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Plusieurs font, de l’extérieur, une lecture de la situation sociale et politique haïtienne en termes de barbarie. Pour les Haïtiens eux-mêmes, soutient Corten, de l’intérieur, la violence s’interprète sous la forme d’une satanisation de l’adversaire et d’une diabolisation du mal. Une fois diabolisé, et dès lors dépouillé de ses droits humains, le citoyen sera soumis au régime de la terreur. Déshumanisation perçue comme irréversible, désarroi face à l’arbitraire, terreur débordant l’ordre de l’intelligible, de l’explicable et de l’humainement soutenable, voilà le terrain fertile du religieux en Haïti. La religion, là-bas, occupe largement l’espace politique que ce soit par le biais du catholicisme ou protestantisme classique. Aristide lui-même ne revendique-t-il pas la théologie de la libération, bien qu’« il théologise le politique plus qu’il ne politise le mal » (p. 21). Toutefois, loin d’entraîner un assouplissement moral, la religion en Haïti apparaît comme « une mise en scène souvent tragique » du politique. Tel est, du moins, l’hypothèse centrale de ce livre que Corten présente comme un ouvrage de philosophie politique dont l’objectif est de penser l’impensable de la pauvreté, de la déshumanisation et de la terreur extrêmes.

Au premier chapitre, l’auteur dresse un état des lieux concernant l’état d’extrême pauvreté et de déshumanisation qui caractérise la vie des masses haïtiennes. La misère absolue s’exprime pour Corten en tant que désolation soit « la destruction de toute vie privée par la saleté, la promiscuité, l’affaiblissement physique et la peur » (p. 34) dans des conditions de vie telles que la dignité humaine ne peut y survivre. Ici, « la voix de la fatalité devient celle de Satan » (p. 44). Les quatre chapitres suivants sont consacrés à l’analyse des positions prises par chacun des quatre grands types de récits religieux face à une telle désolation ; ceux du vodou, du catholicisme, du protestantisme historique (surtout baptiste) et des pentecôtismes. Corten y analyse les façons dont la déshumanisation est défiée et approfondie par ces mouvements religieux. Selon une lecture politique, la diabolisation est définie comme « le fait de transformer, au sens propre ou au sens figuré, des acteurs de la société en forces du mal personnifiées par un être avec lequel toute conciliation est, par essence, impossible et condamnable » (p. 44).

Bien sûr, le vodou nourrit en premier lieu les croyances en la diabolisation et dans les forces persécutives. Manipulé par le duvaliérisme dans le contexte d’une crise du système symbolique, l’imaginaire vodou voit dans l’État un sorcier qui capte et « mange » ses ennemis. Duvalier ne se réclamait-il pas lui-même du vodou pour conforter son pouvoir sur les masses? À sa façon, l’Église catholique alimentera elle aussi cet imaginaire lié à la diabolisation. Elle le fera en menant des campagnes anti-superstitieuses (1898 puis 1941) qui mettront en vedette les houngans (prêtres vodouesques) et Satan. Le protestantisme, pour sa part, apparaît comme un lieu de refuge contre les mauvais esprits chez des protestants puritains qui vivent « une sorte d’intériorisation de la conception persécutive du mal » (p. 82). Soucieux d’une analyse sociopolitique du religieux, l’auteur suggère que cette conception persécutive du mal résulte tout autant d’« un mécanisme de défense communautaire » (p. 81) dans une société marquée par la désorganisation sociale que d’un « déséquilibre cumulatif dans l’ordre des forces du mal » (ibid.).

