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Quelle vanité que la peinture qui attire l’admiration par la ressemblance des choses, dont on n’admire point les originaux.

Pascal, cité par Louis Marin dans De la représentation (1994 : 23)

Le XIXe siècle a vu naître un tourisme de distinction dans ces deux lieux auréolés de prestige que sont Québec et la Nouvelle-Orléans. Cette période charnière de création d’un paysage touristique et urbain en Amérique est à l’origine de notre réflexion sur un espace convoité parce que dévoilé par les « faiseurs d’images », ces pionniers qui ont fabriqué une rhétorique mythologisante sur les lieux. Ces espaces urbains désirés sont porteurs d’imaginaires enchâssés dans une ambiance que les touristes recherchent sur place. Avec le temps, ces sites célèbres sont devenus des villes de mémoire collective.

Les faiseurs d’images du XIXe siècle et leurs écrits

Notre analyse porte sur les guides touristiques du XIXe siècle vantant les charmes de ces deux villes de fondation française, devenues depuis lors des villes touristiques de grand renom. Ils sont intéressants pour leur genre littéraire et leurs illustrations. Ces guides offrent aux lecteurs un exemple, érigé par la suite en modèle, d’un discours promotionnel, valorisant des représentations symboliques du lieu en le transformant du même coup en un paysage désirable.

La distance qui nous sépare de ces premiers écrits publicitaires du XIXe siècle est triple : le temps, l’espace et la langue. C’est à partir de notre XXIe siècle débutant que nous étudions ces guides avec nos référents culturels contemporains. Ces villes nous semblent éloignées dans l’espace puisque que nous sommes venue spécialement les étudier, en qualité de chercheure en provenance d’Europe. Enfin, la langue anglaise apporte une ultime distanciation puisque la majorité de notre corpus est en anglais, tant pour Québec que pour La Nouvelle-Orléans.

Ce point de vue extérieur met en évidence les buts visés par les auteurs qui cherchent tout d’abord à convaincre de la beauté des lieux et de la nécessité de les connaître. Dans un deuxième temps, le tour de force des rédacteurs consiste à faire croire aux lecteurs, une fois arrivés sur place, qu’ils reconnaissent les lieux décrits. Cet art de persuader est associé à la notion de plaisir partagé ; l’éros associé aux lieux conduit le faiseur d’images sensible aux charmes de la ville à pousser le lecteur au plaisir de la découverte guidée. De lecteur séduit, il devient touriste. Il connaît ainsi le double plaisir de la représentation et de la reconnaissance du lieu découvert par un autre précurseur.

Toutefois, cet art de persuader repose autant sur l’art de faire plaisir que sur le plaisir de mettre en images. C’est le plaisir de la narration, un ravissement d’ordre esthétique et abstrait qui se transmet au destinataire du message dans ce temps suspendu de la lecture. La publicité d’un lieu par le truchement du guide touristique repose sur une démonstration imagée du plaisir associé à la visite de ce lieu. Ces écrits doivent donc être convaincants et sont composés par leurs auteurs selon une forme laudative inscrite dans un présent narratif. Si bien que le rédacteur de guide du XIXe siècle nous semble la figure première de la parole sur la ville patrimoniale érigée en destination touristique.

Le rédacteur de guides, étranger de passage, précurseur et modèle

Dès 1829 à Québec et 1845 à la Nouvelle-Orléans, se vendaient des guides touristiques destinés à des voyageurs découvreurs (Geronimi 1999). Parmi ceux-ci, trois guides peuvent être considérés comme les tout premiers décrivant et dépeignant aux voyageurs la ville de Québec : celui de Bourne et Smillie de 1829, celui de Cockburn de 1831 et celui d’Hawkins de 1834. À la Nouvelle-Orléans, le guide précurseur incontesté est celui de Benjamin Norman de 1845.

À Québec, le code pittoresque anglais des précurseurs romantiques

Nous porterons notre attention sur un guide qu’on pourrait qualifier d’archétype des cicérones[1] du XIXe siècle à Québec : le guide de G. Bourne et de J. Smillie, dont la première version fut publiée en 1829 à Québec. Longtemps éclipsé par le guide de Cockburn, celui de Bourne et Smillie fut en réalité édité trois années de suite à Québec, New York et Trois-Rivières, à plus de 1500 exemplaires dès la première édition, ce qui en fait une source précieuse pour l’étude des guides romantiques. Ce guide exprime le code pittoresque anglais en vigueur depuis les voyages de Gilpin au XVIIIe siècle. Dès la première phrase, on retrouve le vocabulaire cher aux romantiques avec l’emploi de l’adjectif « picturesque ». La beauté et la sauvagerie des lieux sont relevées à maintes reprises dans le texte et le sentiment intime éclate avec force détails. Les descriptions sont méticuleuses et l’auteur s’adresse personnellement aux lecteurs, dont il gratifie le nom d’une lettre majuscule : « Travellers ». L’anecdote historique est toujours présente, comme la racontaient par le passé les cicérones vivants.

