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That which I have great affection for, I have no reason to dispose of ; if I did, where would I be? The earth and myself are of one mind. The measure of our land and the measure of our body are the same… Do not misunderstand me, but understand me fully with reference to my affection for the land. I never said that the land was mine to do with as I chose. The one who has the right to dispose of it is the one who created it. I claim a right to live on my land, and accord you the privilege to live on yours.

L’Indien Immetujalatk (Britt 1938 [1876] : 264)[1]

Je crois profondément que les Wendats et les autres Amérindiens n’ont jamais eu, ni n’ont encore, de plus cher désir vis-à-vis de tous les gens qui sont venus habiter ici, chez eux, que celui de pouvoir reconnaître en eux le sentiment d’appartenance fort et lucide qui lie d’une façon sacrée et filiale les coeurs, les corps et les esprits non pas aux « pays » sans cesse créés et détruits par l’homme, mais à la Terre mère elle-même.

Georges E. Sioui (1994 : 343)

Introduction[2]

N’eût-il concerné des Autochtones de la bande huronne de la réserve de Lorette, le délit relatif au jugement que nous avions à analyser (CSP 1990)[3], était, au fond, anodin. Tout commence lorsque les frères Sioui sont « trouvés coupables par la Cour des sessions de la paix « d’avoir coupé des arbres, campé et fait des feux à des endroits non désignés dans le parc de la Jacques-Cartier… ». On comprend qu’en l’occurrence, le cas ne resta pas à la Cour des sessions de la paix puisque de jugements en appels, il fut tour à tour entendu par la Cour supérieure et la Cour d’appel du Québec, pour être enfin référé à la Cour suprême du Canada. En anticipant quelque peu notre lecture, on peut d’emblée affirmer que le jugement rendu par le plus haut tribunal du pays réactive, à sa façon, la scène mille et une fois jouée de l’incursion coloniale des Européens en terre d’Amérique ; une incursion que Tzvetan Todorov a qualifiée, dans son maître livre portant sur le sujet, de « rencontre extrême » (Todorov 1982 : 14), et dont les dimensions conduisent jusqu’au point de non-retour la problématique de l’altérité. Mais avant de situer les voies qu’emprunteront ces réflexions, leur auteur doit souligner la visée modeste qu’il leur assigne, même si, à leur manière, elles proposent une interprétation extrême des réalités qu’elles recouvrent.

L’auteur de ces lignes n’a aucune prétention à analyser avec toute l’autorité scientifique d’un spécialiste la condition particulière des Hurons/Wendats ; il cherche tout simplement à examiner, dans les limites de ces quelques pages, et sous un angle différent de celui de l’anthropologie professionnelle, ce qui est désigné infra comme le Texte juridique, ainsi que les effets de légitimation induits a posteriori par la dépossession dont ont fait l’objet tous les Autochtones en terre d’Amérique, et ce, par-delà l’incommensurable complexité qui sous-tend l’histoire de ces peuples. Pour le formuler autrement, le point de vue défendu ici n’est point celui de l’anthropologue, de l’historien ou du juriste, mais bien celui d’un sociologue qui s’est risqué, dans des conditions particulières[4], à des réflexions sur un jugement de la Cour suprême du Canada, un jugement qui offre en quelque sorte le condensé d’une histoire, celles des « rencontres » d’hier et d’aujourd’hui entre Européens et Autochtones. Enfin, sans ignorer ni les réalités diverses qui sous-tendent les conditions d’existence de ces derniers, ni la matérialité et l’importance de leurs propres discours – anciens et contemporains –, il n’est pas dans mon intention de les occulter, pas plus que d’y substituer le mien. Espérons cependant qu’eu égard aux questions traitées ici, ces quelques remarques suffiront à prévenir tout reproche qui pourrait m’être fait de procéder à une lecture réductrice et simplificatrice de la « condition des Autochtones ». Cela étant précisé, situons à présent les éléments auxquels puisent ces réflexions.

Un bref détour – au passé comme au présent – par les conditions historico-culturelles qui ont présidé à la « rencontre » des Blancs avec les Autochtones permettra dans un premier temps de cerner à la fois le principal enjeu et le monumental contentieux que ces conditions ont inexorablement entraînés. On s’arrêtera ensuite sur la portée politique et culturelle du jugement en tenant compte par ailleurs des points de vue des Autochtones quant à l’état du système de justice euro-canadien – preuves on ne peut plus évidentes du fossé incommensurable qui distinguent leurs conditions de celles des populations européennes. Dans une brève conclusion, on se demandera quel enseignement tirer de ces réflexions.