Dans la foulée de ses derniers travaux, Corten accorde une attention particulière au récent mouvement de pentecôtisation du protestantisme, haïtien cette fois. Ce discours, centré sur la louange plus que sur le repentir, attribuerait un sens plus terrestre à la cité de Dieu. Le penchant vers le pentecôtisme produirait une « néo-communauté sectaire ». « Au lieu d’être construite principalement sur la peur (la peur du courroux des lwa mais aussi la peur de la damnation éternelle), elle l’est sur la joie. […] Avec la conversion et l’effusion de l’Esprit Saint, la vie du croyant est transformée » (p. 92). Une telle interprétation fut amplement débattue par plusieurs. L’originalité de la position de Corten est de souligner que cette mutation n’est le résultat d’aucun « faire » et qu’elle échappe à la logique de l’engagement sociopolitique. Dans une société où l’immense majorité est sans moyens pour « faire », le pentecôtisme donne aux convertis une assurance inespérée en leur redonnant un sentiment de contrôle sur leur devenir. Corten reprend ici le concept d’empowerment annoncé dans son livre sur l’Alchimie politique du miracle (1999). Par la confiance en soi que donne cette renaissance pentecôtiste, via les dons de l’Esprit (dons de parler en langue, de prophétie, de guérison, etc.), le protestant traditionnel développe une confiance en soi. Mais, souligne-t-il, cet empowerment échappe lui aussi au faire. Il s’agit encore d’être du côté des forces du bien plutôt que de se défendre activement contre les forces du mal ; la seule action à entreprendre est la louange. L’empowerment est ainsi « récupération de l’estime de soi » dans des classes sociales qui y trouvent un moyen de se « donner du pouvoir aux yeux des autres par leur conviction, leur exaltation et l’adoption d’un comportement en rupture avec l’apitoiement sur soi-même » (p. 96).

Les cinq derniers chapitres abordent les mécanismes de construction et de «montage» du mal politique en Haïti. Ils sont largement moins convaincants. Corten revient au pentecôtisme pour analyser ses liens avec la désolation. En Haïti, la violence n’est pas qu’imaginaire ; elle est explicite dans la dégradation des infrastructures urbaines de Port-au-Prince, dans le désoeuvrement, dans le décrochage scolaire. Elle s’exprime en toute impunité, tout comme les rapports de domination qui sont mis à nu dans une totale insolence de la minorité aisée. Bref, la promiscuité, la dégradation humaine totale, la violence impunie passent pour normales. C’est dans un tel contexte que se développerait un mouvement religieux pentecôtiste comme celui de l’Armée Céleste. Cette forme rebelle de pentecôtisme, en favorisant une forte extériorisation de l’émotion religieuse, une exubérance dans l’exaltation et la gestuelle, invite le lumpen haïtien à se réfugier dans « un imaginaire de résistance et de marronage » (p. 157). Paraphrasant Marx, Corten dit que le pentecôtisme est « le soupir des sociétés où règne la désolation » (p. 191).

Bref, dans cet ouvrage Corten soutient que la profusion de discours religieux en Haïti, axés qu’ils sont sur la diabolisation et les forces persécutives du mal, « empêche la formation d’un cadre symbolique fort instituant du politique » (p. 199) et de là, bloque tout développement politique rationnel et constructif. Si le pentecôtisme renforce la confiance en soi du croyant par un processus d’empowerment, ce n’est que pour délégitimiser le politique en tant que moyen collectif de construction d’une société viable, réhumanisée. Ce n’est pas pour y substituer un discours de la louange plutôt que de l’engagement politique. La thèse est plus ou moins novatrice dans la nébuleuse d’ouvrages consacrés aux pentecôtismes par les sciences sociales au cours des deux dernières décennies. Le mérite de l’ouvrage est d’en faire une lecture à la lumière du contexte haïtien, et en particulier dans le cadre de la désolation extrême qui y marque le vécu quotidien des masses. Corten a fait plusieurs séjours en Haïti au cours des vingt dernières années. Toutefois, le lecteur ne trouvera pas dans cet ouvrage les classiques données ethnographiques sous forme d’extraits d’entrevues ou d’observations. Corten met plutôt son expérience directe de la misère haïtienne au service de l’interprétation d’une abondante littérature traitant de la politique et du religieux.