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On définit généralement l’inconfort comme un manque de confort. Pourtant, selon Jacques Pezeu-Massabuau, la vie nous offre bien plus d’inconfort que de confort. La raison en est que lorsqu’on « atteint » le confort, celui-ci tend inexorablement à nous glisser entre les doigts. Il se voit menacé de toutes parts par un visiteur importun, par un bruit désagréable, par un nouvel idéal qui rend ce confort dépassé. À ce compte, pourquoi ne pas cerner l’inconfort et l’utiliser sciemment pour en tirer le meilleur parti possible? Éloge de l’inconfort se veut un jalon vers une telle pratique des incommodités quotidiennes qui mettent à mal nos éternels projets de confort et de bien-être.

L’idée de confort dans son acception principale, celle du bien-être, naît chez la bourgeoisie anglo-saxonne aux 18e et 19e siècles. La notion de confort sert alors à désigner la condition bourgeoise par rapport à l’indigence populaire. La représentation sociale et culturelle du confort a bien changé depuis : le confort est un phénomène historique qui n’existe qu’en tant que rapport à un état meilleur ou pire. Pourtant, par-delà les contingences sociales et historiques, certains invariants demeurent. Pezeu-Massabuau les précise d’entrée de jeu. Ainsi le confort s’éprouve comme un tout, comme une symphonie qui, lorsqu’elle perd une de ses composantes, se change en inconfort. Les quatre formes du confort sont : le bien-être physique ; l’esthétique et l’idée de beau, de bon, de vrai ; l’altérité et le besoin de convivialité ; le bien-être intellectuel (coutumes, conventions, etc.). Qu’une de ces composantes vienne à manquer et c’est l’inconfort.

L’auteur propose, dans ce tout petit livre, une réflexion sur ce qu’est l’inconfort et sur les façons dont il peut être vécu, par-delà les époques et les cultures. Pour illustrer son propos, il se sert notamment du rapport à l’habitat – thème qu’il a creusé dans de précédents ouvrages –, au corps, à la société qui impose à l’individu ses normes. Dans les chapitres 2 à 4, Pezeu-Massabuau s’emploie à explorer différentes facettes de l’inconfort : comment nous affecte-t-il? D’où nous provient-il? Comment compose-t-on avec lui? Les chapitres 5 et 6 présentent ensuite une réflexion sur la place de l’inconfort dans les sociétés occidentales contemporaines.

D’abord, on éprouve l’inconfort. La privation que vit la personne démunie en est peut-être l’exemple le plus percutant. Mais l’inconfort nous frappe également comme un assujettissement social qui nous oblige à suivre des normes, ou encore sous la forme d’une agression : une maison inhospitalière, l’omniprésence d’attaques publicitaires, etc. Il est toutefois possible de contourner ces inconforts. Par l’imagination, par exemple, on peut faire d’un inconfort un confort, comme lorsqu’on profite du retard de quelqu’un qu’on attend pour songer à autre chose. Une autre voie de contournement de l’inconfort est l’habitude, qui fait en sorte que les Japonais acceptent les multiples inconvénients que présente la maison traditionnelle, exiguë, froide et mal protégée des intempéries. Puis il y a les pouvoirs publics qui savent nous montrer un nouvel inconfort comme un nouveau confort : pensons à ces « dictatures » que sont la médecine et le progrès et qui nous soumettent à leur marche inexorable vers l’avant. Du moment que l’on accepte leur dogme, on en accepte les inconforts. Bref, l’inconfort peut être surmonté. Il peut aussi être pratiqué pour soi, pour autrui et même pour tous au sein d’une société. L’inconfort recherché devient dès lors un « anticonfort » auquel on s’astreint sous prétexte d’accéder à une autre félicité, qu’elle soit spirituelle, morale, physique ou autre. Pezeu-Massabuau en donne d’ailleurs force exemples puisés dans les répertoires de l’histoire, de la littérature et de l’ethnologie.

La dernière portion du livre est consacrée à l’idée d’inconfort dans les sociétés occidentales, là où l’individu a triomphé sur la société. « Libéré » de la société, l’individu doit chercher seul son bonheur, son bien-être, son confort. Il se croit libre mais c’est souvent un leurre, car les choix qui lui sont offerts ne couvrent qu’une palette limitée de possibilités. De plus, le monde occidental moderne se nourrit d’images, de représentations (de spectacle, dirait Marcuse) qui nous reflètent un bonheur et un confort factices. Or pour Pezeu-Massabuau, rien ne sert de rejeter l’inconfort. Premièrement, celui-ci est consubstantiel à tout confort, deuxièmement il est principe d’action. « La plus salutaire fonction de l’inconfort, quel qu’en soit le visage, est de nous convier moins à l’euphorie qu’à sa recherche, c’est-à-dire l’action » (p. 82). Tandis que la recherche nous mène à l’activité, le confort et la sérénité ne mènent qu’à l’inertie, voire l’apathie. Voilà la raison pour laquelle l’auteur s’adonne à l’éloge de l’inconfort.

Cette discussion finale, qui met en jeu le rapport de l’individu à la société dans sa quête de confort et de bien-être, couronne assez bien la réflexion de l’auteur. Éloge de l’inconfort, qui porte moins sur la théorie que sur la pratique quotidienne de l’inconfort, présente dans l’ensemble une analyse stimulante bien que parfois longue à aboutir. Les notions de confort et d’inconfort prennent sous la plume de Pezeu-Massabuau une dimension qui dépasse largement les tracas occasionnels ou les brefs instants de béatitude : ils constituent la trame de notre quotidien. Cette idée, me semble-t-il, constitue l’apport principal de ce petit ouvrage.

Malgré l’intérêt que présente ce livre, une ombre porte sérieusement atteinte à l’agrément du tableau brossé par Pezeu-Massabuau : l’auteur ne nous épargne pas nombre de passages filandreux dont on peine à saisir la substance. Cet agacement ne repose pas sur la complexité du propos, mais bien sur une syntaxe parfois labyrinthique où l’on perd le fil d’Ariane. Inconfort provoqué?