Les dessins de Smillie, essentiellement dix-sept gravures de Québec, qu’ils soient à la plume, gravés ou aquarellisés, limitent la ville à son paysage perçu par l’oeil de l’artiste. Cockburn, quant à lui, fascine par ses représentations picturales. Autant les sept croquis à la plume du guide que l’ensemble de son oeuvre d’aquarelliste de talent façonnent une version subjective du paysage. Cette dernière nous donne cependant à voir une ville vivante et animée.

À la Nouvelle-Orléans, l’éloge enthousiaste d’un éditeur Yankee

Le guide reconnu de Benjamin Moore Norman, intitulé Norman’s New Orleans and Environs (1845), est resté dans la mémoire des Louisianais comme le guide des années perdues, celles de l’espérance d’un futur que rien ne semblait ébranler, celles où la ville était la Queen City of the South ou l’Emporium of the West. La vitalité et l’extraordinaire développement de l’architecture civile était une merveilleuse matière pour un écrivain, qui vouait sa plume au plaisir de faire découvrir une ville. Il la voyait progresser et se transformer en une cité champignon ; il savait évoquer les 300 000 habitants de 1860 et le million qu’elle atteindrait aux alentours de 1900.

C’est un guide enthousiaste, illustré de gravures exécutées à partir de dessins originaux. Il parle des origines de la Louisiane et donne un aperçu de son histoire, particulièrement de sa découverte. Une section Amusements précède une autre à saveur nostalgique, qui traite du Vieux Carré, intitulée The Olden Time. Ce livre est un vrai guide, car il est totalement différent des Directories, annuaires ou répertoires de rues, qu’on trouvait communément à l’époque dans les villes américaines. Norman s’adresse de façon très moderne aux visiteurs, à ces premiers touristes, et il le fait dans une langue littéraire.

Le guide de Benjamin Moore Norman connaît un succès retentissant à la Nouvelle-Orléans jusque dans les années 1860. Norman, bien que très descriptif, trouvait la vue de la Nouvelle-Orléans « beautiful and imposing » et vantait le panorama « at once magnificent and surprising » (1845 : 69). Ce dernier assurait qu’il avait de la difficulté à se croire dans une ville américaine.

Ces guides — ceux de Bourne ou de Cockburn à Québec ou celui de Norman à la Nouvelle-Orléans — sont l’oeuvre d’étrangers de passage, découvreurs venus s’installer dans les villes et qui, séduits par les lieux, apportent leur vision d’étrangers. Tous ces hommes, rédacteurs des premiers guides, avaient la capacité non seulement d’appréhender la ville esthétiquement et émotionnellement, mais aussi d’établir des comparaisons — parfois hardies — en fonction de l’étendue de leurs connaissances.

Cette période des précurseurs fut suivie par celle des auteurs sous contrat d’éditeurs qui collaboraient dans des ouvrages collectifs. Cela donna lieu à la naissance d’un code de lecture concret et instrumental sur les deux villes.

Québec et la naissance d’un code concret

Après 1850, la ville de Québec n’échappe pas aux transformations urbaines et architecturales. C’est à ce moment, de 1870 à 1890, qu’intervient Lord Dufferin, nouveau gouverneur du Canada, pour tempérer les ardeurs modernistes de la municipalité et tenter de conserver à Québec son caractère romantique et son cachet pittoresque.

Cette période donne naissance aux guides anonymes commandités par des éditeurs spécialisés, des journaux, des compagnies de transport ou bien des hôteliers. L’éditeur de Québec Holiwell donne son nom en 1872 au guide : Holiwell’s Tourist Guide to Quebec. Les guides Chisholms de Montréal, All around Route and Panoramic Guide of the St. Lawrence, sont publiés tout au long des années 1870. Ces guides sont diffusés à travers un réseau de distributeurs à Boston, Portland, Détroit, Toronto et St. John. La multiplication des guides et les rééditions nombreuses laissent présumer un engouement pour le voyage et une rentabilité certaine pour les entreprises touristiques et commerciales.

La destination de Québec est un objet de convoitise et les Américains y affluent en partance de villes de plus en plus éloignées. Parmi tant de guides, deux retiennent particulièrement l’attention : le Chisholm’s, un guide anglais de 1875, et le Guide de Québec. Celui-ci serait le premier guide de Québec en français, oeuvre d’Eugène Gingras parue en 1880. Celui-là, déjà signalé, vise une clientèle américaine fortunée. Quant au Guide de Québec, il avait été édité pour les fêtes du 24 juin 1880 alors que la ville attendait 100 000 visiteurs Canadiens-français, en l’honneur de la nouvelle province de Québec.