De la « rencontre extrême » des Européens avec les Autochtones

Fort remarqué par la postérité, le dernier chapitre de la première partie de De la démocratie en Amérique de Tocqueville, paru en 1835, s’intitule : « Quelques considérations sur l’état actuel et l’avenir probable des trois races qui habitent le territoire des États-Unis ». Sur les Indiens, ainsi qu’il les désigne, il écrit : « On rencontre alors ces infortunés rôdant comme des loups affamés au milieu des bois » ; ou bien : « Derrière eux la faim, devant eux, la guerre, partout la misère » ; ou encore : « Il n’y a déjà plus pour eux de patrie, bientôt, il n’y aura plus de peuple ; à peine s’il restera des familles, le nom commun se perd, les traces de l’origine disparaissent. La nation a cessé d’exister ». Poursuivons : « La dépossession des Indiens s’opère souvent de nos jours de manière pour ainsi dire toute légale » ; et, enfin : « je crois que la race indienne de l’Amérique du Nord est condamnée à périr, et je ne puis m’empêcher de penser que le jour où les Européens se seront établis sur les bords de l’Océan Pacifique, elle aura cessé d’exister » (de Tocqueville 1989 : 251-252).

Pourtant, bien qu’appliquées systématiquement, et ce, dès le début du XVIe jusqu’au XIXe siècle, les politiques d’expropriation, de division des communautés, de guerres et de répression, de massacres – bref, ce que Robert Jaulin (1970) a nommé la « Paix blanche » – ne sont pas parvenues à avoir raison de ces peuples autochtones. Ces derniers n’ont pas du tout été éradiqués. Au Canada, comme ailleurs, ils résistent depuis des décennies et se battent pour affirmer leur droit à exister dignement. En effet, au tournant des années 1960, la nouvelle poussée des revendications identitaires est apparue à d’aucuns comme autant de signes d’un indéniable renouveau de l’affirmation autochtone. On a, enfin, assisté à l’émergence et à l’institutionnalisation de modes de gouvernance propres à ces peuples. Mais, à y regarder de près, ces progrès n’en sont pas vraiment, car ils se révèlent souvent comme autant de mirages à l’horizon de leur destinée tragique. En effet, pour qui scrute de près leurs conditions de vie – au passé comme au présent –, et ce, au-delà du confort fragile dont jouissent les élites autochtones émergentes depuis lors, le diagnostic tocquevillien percutant et inquiet évoqué ci-dessus revêt aujourd’hui un tout autre relief, puisque les tendances lourdes à l’exclusion perdurent indéniablement, faisant plus que jamais de ces populations dépossédées les éternelles laissées-pour-compte d’un bien-être parcimonieusement partagé qui vivent, pour la majorité d’entre elles, dans des conditions d’une grande précarité du fait qu’elles demeurent asservies à un système politique et social inique[5]. La tragédie de Davis Inlet il y a vingt ans, et celle de la communauté de Kasheshewan hier sont autant de preuves tragiques de cette réalité[6].

Au coeur de ces conditions brièvement rappelées, l’institutionnalisation brutale de la propriété privée de la terre à caractère capitaliste à laquelle donnera lieu la colonisation constitue à n’en pas douter un élément central du dispositif politique qui aura présidé à la minorisation des peuples autochtones et à la dépossession de leurs territoires, érodant et détruisant leur organisation sociale, et faisant d’eux des « exilés de l’intérieur culturellement et géographiquement » (Simard 1983 : 63). Voilà l’enjeu historique et politique sur lequel on s’arrêtera un instant, dans la mesure où il livre la clé permettant de déchiffrer le jugement rendu par la Cour suprême, et ce, au-delà de la banalité du délit par lequel il se manifeste. Voyons de quoi il s’agit exactement.

