Conférence

Pourquoi lire Lévi-Strauss aujourd’hui ?Quelques réflexions à l’usage des jeunes étudiants[Notice]

  • Robert Deliège

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  • Robert Deliège
    Université Catholique de Louvain
    Collège Érasme
    Place Blaise Pascal 1
    1348 Louvain-la-Neuve
    Belgique

La lecture de tels textes ne peut que nous rendre perplexes. Comment avons-nous pu nous enflammer pour de telles sornettes? Si l’on s’en tient à de tels extraits, il n’est pas très difficile de dénigrer l’oeuvre de celui qui fut longtemps considéré comme un maître et réduire à rien l’intérêt de sa pensée. La tentation est d’autant plus grande que cette citation n’est pas tout à fait atypique. Le triangle culinaire fut, à l’époque, pris très au sérieux et put, par certains aspects, être considéré comme un modèle du genre. L’époque était à l’abstraction. Je me revois arpenter les cafés avec la drôle d’édition cartonnée de l’Anthropologie structurale sous le bras. Je me revois aussi dans une gargote de Katmandou débattre avec d’autres routards afin de savoir si les hommes échangent aussi des femmes, ainsi qu’il est dit dans Les structures élémentaires de la parenté. Nous n’avions peut-être pas l’impression de refaire le monde, mais à tout le moins de le réduire à quelques oppositions binaires. On voyait du cru et du cuit, du haut et du bas, de l’est et de l’ouest dans n’importe quel poème. Nous découvrions que le sauvage était non seulement bon mais qu’en plus il était intelligent, en vérité lui aussi était un penseur. Un vrai. Quasiment l’égal des philosophes. Il était non seulement notre frère, mais il pouvait de surcroît nous guider sur les chemins de l’entendement, car derrière l’allégorie de ses mythes se cachait une pensée profonde au cartésianisme sidérant. Nous étions médusés, c’est-à-dire tombés sous les charmes d’une entreprise intellectuelle envoûtante. Le structuralisme de Lévi-Strauss sortait l’anthropologie de l’empirisme, un peu médiocre, où elle se morfondait. L’Angleterre elle-même, par nature si sceptique, fut convertie à ce qui pouvait ressembler à une espèce de secte et le Professeur Edmund Leach déclara même, devant l’auditoire de ses collègues ébahis, que seules deux ou trois personnes dans tout le pays étaient capables de comprendre ce qu’il disait. Le structuralisme, note alors Kuper, avait « la puissance d’un mouvement prophétique et plusieurs de ses adhérents avaient la conviction d’appartenir à une société secrète de voyants dans un monde d’aveugles » (2000 : 197), ils avaient l’impression d’appartenir au cercle restreint de ces élus qui sont seuls habilités à saisir les subtilités essentielles du monde où se débat la masse de leurs semblables. Cet intellectualisme de façade dissimulait pourtant une espèce de romantisme propre à l’époque et que traduisait particulièrement bien Tristes tropiques. Ce mélange étonnant d’un sauvage aussi savant que bon n’était peut-être que la énième version du mythe occidental de l’autre, mais il avait le mérite de satisfaire à la fois nos désirs combinés d’altérité et de rationalité. Sur ce plan strictement intellectuel pourtant, le message global de la théorie structuraliste était assez maigre, se résumant, pour l’essentiel, à nous dire qu’en fin de compte la société et ses diverses expressions pouvaient se ramener à des oppositions dichotomiques. Si l’on s’en tient à ces quelques remarques désabusées, il ne reste pas grand-chose du structuralisme. La magie a d’ailleurs disparu et si beaucoup continuent de vénérer le maître, rares sont ceux qui voudraient – ou oseraient – encore aujourd’hui se réclamer de sa pensée. Même si certains, en France, craignent toujours de critiquer ouvertement celui qui est devenu une véritable institution nationale et qui sera peut-être le premier ethnologue à être panthéonisé, on ne se fait plus guère d’illusions en privé. On disait jadis que l’on préférait avoir tort avec Jean-Paul Sartre plutôt qu’avoir raison avec Raymond Aron... De la même façon, nous avons préféré avoir tort avec Lévi-Strauss plutôt qu’avoir raison avec …

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