À partir de 1891, les guides de Québec se renouvellent, tandis que la ville connaît une forte période d’embellissement qui commence par le Jubilé de la reine Victoria, en 1887, pour s’achever par le tricentenaire de Québec, en 1908. Du fait de ces célébrations, Québec devient une destination touristique très prisée, non seulement pour les touristes américains, mais aussi pour les Européens qui utilisent les grands paquebots transatlantiques.

À la Nouvelle-Orléans, des ouvrages au code instrumental

L’interruption due à la guerre de Sécession et à ses suites tragiques pour bien des familles de Créoles de la Nouvelle-Orléans n’est pas du tout propice à l’écriture de guides touristiques. Après la guerre, en 1885, un guide collectif est édité à New York et marque le renouveau du tourisme. Ce guide s’intitule Coleman Historical Sketch Book and Guide to New Orleans and Environs. George Washington Cable, l’un des faiseurs d’images du Vieux Carré, dirige le guide de Coleman. Dans ce guide, la partie intitulée The Scenes of Cable’s Romance reprend intégralement des publications de Cable, préalablement éditées dans le journal Century Magazine, en 1883. Ces histoires et les suivantes vont permettre de diffuser, à travers tout le pays, un idéal que les touristes de la période suivante chercheront à s’approprier, une copie du livre de Cable en poche.

Ce guide est illustré de gravures au goût romantique et nostalgique, spécialement choisies par Cable. Cet ouvrage est un pur produit commercial, qui s’adresse au touriste et au visiteur de la grande exposition du Coton, « The World’s Industrial and Cotton Centennial Exposition ». Reprenant le titre du chapitre du guide de Norman, The Olden Days, celui de Coleman insiste sur le changement de la vie à la Nouvelle-Orléans entre 1805 et 1822. Il montre les améliorations apportées à la ville depuis lors, par le passage d’un statut de ville coloniale à celui de ville américaine, libre et moderne.

Les auteurs réunis autour de Cable s’intéressent à la population, non seulement pour son nombre, environ 40 000 habitants, mais aussi pour son originalité : son caractère de mixité sociale et linguistique. Ils font remarquer que la ville est un monde en miniature.

L’ensemble de ce travail colossal porte la marque de l’ouvrage collectif, qui cherche à être le plus instrumental possible avec l’élaboration d’un index. Cependant, tous ces rédacteurs mettent en jeu le destinataire du discours, ce nouvel acteur social, le lecteur actif qui vient reconnaître ces lieux de louange.

Les lecteurs, touristes de distinction et nouveaux acteurs sociaux

Ces touristes sont tributaires, en tout temps, de la situation politique et économique des États. Les fléaux du tourisme demeurent la guerre et la récession économique. Le tourisme en Amérique, et tout particulièrement dans nos deux villes, est associé traditionnellement au développement du transport, en particulier aux transatlantiques à partir de 1838 avec les premiers touristes anglais (Martineau 1838). En accord avec les historiens américains, nous scindons ce XIXe siècle en une période faste, appelée « Âge d’or », dans laquelle la Nouvelle-Orléans connaît ses heures de gloire autour de 1840, suivie d’une période de grandes difficultés et de détresse dans la décennie 1860, se prolongeant pour le Sud jusqu’aux années 1870. La reconquête d’une période de prospérité et de développement est visible avec l’apparition d’une « Leisure Class » (Veblen 1969 [1899]) à partir de 1880, et culminant en 1896 (Jackson 1993). Québec bénéficie d’une histoire moins mouvementée et surtout moins sanglante, ce qui lui permet d’accueillir, de façon continue, des touristes de distinction tout au long du XIXe siècle et ce, jusqu’aux années de la Grande Crise.

À l’approche du XXe siècle, dans un moment où le passé devient plus flou et donc plus chérissable, la visite des villes patrimoniales semble alors faire partie de ces nouvelles traditions que la upper class s’approprie en Amérique.

L’âge d’or du tourisme élitiste

Ce nouvel acteur social qui vient fouler le sol de ces deux villes auréolées de saveur française est un voyageur qui aime découvrir et explorer. Ce premier touriste romantique est attiré par l’histoire et les monuments. C’est un esprit pionnier. Ce voyageur-précurseur des années 1830 sait découvrir des lieux uniques en Amérique du Nord. Impressionné par la géographie des lieux, en particulier grâce à la vue spectaculaire des sites, et par les hauts faits héroïques attachés à l’histoire des deux villes, le connaisseur romantique se laisse séduire. Il se dégage de la lecture des guides ou récits de voyage de cette période le mythe d’un passé romantique qu’il faut s’approprier, avant qu’il ne disparaisse tout à fait[2].