Rémi Savard (1980) a proposé de ce phénomène une analyse pertinente dans la mesure où elle permet de saisir toute la portée de l’enjeu territorial dans la conquête de l’Amérique par les Européens. Reconstituant pour nous les moments-clés du dispositif par lequel les puissances coloniales qui, dès la fin du XVe siècle s’assureront de la « normalisation du territoire et de toute collectivité autochtone comme telle » (Savard 1980 : 37), il montre comment, de traités en Proclamation royale, conventions et ententes, un tel dispositif ne fait que pousser toujours plus loin la logique de la dépossession territoriale dont les populations autochtones, aujourd’hui encore, subissent les conséquences.

Que dire à présent des rapports entre ce processus de dépossession et la mise en oeuvre en terre d’Amérique de la rationalité économique et sociale moderne? Jean-Jacques Simard les résume ainsi :

[…] [L]’économie agro-industrielle […] pouvait se passer des Autochtones ; plus encore : leur simple titre de premier habitant, leur nomadisme, leur enracinement symbolique dans un territoire ancestral entravaient la libération capitaliste de la terre ; c’est-à-dire sa transformation juridique en facteur de production librement aliénable aux conditions d’un marché parmi d’autres » […] la place des Indiens, c’est de ne pas avoir de place. À moins de les exterminer à coup de fusil (pour liquider un travail déjà amorcé par les maladies contagieuses), ou de leur nier juridiquement toute spécificité (l’assimilation unilatérale), il fallait bien de quelque manière les sortir des territoires à aménager, les mettre en “réserve” de l’espace, les concentrer ponctuellement dans des établissements hors desquels ils ne seraient plus chez eux […].

Simard 1983 : 63[7]

En d’autres termes, combinées aux exigences de la rationalité capitaliste, les politiques de colonisation européenne en terre d’Amérique allaient, par l’exclusion des Autochtones qu’elles impliquaient, induire ce que Simard a appelé la réduction ; phénomène sociétal de grande ampleur qui hypothéquera de manière presque irréversible la destinée des Autochtones, et qui, au-delà des territoires dont ils ont été privés et de la destruction de leurs modes d’organisation sociale, constitue, aujourd’hui encore, le contentieux monumental à la source duquel bien des questions de notre actualité puisent leur sens. Pour la nommer avec précision, la réduction, c’est le

[…] [P]aradigme d’un confinement, d’une émasculation, d’un rétrécissement qui ne concerne pas exclusivement l’espace vital des Indiens et des Inuit, mais l’horizon entier de leur vie sociale et de leurs rapports au monde. Ils ne se trouvent pas seulement mis-en-réserve de l’espace, ils le sont aussi de la production, de la praxis politique, de la responsabilité même de concevoir des possibles et des projets identitaires. Une cloche de verre sociologique les recouvre et les enferme hors de l’espace et hors du temps. Ils sont aussi placés en réserve de l’histoire.

Simard 1983 : 64[8]

Si on a souligné les limites dont souffre ce paradigme de la réduction en ce qu’il borne les pratiques et les savoirs autochtones – du point de vue de la construction épistémologique et théorique de ceux-ci et de l’histoire de celles-là – et qu’il finit par réserver aux discours occidentaux le privilège et le monopole autant symbolique que politique de détenir et de dire ultimement la vérité sur les peuples autochtones (Delâge 2002 : 1340), il n’en conserve pas moins une certaine pertinence. En effet, s’il est excessif d’enfermer de manière univoque dans un espace « hors-du-monde » les communautés autochtones, faire appel à la réduction permet cependant d’illustrer et, ce, de façon idéale-typique, leur mise à l’écart et leur exclusion radicales du « monde des Blancs » – phénomènes que matérialisent on ne peut mieux à la fois le concept et la réalité de la Réserve. C’est pourquoi, et sans considérer que ce paradigme puisse à lui seul expliquer la condition des Autochtones, une pléthore de travaux n’ont cessé de souligner les formes de cette dépossession dont ont fait l’objet tous les peuples autochtones en Amérique ; phénomène qui s’est s’inscrit indéniablement dans le temps long de l’histoire et ne cesse de (re)produire encore aujourd’hui ses effets multiples, aussi pervers que destructeurs[9]. Ainsi, en est-il, entre autres interprétations, de la lecture qu’a proposée Alan Cairns (2000) de la condition des Autochtones, qui rattache leur dépossession au déploiement des processus de conquêtes coloniales et impérialistes dont le Canada a constitué et constitue encore, une illustration domestique à tous égards originale, avec toutes les conséquences néfastes que cette situation a entraînées tant des points de vue politique, juridique, culturel que territorial. Et c’est un tel processus qui explique les rapports contrariés de toutes les communautés autochtones à une terre dont la conquête coloniale et impériale les a en grande partie privés, rapports contrariés que, depuis lors, des dispositifs juridiques totalement iniques n’auront de cesse de reproduire.

