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Réalisé à partir d’une étude ethnographique menée dans la province de Bali, l’ouvrage d’Emma Baulch porte sur la diffusion récente du reggae, du punk et du death metal en Indonésie. Son travail nous apprend que l’analyse de la diffusion des vagues culturelles propres à la mondialisation ne peut se passer de l’étude des contextes régionaux qu’elles traversent. Au centre de l’argumentation de l’auteure, on retrouve donc une critique des propositions analytiques qui perçoivent la mondialisation comme étant liée à la déterritorialisation des pratiques culturelles et à la chute des projets nationaux. Baulch vise ici les nombreux exposés d’Arjun Appadurai, dont l’un des ouvrages figure dans cette section des comptes-rendus. Cet auteur, anthropologue d’origine indienne, demeure significatif pour Baulch. En effet, elle accorde une importance capitale à celles de ses idées qui portent sur les conséquences politiques des dynamiques médiatiques contemporaines. À cet égard, Appadurai fournit à Baulch des concepts utiles qui lui permettent de mieux comprendre comment les industries culturelles transnationales s’articulent avec les changements politiques et sociaux survenus dans l’histoire récente de l’archipel asiatique.

Le travail de Baulch met en lumière les rapports entre la jeunesse, la médiatisation et la politique. En fait, au fil de son analyse de l’établissement (1965-66) et de la chute (1998) du Nouvel ordre indonésien, Baulch présente la jeunesse comme une construction sociale profondément politique, mais pas nécessairement conservatrice ou contestataire. En effet, Baulch démontre qu’il est impossible d’assigner un sens politique particulier aux pratiques juvéniles de consommation et de production reliées aux différents genres musicaux. Elle met plutôt en lumière les dimensions de classe et de genre qui confrontent et créent les clivages entre les jeunes Indonésiennes et Indonésiens dans les différents espaces de consommation et de production musicale : l’espace médiatique, les concerts, les centres commerciaux et les rues. Dans cette même logique, Baulch explore les images hégémoniques de la jeunesse indonésienne qui ont été mobilisées lors des différentes périodes de l’histoire récente de ce pays, du pemuda nationaliste, symbole du régime du Nouvel ordre, jusqu’au gaul petit-bourgeois, stéréotype de la jeunesse consommatrice au temps de la mondialisation.

Richement documentée, l’analyse de la dimension régionale permet à Baulch de faire ressortir la persistance du nationalisme dans les discours des consommateurs des différents genres musicaux à l’étude sur l’île de Bali. Cela se confirme par la centralité culturelle que les jeunes de cette province accordent au siège du pouvoir étatique indonésien : la ville de Jakarta. En effet, cette ville s’avère une sorte de référence constante dans la définition identitaire des adeptes du reggae, du punk et du death metal au Bali. En ce sens, bien que l’arrivée de médias transnationaux ait contribué à la pluralisation culturelle du pays et à l’affaiblissement de l’autoritarisme étatique, dit Baulch, cela s’est déroulé dans le cadre d’une persistance indiscutable du nationalisme et des pratiques territoriales. Ainsi, ce serait la possibilité de contrôler les ressources de la production culturelle (dont l’espace) qui aurait permis aux jeunes Balinais(es) de créer une offre musicale qui se veut alternative.

À cet égard, l’analyse de Baulch est remarquable. On le constate en particulier dans son utilisation du concept de rupture. Ce dernier est évoqué pour rendre compte de la façon avec laquelle les adeptes du reggae, du punk et du death metal se positionnent face aux visions dominantes de la jeunesse. Selon Baulch, la rupture qui s’opère dans ce positionnement n’entraîne pas une contestation ni un refus total des discours dominants, mais plutôt une condition de liminalité sociale similaire à celle étudiée par l’anthropologue Victor Turner. Selon Baulch, cette liminalité se manifeste dans le caractère ludique des pratiques à l’étude. L’utilisation créative de l’offre des médias transnationaux – nous dit l’auteure – demeure au coeur de ces pratiques de création de scènes sous culturelles. Il est pertinent de remarquer que cette vision du rapport entre les industries culturelles et les pratiques expressives des jeunes éloigne les exposés de Baulch des Cultural studies britanniques d’où elle tire le concept de sous culture.

Emma Baulch a donc écrit un livre qui combine de façon intelligente l’analyse des pratiques culturelles des jeunes et les thématiques déjà classiques dans le débat portant sur la mondialisation : les flux, l’État nation, les cultures transnationales. Ce faisant, elle soulève des questionnements et des considérations qui font de son écrit un ouvrage pertinent pour ceux qui s’intéressent à l’étude de l’Indonésie, tout autant que pour ceux dont les recherches portent sur la mondialisation et les pratiques culturelles de la jeunesse contemporaine.