Québec connaît une fréquentation de plus en plus importante au fur et à mesure que défile le XIXe siècle. Ce sont des Américains en tournée, allant de lieux romantiques en d’autres lieux chargés de vertus esthétiques, qui font une halte à Québec. Leur périple les conduit des villes des Grands Lacs ou de la Côte Est à Québec, en passant par d’autres villes comme Montréal, Boston ou Toronto, jusqu’au Saguenay. À la recherche d’un idéal perdu, ces familles américaines riches et exigeantes empruntent les modes de transport de l’époque : le bateau à vapeur et le train.

Pour ces touristes, le Vieux-Québec est une ville féodale. Bercés, à l’instar de Lord Dufferin, par les romans de Walter Scott ou de Byron, ils y découvrent un lieu unique en Amérique, une ville entourée de ses murailles, un fragment du vieux continent. Une ville différente, hors du temps, de ce temps de la modernité américaine, exotique en particulier parce qu’on y parle français et qu’on y a des habitudes différentes, notamment en ce qui concerne la cuisine. Plus encore, Québec est, selon les dires des guides et en particulier du Car Window Glimpses — En Route to Quebec (Quebec Central Railway Company circa 1880) —, une ville encore inconnue de la masse des voyageurs, ce qui permet aux touristes élitistes de contempler tout à leur aise les trésors que représentent ses paysages.

L’autre ville historique aux racines françaises qu’est la Nouvelle-Orléans voit de nombreux Yankees s’y rendre après l’achat de la Louisiane. Mais l’histoire économique et politique mouvementée de la Louisiane, et donc de la Nouvelle-Orléans, fait que le Vieux Carré ne connaît pas la même affluence touristique que le Vieux-Québec. La période faste démarre autour de 1840 et se terminera avec la déclaration de la Guerre de Sécession en 1862. Le Vieux Carré se détériore dès la fin de la guerre et cessera d’être une attraction touristique jusque dans les années 1880. Durant son âge d’or, la Nouvelle-Orléans est sans conteste le plus grand centre financier du Sud des États-Unis et également un grand marché d’esclaves pour les États voisins. Le Mississippi constitue l’artère principale convoyant marchandises et passagers. La ville est alors connue pour ses célèbres spectacles et amusements de toutes sortes. Norman décrit dans son guide les théâtres et le cirque. Les étrangers y seraient délicieusement surpris par la splendeur des lieux et les innombrables occasions de réjouissances (Norman 1845 : 176-184).

Quant au passé, il attire déjà en 1845 une clientèle nostalgique qui, non contente de découvrir la ville et ses nombreux sites pittoresques, se lamente sur un passé détruit. Ces deux aspects sont toujours présents en 1885. New Orleans est devenue Fun City, la ville de tous les plaisirs, mais l’aspect antique de la ville nous apparaît plutôt comme un décor dans le guide de l’éditeur Coleman. Ce guide, signalé comme une oeuvre collective de plusieurs rédacteurs, présente une série de légendes, d’anecdotes et de traditions locales qui folklorisent la ville.

La singularité du Vieux Carré est qu’il fascine les nouveaux venus américains, non seulement par son architecture et son histoire particulières, mais également par sa différence culturelle. Cette fascination pour les Créoles est une source d’inspiration pour les folkloristes et tous les romanciers qui leur ont succédé au XXe siècle. Cet attrait puissant pour une culture en train de s’éteindre conduira à la sauvegarde d’un passé mythique.

Imaginaires porteurs d’ambiance

La période de création du mythe du Vieux Carré

C’est dans cette période que va se créer le mythe du Vieux Carré dont George Washington Cable est l’architecte. L’image romantique de la Nouvelle-Orléans repose, d’une part, sur la tradition du carnaval et l’architecture du Vieux Carré et, d’autre part, sur le folklore créole et les légendes vaudoues. Cet écrivain n’aimait guère les Créoles du Vieux Carré et ceux-ci, en retour, détestaient l’image stéréotypée que cet ouvrage peignait d’eux. Arrogants, paresseux, vaniteux et arriérés, les Créoles, ces Blancs héritiers des colons français et espagnols, étaient parés de tous les vices par ce Yankee protestant (voir Cable 1886).

Lafcadio Hearn, écrivain et journaliste d’origine grecque et anglaise, prit le relais des écrits de Cable. Autant celui-ci se fit honnir des Créoles, autant Hearn réussit le tour de force, alors qu’il était nouveau venu, d’inculquer une conscience des traditions et de la culture enracinées dans le Vieux Carré. Ces écrivains ont distillé, tout au long de ces années, de 1875 jusqu’à la guerre 1914-1918, l’image d’un passé nostalgique dans lequel évoluait une société mystérieuse et désirable du fait de sa grande différence culturelle. Ce microcosme humain occupait un espace digne d’être conservé pour ses qualités architecturales et historiques. Ainsi les Américains, une fois les Créoles fondus dans la société américaine, se sont sentis investis des mythes et légendes de la Nouvelle-Orléans créés par les faiseurs d’images et honorent cet endroit de leur visite régulière, mais également lui vouent un culte de conservation historique.

