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Comment condenser en une centaine de pages l’histoire et l’analyse de ce qu’il est convenu d’appeler l’anthropologie des religions en évitant l’écueil du balayage et de la simplification? Lionel Obadia y parvient grâce à une écriture serrée mise au service d’une connaissance à la fois critique et approfondie d’une production abondante, voire pléthorique, dont il offre l’essentiel en bibliographie.

Émergeant de l’ensemble des sciences des religions après le milieu du dix-neuvième siècle, l’anthropologie s’est différenciée des autres disciplines – histoire, philologie, sociologie – ayant investi le religieux, par ses méthodes et ses concepts développés initialement hors d’Europe, sur des terrains exotiques. Tout au long, l’auteur s’attache à souligner la diversité, voire la concurrence, des approches, toutes en quête de l’impossible définition du religieux, au moins pour les terrains d’enquête traditionnels des ethnologues. Il développe ainsi la dimension historique, parfois labile, des outils intellectuels mis en oeuvre, le caractère évolutif tenant en partie à l’évolution continue de l’anthropologie générale dans laquelle celle des religions s’inscrit : la recherche sur le religieux a successivement participé de l’évolutionnisme, du fonctionnalisme, du structuralisme et du culturalisme, pour être aujourd’hui partie prenante du postmodernisme et du cognitivisme. La perméabilité aux grands courants qui ont construit l’anthropologie en général n’a pas empêché celle des religions d’élaborer ses propres perspectives en réponse à des questionnements ou paradoxes spécifiques : comment rendre compte d’un sacré étudié pour son altérité à partir de catégories (allant du concept même de religion à celui de croyance) inspirées des monothéismes ou plus particulièrement du christianisme? Comment concilier la méthode d’immersion liée à l’enquête avec les a priori agnostiques, si ce n’est athéistes, de la majorité des chercheurs? Comment parvenir à des hypothèses à valeur universaliste sans simplifier, unifier ou sur-interpréter des usages, parfois opaques, souvent très localisés, observés dans un groupe donné?

L’historicité de la discipline apparaît bien a contrario ; elle est en effet encore marquée par une idéologie « néo-évolutionniste » dans laquelle l’athéisme s’est longtemps imposé comme un aboutissement « naturel », au moins pour les religions monothéistes. Ce qui supposait une cloison étanche entre l’Occident, moderne, avec le modèle scripturaire du christianisme, considéré comme fixe et uniforme, et le domaine de recherche – le reste du monde –, lieu du temps lent et des religions « concrètes » et vivantes. À cette vision du « grand partage » étaient associés la survivance de la notion de syncrétisme postulant l’existence d’expressions religieuses « pures », le désintérêt voire la méfiance pour le religieux proche y compris dans sa diversité géographique et temporelle, l’ignorance ou l’incompréhension des formes non occidentales du christianisme. Il semble que de telles postures commencent à montrer leurs limites.

Avec raison, Lionel Obadia, rappelle que si l’anthropologie de la religion veut pouvoir encore contribuer, comme discipline autonome, à la compréhension des complexités d’un réel dominé par le dynamisme et de la multiplicité des expressions religieuses, elle devra poursuivre la remise en cause de ses bases épistémologiques et continuer à s’enrichir des réflexions des disciplines parentes.

Si l’auteur expose, comme il s’y était engagé, les « différentes manières dont les anthropologues ont parlé de la religion » (p. 4), dressant un état des lieux arrêté au début du XXIe siècle, il ne se départit toutefois pas d’un certain point de vue. Ainsi les références privilégient plutôt les avancées méthodologiques et conceptuelles résultant de recherches sur des objets exotiques, examinés comme s’ils étaient encore hors d’atteinte des religions monothéistes. En outre, malgré son souci de réhabiliter le folklore et l’orientalisme (p. 12), on regrette que l’auteur ait peu recouru aux travaux européanistes et qu’il n’ait pas pris en compte les recherches relatives aux modèles asiatiques majoritaires, tel le bouddhisme qu’il connaît bien, mais aussi l’hindouisme ou le taoïsme. Enfin, quand il considère le processus d’autonomisation du religieux par rapport aux autres faits de société, l’auteur attribue peut-être un peu abusivement à l’ensemble du monde européen une conception laïque spécifiquement française où le religieux est clairement identifié et strictement séparé du reste. Mes propres enquêtes dans la société anglaise contemporaine m’incitent à penser que la définition et la place du religieux ne sont pas forcément identiques pour toutes les populations de l’Occident autrefois « chrétien ».

Ces remarques ne remettent pas en cause l’intérêt de la remarquable entreprise de synthèse proposée par Lionel Obadia. Sous une forme très compacte, son ouvrage fournit à la fois la vision d’ensemble et les bases actualisées nécessaires à toute recherche en anthropologie des religions en même temps qu’il offre de précieux rappels aux anthropologues généralistes.