Voilà qui décrit de manière on ne peut plus pertinente la condition générale qui a historiquement été faite aux Autochtones et dont on sait qu’elle persiste en dépit du « renouveau » amorcé dans les années 1960 et des pouvoirs dont ils se sont dotés depuis lors. Dans le cadre de ces brèves réflexions, on s’en tiendra à ces quelques repères afin de cerner la problématique générale à partir de laquelle une lecture du jugement paraît à présent possible.

Une lecture du jugement rendu par la Cour suprême du Canada

Avant d’examiner de près le jugement, arrêtons-nous sur la place du droit dans les sociétés occidentales en nous inspirant ici très librement de la pensée de Pierre Legendre qui l’a analysée. Le droit, précise Legendre, comme vecteur de normativité, et en tant qu’il « procède du pouvoir, consiste à civiliser la puissance en disséminant dans la société l’institution de la limite […] » et, par la « fonction dogmatique » qu’il remplit dans une société, il sert « à mettre en scène la Référence fondatrice et à gérer […] l’effet normatif qui en résulte ». De là aussi la production d’une « fiction », d’une « mythologie », par lesquelles le pouvoir énonce et affirme la légitimité dont il est lui-même l’émanation. De ce fait, le droit « n’est pas simplement le Droit, un capital géré par les juristes », mais il constitue une référence aux fondements symboliques et politiques par lesquels le lien social prend sens dans les institutions (Legendre 1989 : 67, 70, 73). Avant d’examiner la consistance et la portée historiques de ces brefs repères conceptuels, on doit ajouter qu’il va de soi que mon interprétation du jugement de la Cour suprême ne vaut ici que par le caractère primordial que j’accorde au contexte colonial dans lequel et par lequel s’effectuent à la fois l’affrontement des puissances coloniales et leur « rencontre extrême » avec les nations indiennes. Il s’agit donc de dégager les liens existant entre le Texte juridique comme garant de l’institution et les exigences de l’ordre colonial dont il procède lui-même. En effet, dans notre contexte, la « fiction nécessaire » et le « mythe » qu’il produit – lumineusement lorsqu’il est appliqué aux réalités autochtones –, prend son sens dans la mesure où il trouve dans le moment colonial tous les fondements sociaux et historiques à sa légitimité. Voilà pour le passé. Quant à ses effetsactuels, on verra comment le Texte juridique constitue l’un des éléments majeurs du dispositif de la réduction au sens défini précédemment. Au plan de la méthode, il va de soi que cette lecture ne s’y enferme pas. Elle doit au contraire y échapper, la déborder, voire la subvertir en permanence de manière à objectiver tous les liens que l’on vient de préciser. Il faut bien admettre que la « lecture » ici adoptée a été facilitée par la profusion et la richesse des informations – politiques, historiographiques, ethnographiques, économiques, diplomatiques, militaires, culturelles, etc. – que le jugement recèle. En effet, nul besoin d’y chercher un sens caché, des non-dits. Le sens, ainsi que les principes d’ordre auxquels le Texte juridique puise son autorité, se donnent, explicites, sans détour, sans ellipses. Au passé, la logique juridique du texte se déployait eu égard à la dureté et au réalisme des conditions historiques où elle prenait elle-même sa légitimité. Au présent, elle se prolonge tout aussi implacablement, assumant ce passé et le pliant forcément aux exigences institutionnelles et politiques contemporaines. Voyons à présent de plus près ce qu’il en est.