Mais très vite après les années 1890, le Vieux Carré, dont l’architecture ne cessait de se détériorer, devint un lieu de ruines et exaltait le sentiment de nostalgie du passé perdu. Cette deuxième période correspond à celle de la prostitution légalisée, de 1895 à 1917, dans le célèbre ghetto de Storyville[3], juste à l’arrière du Vieux Carré, à l’emplacement du Congo Square, là où les esclaves noirs dansaient le Dimanche du temps de la colonisation française. Ce temple de la prostitution fut fermé puis détruit sur ordre du ministère de la Marine en 1920. Si bien qu’on ne doit pas se leurrer : le tourisme des années 1890 à 1914 n’était pas uniquement le fait de passionnés de beaux paysages romantiques et nostalgiques, mais également et parallèlement, d’amateurs d’exotisme charnel et de permissivité.

L’ambiance de la Nouvelle-Orléans

L’espace visuel du Vieux Carré reprend le goût en vigueur en cette fin du XIXe siècle et transmet à celui qui contemple ces lieux le sentiment du beau, issu des couleurs affadies et des édifices défraîchis. Le voyageur de 1885 apprend que telle ou telle demeure était la résidence d’hommes riches et célèbres. On lui fait constater la qualité de l’architecture et des détails de décoration.

Les touristes sont priés d’admirer l’aspect français des fenêtres des maisons, particulièrement la couleur des volets. Le recours au vert pour peindre toutes les boiseries extérieures des maisons est bien spécifique. En effet, ce vert n’est pas le vert-bouteille utilisé partout ailleurs en Amérique. C’est un vert décoloré par le vent et le soleil où s’entremêlent les ombres de bleu, de vert et de jaune (Curtis 1933 : 57).

L’illustration d’un mythe double à la Nouvelle-Orléans

La Nouvelle-Orléans, avant même de devenir la cible attentionnée de l’objectif, fut érigée en destination de désir grâce aux illustrations, notamment à vol d’oiseau (bird’s eyes). Cela conférait une vision flatteuse de la ville, garnie de clochers et dynamique. Ces lithographies eurent un grand succès populaire et inondèrent l’Amérique de 1830 à 1910. Initialement coloriées à la main, elles furent ensuite imprimées grâce à la chromolithographie.

Avant même de partir, le touriste peut construire ses propres narrations grâce à l’illustration. Par exemple, l’illustration « TheFrench Market » dépeint une époque de la Nouvelle-Orléans coloniale où la société créole fréquentait un marché couvert, sous les voûtes duquel se trouvaient les étals des bouchers. En vignette figurent les deux autres marchés : celui des légumes, fruits, fleurs et poissons, et celui des denrées sèches ; et en arrière plan, des édifices carrés de type français. Le touriste arrivant pour la clôture du « Cotton Centennial Exposition », ce guide à la main, a déjà construit cette vision idéalisée du marché à l’européenne.

Ces images d’un Vieux Sud qui se meurt, ces tableaux d’une ville vivante si différente des autres villes américaines ont contribué à un imaginaire anglophone avide de romantisme et d’exotisme. Le Vieux Carré apparaît comme le lieu nostalgique par excellence avec en contrepoint la bouillante Nouvelle-Orléans et son activité industrielle et portuaire fondée sur le Roi Coton.

Le romantisme américain porteur d’imaginaire à Québec

Comment ces Américains voyaient-ils le peuple Canadien-français et la ville de Québec ? En examinant la littérature américaine qui mettait en scène Québec et le Canada-français dans les années 1830 à 1920, on peut voir que les écrivains de cette période se sont concentrés pour la plupart sur l’époque historique de la Nouvelle-France.

Dans A Chance Acquaintance, oeuvre de William Dean Howells, ce gentleman américain montre qu’en 1870, les touristes américains envahissent le Vieux-Québec et sont saisis par le romanesque qui s’y trouve un peu partout. Dans le cas du voyage de noces de Basil et Isabel March, dans The Wedding Journey, ceux-ci arrivent en bateau en provenance de Boston et ils ont réellement l’impression de retourner au XVIIe siècle lorsque leur bateau à vapeur mouille dans le port de Québec. Ils voient la ville comme une grande dame, fière et pieuse, qui retient la mémoire du passé féodal (Howells 1873 : 285-286). La littérature américaine s’avère très précieuse pour comprendre l’attachement que les touristes des États-Unis portent au Québec en général et à Québec en particulier. Les intrigues sont pimentées de légendes, de vieilles superstitions et de coutumes.

