très bien la langue des signes.

L’importance de cette langue et de son utilité ne peut être comprise qu’en la mettant en relation avec le passage des sourds dans les institutions éducatives spécialisées, véritables « Pays des sourds » pour l’auteur, ayant permis de faire naître les premières solidarités et amitiés. On y recevait un nom qui reflétait quelque chose de soi pour la première fois. Les plus grands enseignaient aux plus petits les « vérités » sur la surdité et les bases essentielles pour donner un sens à leur expérience. Plusieurs formeront une véritable « famille sourde » au sein de ces institutions. C’est souvent à ce moment qu’est expérimentée pour la première fois l’intolérance du monde des entendants face à leur différence : l’obstination des maîtres à faire de leurs élèves quelque chose qu’ils ne sont pas mènera plusieurs sourds à développer des sentiments de révolte ou de soumission à l’égard du monde entendant.

La culture sourde, au sein de laquelle se sont développées au cours des années de nombreuses associations, n’est pas uniquement un lieu d’affiliation, mais un lieu de conflits. Loin de présenter une vision idyllique de la communauté sourde, Delaporte décrit comment l’identité sourde se forme aussi dans les oppositions qui divisent les sourds entre eux. Confrontation entre les « vrais » sourds et les faux ou entre les sourds et les entendants, les contours identitaires de cette culture se délimitent aussi à travers une certaine dualité.

Ce n’est pas sans humour que les sourds ont repris la confrontation qui les oppose, bien malgré eux, aux entendants. Inversion symbolique, l’humour sourd devient une sorte d’échappatoire pour la communauté sourde dont les membres s’épuisent à signer aux entendants « comprenez-nous »! L’ouvrage d’Yves Delaporte soulève une question fondamentale à l’exploration de cette dualité entre le monde des entendants et celui des sourds : quelle est la place de la différence des sourds au sein d’un système « audio-centriste »? Explorer la culture sourde révèle que l’Occident s’est ouvert uniquement à certaines formes d’altérités et que de nombreuses personnes doivent encore vivre leurs singularités comme des fardeaux. Ces singularités demeurent toutefois un témoin d’expériences riches et complexes. Les sourds c’est comme ça est un livre qui rend possible l’appréciation de la différence d’un groupe de personnes trop souvent soumis à des logiques qui séquestrent leur expérience.