Les deux éléments fondamentaux qui font l’objet de l’attention de la Cour suprême sont, successivement : les raisons par lesquelles le document signé le 5 septembre 1760 par les Hurons et le général James Murray est bien un traité et s’il est encore valide, d’une part ; et la question territoriale sous-jacente aux dispositions du traité et des revendications des frères Sioui quant à l’exercice de leurs coutumes et de leurs rites religieux, d’autre part. Ces deux éléments sont étudiés selon deux périodes historiques distinctes. Dans la première partie, on a droit à une reconstitution d’une grande minutie historiographique au cours de laquelle sont rappelés : l’espace qu’occupent tous les protagonistes (nations indiennes et puissances coloniales européennes) ; les stratégies réelles ou anticipées (politiques, militaires, économiques, territoriales) que chacun d’eux développe dans telle ou telle circonstance ; le mouvement des troupes ; les considérations diplomatiques ; les faits d’armes des uns et des autres ainsi que leurs interactions (pacifiques ou guerrières) directes ou indirectes. Arrêtons-nous à certains éléments de cette reconstitution.

Il faut souligner d’emblée que si l’argumentation par laquelle le jugement reconnaît la légitimité du document signé par les Indiens Hurons et le général Murray atteste certes de l’existence de ce dernier comme traité, les motifs qu’il avance cherchent avant tout à réaffirmer la suprématie des puissances coloniales – et tout particulièrement la victoire décisive de la Couronne britannique. À cet égard, le jugement précise : « Pour ce qui est des Hurons, même s’ils ne pouvaient pas prétendre à l’occupation ou à la possession historiques du territoire concerné, cela ne les empêchait pas de conclure un traité avec la Couronne britannique » (1026)[10]. Posant la nécessité de procéder à une interprétation qui soit respectueuse et du contexte historique et des « intentions » des deux parties signataires du document – les Hurons et la Couronne britannique – le jugement concilie clairement les intérêts stratégiques coloniaux des Britanniques avec l’exercice des coutumes et des rites indiens. Par ailleurs, même s’il insiste à maintes reprises, à la suite du jugement rendu par la Cour suprême en 1985, sur le fait qu’il fallait s’assurer en matière d’interprétation de « lois et [de] traités relatifs aux Indiens » de donner « une interprétation libérale […] en faveur des Indiens » (1035), une telle exigence se trouve justifiée par le fait que la signature de ces traités opposait[11] « une nation éclairée et puissante » et des « Indiens […] peuple faible et dépendant qui ne possède aucune langue écrite et n’est absolument pas familier avec toute forme d’expression juridique… » (1036). Examinant ensuite la capacité de la Couronne britannique, du général Murray et des Hurons à signer ce document auquel on a donc reconnu le statut de traité, le jugement souligne que ces derniers ne pouvaient qu’accepter le fait que les puissances coloniales et « leur présence au Canada [n’avaient] qu’un seul et même but : celui de contrôler par la force le territoire » (1039). Il s’ensuit en effet que le traité entraînant pour les parties en présence « des obligations mutuellement exécutoires qui seraient solennellement respectées » (1040), il ne pouvait impliquer que l’acceptation par les Hurons de leur soumission à la Couronne britannique, laquelle leur garantissait en contrepartie « le libre exercice de leur religion, de leurs coutumes et du commerce avec les Anglais » (1042).

Rappelant à nouveau le contexte historique précis – la guerre que se mènent depuis quatre ans la France et l’Angleterre qui se soldera par la victoire de cette dernière, officialisée par le Traité de Paris du 10 février 1763 –, l’initiative prise par le général Murray de signer un traité le 5 septembre 1760 avec les Hurons est clairement posée comme une manoeuvre stratégique permettant aux Britanniques de « consolider leur position militaire au Canada et [de] résoudre les problèmes d’approvisionnement » (1051). Admettant le fait que « les nations indiennes étaient considérées, dans leurs relations avec les nations européennes qui occupaient l’Amérique du Nord, comme des nations indépendantes » (1053), le jugement précise néanmoins plus loin qu’en signant le traité du 5 septembre 1760, les parties « entendaient concilier le besoin des Hurons de protéger l’exercice de leurs coutumes et le désir d’expansion du conquérant britannique » (1071).