L’ambiance de Québec

« La capitale de roc et de pierres » s’offre au visiteur par ses caractéristiques architecturales (Noppen et Morisset 1998). Cockburn, dans les années 1830, a su mettre en valeur le paysage architectural et folklorique de Québec (Cameron et Trudel 1976)[4]. Si le touriste découvreur des années 1830 à 1860 s’intéressait en tout premier lieu à la citadelle, le voyageur de la fin du siècle dernier s’extasiait en priorité devant le Château Frontenac (Geronimi 1996). « La ville spectacle du continent », telle que projetée dans le Morning Chronicle du 22 novembre 1875 (Murphy 1983 : 21), offre un paysage qu’on ne peut confondre avec celui d’aucune autre ville patrimoniale. Les touristes, sans le savoir, contemplent un paysage urbain de grande richesse patrimoniale qui n’est pas le simple résultat du temps qui passe, mais celui d’une préoccupation de protection et de mise en valeur des signes du passé à travers un vocabulaire stylistique varié (Noppen et Morisset 1998 : 54-61).

Le Château Frontenac, symbole de la ville depuis son érection en 1892, comble les attentes des visiteurs qui veulent y voir un château médiéval et la splendeur des temps passés (voir Routhier 1904). Avant même la construction du Château Frontenac, du temps des anciens châteaux St-Louis et Haldimand, tous les touristes s’émerveillaient du caractère de forteresse du « Gibraltar d’Amérique » (Landry 1994). Au moment où la modernité fait son entrée à Québec auprès du milieu d’affaires, les fortifications se voient menacées. Un élan nostalgique s’empare alors de certaines personnalités en vue et, notamment, du gouverneur du Canada, Lord Dufferin, et de l’historien mémorialiste James Macpherson Lemoine (Murphy 1983 ; Geronimi 1996).

La vision de Québec par la carte postale québécoise

Bientôt on voit se développer l’industrie de la photographie à côté de l’industrie touristique canadienne (Poitras 1990 : 20). Les vues de Québec deviennent rapidement un témoignage sur la ville et un souvenir du voyage réalisé. Le marché de la photo à Québec est si lucratif que de nombreuses sociétés étrangères constituent de véritables collections de photos de Québec et de ses environs ; il comporte en outre le stéréogramme, inventé en Angleterre (appareil qui permet de lire les dessins et épreuves photographiques en trois dimensions) et, à partir de 1862, la carte de visite qui fait fureur jusqu’à la guerre de 1914. Cette carte d’origine française devient l’enjeu des collectionneurs internationaux. Vallée s’affirme comme le spécialiste des stéréogrammes et des cartes de visite, alors que les Livernois font surtout des moyens et grands formats en couleur sépia.

Trois thèmes principaux se retrouvent sur les premiers clichés et les cartes postales. Le premier est le romantisme de l’architecture historique et du paysage urbain. Dans cette catégorie on relève une constante : les bâtiments de pierre sont systématiquement photographiés, surtout les villas des bourgeois de style anglais et les maisons munies de voûtes. Les marchés publics surpeuplés et les escaliers, remarquables par la séparation visuelle et effective entre les classes sociales, démontrent de façon flagrante l’intérêt pour la scission de la haute ville et de la basse ville. L’étrangeté ethnique constitue un autre champ d’intérêt : les protestants sont friands de religion catholique et de ses mystères, et les touristes apprécient l’exotisme des Amérindiens. Le troisième thème concerne l’hiver : le carnaval, événement fétiche dès son ouverture en 1894, et les chutes glacées de la rivière Montmorency, aussi populaires que de nos jours. De son côté, le fils Livernois tente de montrer une ville et une société modernes et dynamiques, notamment les vues intérieures du Château Frontenac, criant de modernité au début du siècle.

Enfin, il faut noter que les sociétés de transport, en plus de produire des guides touristiques et des albums de souvenirs, s’associèrent à des producteurs de cartes postales. L’exemple le plus célèbre est celui de la famille Chisholms qui des deux côtés de la frontière s’assure le monopole des guides touristiques. Les touristes à Québec peuvent se fournir auprès des libraires-éditeurs, tels J.-P. Garneau Ltée, Pruneau et Kirouac ou J. A. Langlais. Le mot d’ordre de la carte postale québécoise semble être la paix et la tranquillité d’un monde encore rural et bien francophone.

Dans le même temps où l’automobile et le téléphone inaugurent une nouvelle ère de relations sociales, les cartes postales s’avèrent un produit avant-gardiste de la culture de masse américaine. Elles restent pour nous l’imagination visuelle du XIXe siècle finissant.

