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L’argument central développé par Saint-Arnaud dans cet ouvrage s’appuie sur le constat suivant : les principaux représentants de la sociologie noire aux États-Unis, les Du Bois, Cox, Frazier et autres ont été considérés comme des scientifiques de second ordre par leurs collègues anglo-américains ; « […] leur sont déniés à tous une originalité et une authenticité scientifiques effectives » (p. 194). L’auteur entend démontrer l’absence de fondement de cette position, ainsi que les conditions sociales et épistémologiques qui ont contribué à construire ce préjugé.

L’introduction établit d’emblée les enjeux qui sont au centre de cet essai, ainsi que les bases de l’argumentation qui serviront à les rendre manifestes. Une question est au fondement de cette démonstration : comment s’est constituée une sociologie noire étatsunienne dans un contexte de domination raciale, sociale et intellectuelle blanche, grosso modo entre la fin du 19e et le milieu des années 1960?

Pour répondre à cette question, l’auteur se penche d’abord sur les fondements historiques de la construction de la sociologie aux États-Unis. Celle-ci s’inscrit dans la mouvance des travaux menés par les théoriciens européens, que ce soit Darwin, Spencer ou Comte d’une part, et elle souscrit directement aux positions raciales prévalentes à l’époque, d’autre part. Pour Saint-Arnaud : « Les débuts de la sociologie académique anglo-saxonne vont de pair avec la croyance régnante en l’infériorité innée des races peu évoluées » (p. 51).

La démonstration est également axée sur une série de personnages principaux, et de quelques figures moins centrales, qui ont partie liée tout autant avec la condition des Noirs, les rapports entre Blancs et Noirs, autant qu’avec le développement de la sociologie aux États-Unis.

Reprenons en détail les grandes divisions de l’ouvrage. La première : « La sociologie anglo-américaine et la question de la race », revient sur les moments fondateurs et les jalons marquants de la mise en place de la sociologie anglo-américaine lue à travers le thème plus spécifique de la question raciale. Sont ici analysés par le menu le cheminement de la pensée et les contributions de la figure dominante de Robert Ezra Park et de celle de Gunnar Myrdal, mandaté pour apporter un regard extérieur sur la société étatsunienne. Produit au milieu des années 1940, l’ouvrage dirigé par Myrdal : An American Dilemma : the Negro Problem and Modern Democracy, identifie l’éthos étasunien à partir de trois éléments majeurs : le nationalisme fondé sur la mission particulière des États-Unis dans le monde, le fondamentalisme chrétien, et une conception de la démocratie issue de la loi britannique (p. 149-150). Un diagnostic d’une étonnante actualité.

La deuxième partie de l’ouvrage se concentre sur « La genèse d’une sociologie noire indigène aux États-Unis d’Amérique ». Ici, ce sont les figures emblématiques de William Edward Burghardt (W.E.B.) Du Bois et de Edward Franklin Frazier qui s’imposent au milieu d’une série d’intellectuels noirs de plus en plus nombreux. En traçant en détail les divers événements qui ponctuent la vie professionnelle et intellectuelle de ces deux hommes, Saint-Arnaud nous fait partager le climat social dans lequel évoluent les communautés noires des États-Unis. Il présente par ailleurs une synthèse détaillée des travaux marquants que les sociologues, et particulièrement les sociologues de race noire, produisent sur ces commu-nautés.

Les travaux de Du Bois et de Frazier s’imposent d’emblée dans la présentation du développement d’une sociologie noire aux États-Unis. Le cheminement intellectuel et professionnel de ces deux personnages contribue avantageusement à mettre en évidence le lien entre production sociologique et conditions sociales et politiques de cette production.

Si le parcours de Du Bois apparaît plus erratique que celui de Frazier, plus nettement académique, les deux hommes manifesteront une volonté d’action politique à forte orientation socialiste. Des liens de continuité existent aussi entre The Philadelphia Negro (1899) de Du Bois et The Negro Family in Chicago (1932) de Frazier.

Les deux dernières sections de l’ouvrage : le septième chapitre, « Entre l’explication et la compréhension », et l’épilogue reviennent sur divers éléments de la démonstration précédente pour les resituer dans une perspective plus large d’interprétation. Saint-Arnaud s’appuie entre autres sur la démarche proposée par Bourdieu pour analyser le développement de la connaissance scientifique. L’auteur entend vérifier si les sociologues noirs sont parvenus à bâtir une « science sociologique originale » (p. 417), alors que les sociologues anglo-saxons élaboraient les bases de la discipline.

Saint-Arnaud en arrive ainsi à qualifier le travail de Du Bois d’avant-gardiste, notamment parce que ce dernier insiste pour considérer le concept de race comme l’expression d’un phénomène sociohistorique qui peut être saisi à travers un faisceau de variables (p. 440). Pour sa part, Frazier demeure davantage associé à la pensée de son mentor Park. Il n’en contribuera pas moins à asseoir la crédibilité de la sociologie des relations raciales et de la sociologie noire dans la première moitié du 20e siècle, grâce à sa production intellectuelle autant que par ses fonctions académiques et professionnelles.

Il ne fait donc pas de doute, dans l’esprit de l’auteur, que la sociologie noire occupe une place spécifique face à la sociologie anglo-saxonne en matière d’analyse des relations raciales. Elle a su constituer un appareil épistémologique pertinent dans l’interprétation des phénomènes sociaux et sur les relations raciales au premier chef.

Par ailleurs, l’anthropologie n’est jamais très loin de la sociologie tout au long de ces années où se développent les études sur les conditions sociales des Noirs analysées par des chercheurs noirs. L’influence de Boas est particulièrement sentie dans les discussions sur le concept de race, par exemple. Puis il y aura les travaux de Warner qui affronteront les positions de Park sur l’interprétation des relations raciales. L’anthropologue Warner aura d’ailleurs une influence également considérable auprès de jeunes chercheurs noirs.

C’est dans les méthodes de collecte de l’information ethnographique, observation directe et interviews en profondeur, que la présence de l’anthropologie se fera le plus sentir dans les premiers travaux des sociologues noirs, Du Bois en tête.

Le texte que nous présente Saint-Arnaud est construit avec une très grande minutie. Il nous offre une synthèse originale d’un corpus documentaire dont la maîtrise impressionne d’autant qu’il couvre un nombre considérable de références visiblement totalement assimilées. Nous sommes en présence d’un travail d’érudition, tout en profondeur.

Saint-Arnaud tient visiblement à offrir une démarche de sociologie de la connaissance qui allie avec finesse les conditions sociales de la production scientifique et les limites paradigmatiques à l’intérieur desquelles elle se déploie. Ici et là dans le texte, on le sent inquiet de camper avec justesse son propos, de demeurer du côté de la « neutralité axiologique » wébérienne (p. 505), d’éviter de « projeter sur un tel corpus des questions problématiques d’aujourd’hui » (p. 506). Il est certainement parvenu à nous faire partager le climat d’effervescence scientifique de la naissance de la sociologie noire aux États-Unis. Sa démonstration nous renseigne également sur les conditions intellectuelles, professionnelles et institutionnelles dans lesquelles a émergé la sociologie des relations raciales dans ce pays.

Saint-Arnaud adopte un point de vue dans le traitement de cette période de fondation de la sociologie aux États-Unis et c’est très bien ainsi. De nos jours, plusieurs sociologues et anthropologues conviennent qu’une position intellectuelle, voire politique, clairement assumée contribue à une meilleure lucidité dans l’analyse. C’est donc heureux que l’auteur ne soit pas parvenu à la complète neutralité à laquelle il aspirait.