Le jugement traitant ensuite des rapports entre ces pratiques culturelles et religieuses, la question cruciale du territoire lui semble en l’occurrence incontournable. Sans entrer ici dans les arguments historiographiques minutieux par lesquels le jugement cherche à identifier les critères permettant de circonscrire l’étendue du territoire où les Hurons pouvaient légitimement prétendre exercer leurs droits ancestraux, nous quittons le passé pour le périmètre du parc de la Jacques-Cartier avec sa vocation, les normes qui en régulent l’existence, ainsi que les usages divers auxquels il a été destiné (1072 et sqq.). Et le jugement de poser la question du territoire avec ses « premiers » occupants, en prenant acte du fait que « les intimés plaident quant à eux, que le traité leur accorde des droits personnels et qu’ils ne cherchent nullement à se faire reconnaître des droits de nature territoriale » (1066). Cette immersion subite dans le temps présent réaffirme tout simplement la vocation actuelle du parc de la Jacques-Cartier en tant qu’espace de « conservation » et de « protection permanente de territoires représentatifs des régions naturelles du Québec » et de « récréation extensive », de « zones d’ambiance » (1072 et 1973). Rappel par lequel, réalisme oblige, toutes les questions, et particulièrement les revendications des intimés examinées par le jugement, se voient ainsi réduites, et avec l’assentiment de ces derniers, à leur seule dimension consommatoire actuelle. Ainsi, les disculpant malgré tout, le jugement réaffirme néanmoins le projet des puissances coloniales – britannique et française – et leur victoire sur les Autochtones ; relégitimant ainsi du même coup le processus par lequel leur dépossession a été rendue possible. Enfin, si, au passé, il leur reconnaît une pleine souveraineté, il ne manque pas de les confiner, au présent et à titre individuel, au seul espace dorénavant folklorisé de leurs coutumes et de leurs rites religieux. Voilà ce qu’il en est ultimement de la rationalité du « droit des Blancs », laquelle puise ses principes dans la philosophie inaugurée et consacrée par la conquête coloniale et se trouve prolongée dans les structures du pouvoir impérial européen qui ont systématiquement subordonné le droit des Autochtones à l’autorité politique des Blancs, ne reconnaissant en définitive aucune légitimité ni à leurs formes de propriété, ni à leurs organisations politiques[12] (Abele 2005 : 215).

En dépit de ses limites, on voit ainsi que notre lecture du jugement de la Cour suprême montre que le raisonnement juridique qui y est à l’oeuvre matérialise très subtilement le phénomène de la réduction – ce « paradigme de confinement » évoqué plus tôt –, et ce, en dépit de la « générosité », de la libéralité et de la compassion dont il se réclame à maintes reprises (1035, 1036 et 1066). Mais, plus que cela, ce jugement réaffirme clairement – et cela est central au vu des préalables avancés ci-dessus afin de saisir la place du droit dans les sociétés occidentales – la « fonction dogmatique » que celui-ci assume, tout en pérennisant l’ordre dont il est lui-même le garant, en reproduisant les mythes dont l’histoire officielle s’est nourrie et en construisant par son discours un travail fictionnel lui assurant une pleine et totale légitimité. Afin de faire écho à ces dernières remarques, évoquons de manière lapidaire l’observation faite par une analyste attentive des questions autochtones :

La persistance de la reconnaissance par les peuples autochtones de l’importance qu’a eue pour leur survivance la propriété collective des terres est à la mesure des idées impérialistes qui ont inspiré leurs colonisateurs.

Abele 2005 : 218[13]

Ce point de vue est relayé par les Autochtones eux-mêmes – qu’ils soient Indiens, Inuit ou Métis – lorsqu’il leur est donné d’évaluer eux-mêmes le système de justice euro-canadien. À la lecture des travaux et débats relatifs à la Commission royale sur les peuples autochtones (CRPA) (Gouvernement du Canada 1996) deux ans après le jugement qui a retenu ici notre attention, on comprend qu’une unanimité se dégage. En effet, le système de justice euro-canadien est jugé totalement aliénant, et ce, en dépit du fait qu’il constitue aujourd’hui pour eux le vecteur privilégié qui leur permet de réaffirmer leur existence et de négocier la prééminence de leurs droits.

Dans le compte rendu que fait James C. MacPherson de la Table ronde nationale sur les questions judiciaires tenue dans le cadre de la Commission royale sur les peuples autochtones est d’emblée affirmé le « lamentable échec » du système judiciaire euro-canadien en ce qu’il

[…] [D]écoule surtout de ce que les Canadiens d’origine européenne et les peuples autochtones affichent des conceptions extrêmement différentes à l’égard de questions fondamentales comme la nature de la justice et la façon de l’administrer. Les Canadiens d’origine européenne définissent habituellement la justice en fonction d’une notion d’« équité », tandis que les Autochtones mettent l’accent sur les notions de paix, d’équilibre, et, en particulier, d’harmonie.