Vieux Carré et Vieux-Québec : villes de mémoire collective

L’espace délimité par le croisement de rues portant des noms typiquement français crée un univers à la française pour les Américains ne connaissant pas du tout la France. La magie des sonorités et l’étrangeté des noms plongent le touriste dans un lieu exotique, hors de son espace aux rues numérotées et peu poétiques. À la Nouvelle-Orléans, le touriste se grise de ces noms aux doux parfums d’une époque révolue, celle des Créoles et de leurs moeurs trépidantes. D’ailleurs, dans le guide de Coleman de 1885, un chapitre entier est consacré au nom des rues (1885 : 67-72). Norman, quant à lui, s’attache à démontrer combien les noms sont romantiques et reconnus comme les plus jolis de l’Union (1845 : 43). À Québec, les noms de saints prouvent l’existence de bastions catholiques en Amérique. En lisant la plaque de la rue, les protestants sont saisis par une évidence de dépaysement. Et avant que d’admirer l’architecture, ils sont convaincus d’entrer dans un autre monde.

L’invention des traditions

Au-delà des images, certains mythes sont appurus, encore présents de nos jours à titre de « traditions », voire « traditions inventées ». Nous partageons avec Marie-Christine Boyer (1994 : 1-15) et l’historien anglais Eric Hobsbawm (Hobsbawm et Ranger 1983) l’hypothèse que, dans les trente ou quarante années qui ont précédé la Première Guerre mondiale, se sont construites de nombreuses traditions qui font notre quotidien. Le carnaval est au nombre de ces traditions, le tourisme en est une autre. Ces nouvelles pratiques qui nous intéressent en priorité sont celles des loisirs. L’Europe, et notamment l’Angleterre, ont été les pionnières de ces changements. Mais l’Amérique n’en a pas été exclue, loin de là. Des pays neufs avaient besoin de créer des liens sociaux à travers des pratiques de plus en plus partagées par la classe moyenne. Selon Boyer, les États-Unis ont été particulièrement prédisposés à l’invention de traditions et à la création de stéréotypes visuels (1994 : 310). Ces traditions inventées ont servi à la socialisation et même à l’assimilation des immigrants de plus en plus nombreux qui ont suivi les premières vagues.

Hobsbawm explique que l’invention de traditions se complaît dans la récurrence : le passé est formalisé et ritualisé à travers la commémoration répétitive, actualisée dans les jours fériés et dans les occasions de fêtes publiques et privées (Hobsbawm et Ranger 1983 : 230). À la Nouvelle-Orléans, la grande proportion des catholiques (communauté sicilienne et afro-américaine de rite catholique majoritaire) a conduit à fêter officiellement la Saint-Joseph le 19 mars avec parades et jour férié. De plus, et conformément aux conceptions de Frye (1984) sur les mythes[5], non seulement les écrits sur le Vieux-Québec et le Vieux Carré ont créé une tradition de visite de la ville de mémoire, mais ils ont abouti à la mythologisation des lieux qui se sont vu vouer un culte par les consommateurs de masse dès le milieu des années 1920 en Amérique.

Une mémoire historique et des mémoires collectives

L’espace de la ville patrimoniale est le réceptacle des liens que les hommes entretiennent avec les pierres et avec leur passé. Or, Halbwachs a émis l’hypothèse que la mémoire collective est fortement influencée par les images spatiales (1947 : 77, 133-138) et que tout groupe humain résiste à la destruction de son passé. La mémoire semble être fondée sur l’expérience et le vécu. Il n’y a pas de notion d’abstraction ni d’intellectualisme dans la mémoire associée à l’espace d’un groupe social.

Nous voulons réfléchir sur cette continuité de la mémoire collective, possédant des limites irrégulières et floues alors que l’histoire marque des lignes de séparation nette entre passé et présent. Nous adhérons à l’idée, soutenue par Halbwachs, de la distinction capitale entre une histoire unique et plusieurs mémoires collectives. En revanche, chaque mémoire collective s’appuie sur un groupe limité dans l’espace et le temps. Il existe des multitudes de groupes et donc des multitudes de mémoires collectives. En opposant l’histoire à la mémoire collective, nous mettons en évidence, chez la première, une abstraction du temps, une discontinuité temporelle, une recherche des différences des groupes observés du dehors et sur une durée assez longue, alors que, chez la seconde, le groupe est observé du dedans, sur une période relativement courte qui ne dépasse pas une vie humaine. Le groupe se reconnaîtra toujours, selon Halbwachs, dans le tableau du passé que lui présente la mémoire collective, car c’est un tableau de ressemblances, de continuités et donc de tradition (Halbwachs 1947 : 77). Les guides touristiques des faiseurs d’images du siècle passé recomposent le passé sur une base de mémoires collectives fondées sur des traditions importées et revisitées, comme le carnaval.

Réappropriation des lieux anciens en sites de désir

Cette recherche du passé par les touristes américains semble partie prenante de leur identité. Boyer nous dit que l’Amérique a été particulièrement disposée à l’invention de traditions et à la création de stéréotypes visuels (1994 : 310). Les Américains du XIXe siècle désiraient intensément une histoire, une mythologie. Les faiseurs d’image comme Lafcadio Hearn ou Cable avaient l’art de formaliser et de ritualiser le passé à travers la récurrence. La ville historique de mémoire française, à Québec comme à la Nouvelle-Orléans, est un lieu magique que le touriste se réapproprie grâce à la lecture de cette rhétorique du voyage et à la visualisation de toute l’iconographie largement commercialisée, telle que la gravure aquarellisée ou non, puis la carte postale.

Dans la première période, celle de 1830 à 1860, le message affiché par tous les guides parlant de Québec est celui d’une ville romantique au passé historique que l’étranger peut contempler et consommer en toute quiétude. Dans la deuxième période, de 1860 à 1890, le message se transforme en insistant sur le côté exotique de la ville : un lieu unique en Amérique, une ville entourée de ses murailles, un fragment du vieux continent, une ville différente hors du temps, de ce temps de la modernité américaine. L’exotisme repose sur le fait qu’on y parle français et qu’on y a des habitudes différentes. L’atout supplémentaire que les Américains y trouvent semble résider dans le caractère vierge des paysages non pervertis : c’est une ville encore inconnue de la masse des touristes.

Le Vieux Carré en 1845 paraît animé de potentialités tout à fait exceptionnelles, d’un avenir des plus prometteurs. C’est la ville du paradoxe, ancienne par son architecture, différente par ses moeurs et sa langue, moderne par son activité portuaire extraordinaire. Elle fait la fierté du rédacteur de guide. Elle attire par son histoire romantique et par ses possibilités économiques. On s’y précipite pour voir un paysage qui est en train de s’éteindre dans un univers de « frontière », une terre d’aventure pour le Yankee, un terrain d’observation pour les aristocrates anglais. Plus tard, les touristes viennent contempler des ruines, un paysage de décadence. L’univers est celui des fictions inventées par les mémorialistes et les folkloristes reconvertis en rédacteurs de guides. L’autre Amérique, l’exotique et la permissive, attire les hommes du Nord pour s’y amuser et y goûter la chaleur en plein hiver.

Valeurs fabriquées et narrations imaginaires investies dans le paysage

À partir de 1890, à Québec, le message change en même temps que la clientèle des touristes. C’est une ville européenne au passé indéfini, une ville au style éclectique et à l’apparence médiévale dominée par la silhouette du Château Frontenac que les Américains rapportent vers leur Amérique moderne et pleine de stress. La constante dans tous ces messages sur Québec peut se résumer ainsi : Québec, haut lieu pittoresque et unique en Amérique du Nord. Or, ce discours des faiseurs d’image du XIXe siècle est toujours présent dans les guides contemporains. Mieux encore, ces trois types de message, au lieu de s’annuler, s’additionnent et forment le discours global récurrent sur le Vieux-Québec.

Les stéréotypes, issus de la répétition du discours sur l’autre ville de fondation française, sont tout aussi présents au début du siècle. Les faiseurs d’images sont souvent les journaux locaux qui éditent régulièrement leurs guides, comme le Times Picayune[6]. La ville est déjà la cible d’une foule de touristes arrivant pour le Mardi Gras, ses défilés, mais aussi ces lieux scandaleux comme la fameuse Storyville, ville de la prostitution autorisée, à deux pas du Vieux Carré[7]. Le Vieux Carré se dégrade dans une atmosphère bohème et les derniers Créoles laissent la place aux immigrants siciliens dans un quartier de plus en plus délabré. Les touristes se promènent toujours sur les levées et se rendent au French Market le samedi matin pour y apercevoir les vendeurs affairés et se donner l’illusion d’être en Europe.

Conclusion

Il nous semble, à l’issue de cette réflexion, devoir insister sur la nécessité d’appliquer à ces espaces patrimoniaux et touristiques une double lecture. Il est intéressant de mettre en parallèle les formes contemporaines offertes aux touristes de la planète et les mémoires élaborées au XIXe siècle. Cette méthode permet de retrouver, derrière des lieux pouvant paraître à première vue stéréotypés, des histoires occultées ou bien inexistantes, car non représentées. Il est également important de voir dans la répétition des messages des guides une capacité à formaliser et à ritualiser le passé. L’invention des traditions repose justement sur cette capacité. Le touriste contemporain, à la recherche des villes de mémoire française, expérimente un paysage intérieur reflétant un passé qui a cessé d’exister, s’il a jamais existé. La vieille ville visitée est le reflet nostalgique de la spatialisation particulière d’un temps historique.