Gouvernement du Canada 1996 : 4

Cette affirmation fait écho aux points de vue quasi unanimes qui se sont dégagés des bilans effectués par les participants à la CRPA. Georges Erasmus, son co-président, a résumé parfaitement la situation en déclarant « que le visage de la justice, dans ce pays, a toujours évoqué l’autorité d’un système étranger » (Gouvernement du Canada 1996 : 431).

Sans aborder ici les questions très complexes touchant au système de la justice comme à ses modalités d’administration dans l’ensemble du pays et pour chacune des nations et des communautés autochtones concernées, les analyses et les points de vue des responsables politiques, des universitaires, des intervenants sociaux comme des militantes féministes (toutes provenances et appartenances confondues) ont chacun souligné les limites d’un système judicaire dont les principes aussi bien que les conditions d’application demeurent hautement problématiques : il contraint les peuples autochtones à renier leurs propres valeurs, valeurs qui perdurent néanmoins envers et contre tout. Ainsi que le soulignent plusieurs intervenants, le système oppose inexorablement à ces dernières « la loi, le besoin d’imposer un système d’ordre et de contrôle » avec son cortège de discriminations, de violences, de racisme, d’arbitraires, de surcriminalisation[14] (Gouvernement du Canada 1996 : 435-458).

Restent alors, comme le suggère l’un des intervenants, les immenses efforts à déployer pour que les Canadiens d’origine européenne et les Autochtones reconnaissent que s’ils sont « obligés de marcher dans des mondes différents », il faut qu’ils sachent dans le même temps « savoir apprendre et prendre » mutuellement de ce qu’ils sont, tout en cherchant à détruire, par l’éducation et le souci de l’Autre, les remparts que des siècles de non-reconnaissance ont érigés.

Conclusion

On voit tout l’intérêt qu’il y avait à s’arrêter à un jugement qui illustre à sa façon la condition des Autochtones. Cela dit, ces réflexions, délibérément partielles et partiales, laissent totalement inexplorées bien des questions du passé, et en soulèvent d’autres, au présent. Pour ce qui est du passé, une lecture superficielle pourrait laisser croire qu’elles sont la énième manifestation de la passivité des peuples autochtones – tentation courante contre laquelle certains analystes s’insurgent vigoureusement et avec raison –, cantonnant ces derniers dans le rôle d’éternelles victimes, privées de toute créativité ou capacité d’action. Il n’en est rien. Conscient des dimensions complexes – épistémologiques, politiques, anthropologiques, historiographiques et juridiques – que recouvre cette « rencontre extrême » des Blancs avec les peuples autochtones, on a choisi de n’explorer ici que la partie qui, à notre point de vue, demeure importante. D’autres ont su, avec toute la rigueur nécessaire, en rendre compte plus complètement, dégageant ainsi le caractère forcément dynamique de cette « rencontre » avec l’intrication sourde des logiques autochtones et européennes, avec leurs dominations, leurs résistances, leurs alliances, leurs compromis, bref, toutes les interactions sans lesquelles elle ne serait justement pas une « rencontre »[15].

Quant à l’actualité de ces questions, il faut bien admettre que la vie des populations autochtones constitue, au présent, un puissant analyseur de la démocratie moderne, de ses avancées et de ses limites ; bref, de ses paradoxes, de ses faiblesses et de ses hypocrisies. Plus que cela. En prenant lucidement la mesure des réalités qu’elles vivent et dont nous sommes souvent si ignorants, et en les mettant en perspective avec les valeurs, principes et institutions propres à toute société démocratique – souveraineté, citoyenneté, droits, libertés, respect des différences culturelles[16] –, on réalise justement que, creuset turbulent de ce « monde commun » que nous partageons, elles sont aussi notre lot, et qu’elles doivent, en raison justement du lourd déficit démocratique dont elles souffrent, provoquer notre souci. Il nous revient donc de savoir les reconnaître, les nommer, les faire nôtres – au passé comme au présent – et de les assumer ensemble afin d’abandonner l’arrogance, la sécurité et la lâcheté des préjugés qui ont longtemps présidé à nos conceptions du monde.