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Introduction

Pratiquement inconnus hors de l’Inde il y a encore quelques années, les activistes dalits font aujourd’hui beaucoup parler d’eux[2]. En 2001, ils ont attiré l’attention en participant massivement à la Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance qui y est associée à Durban, en Afrique du Sud, et en manifestant aux côtés d’Afro-Américains et de Palestiniens, entre autres[3]. Ils participent chaque année au Forum social mondial, depuis la création de ce Forum à Porto Alegre en 2001. La tenue du Forum à Mumbai, en Inde, en 2004, leur a permis de passer à l’avant-scène. Ils sont arrivés par milliers de tous les coins de l’Inde pour participer à ce congrès organisé en réaction au Forum économique mondial qui se tenait en Suisse. Durant six jours, ils se sont mêlés à une foule composite constituée d’autres activistes, de journalistes, d’universitaires et d’autres participants de toutes origines rassemblés aux franges de Mumbai. En tout, plus de 100 000 personnes se sont déplacées pour ce forum où quelque 800 thématiques leur étaient proposées. Les récents forums de ce type, dont celui de Mumbai, ont permis aux Dalits de se faire connaître à l’échelle mondiale. Ces derniers font aujourd’hui souvent parler d’eux dans les médias internationaux. Documentaires télévisuels, articles, livres et sites Internet, produits par les Dalits eux-mêmes ou par d’autres, nous permettent désormais d’être informés sur ceux et celles que l’on appelle en Inde les intouchables.

Depuis quelques années, les Dalits sont plus régulièrement associés à des mouvements sociaux d’autres pays que l’Inde, faisant état d’expériences, de revendications ou d’émotions semblables aux leurs, au Népal, au Sri Lanka, au Pakistan, au Bangladesh ou au Japon, notamment. Régulièrement, ils interagissent et établissent des alliances avec des groupes des États-Unis, d’Europe et d’Afrique. Ils se sont ainsi, depuis peu, liés de façon plus directe à ce que l’on appelle le mouvement altermondialiste – ce réseau hétérogène d’organismes et d’associations du monde entier – dont on fait souvent remonter l’origine aux manifestations de Seattle de 1999.

Comprendre ce qui a conduit les activistes dalits, qui se préoccupent de questions aussi particulières et spécifiquement régionales que la discrimination fondée sur la caste, en Inde, à s’intéresser à d’autres mouvements dans d’autres régions du monde, voire à s’appuyer sur ces mouvements, ne tombe pas sous le sens. Le présent article tente d’expliquer ce qui a permis à ces activistes de s’aménager si aisément une place dans un mouvement altermondialiste encore embryonnaire. Quelles circonstances les ont amenés à se tourner vers ces nouveaux types de réseaux alternatifs internationaux et comment se sont-ils préparés à s’y intégrer?

Dans un premier temps, je rappellerai comment a pris naissance, dans les années 1920, en Inde, un certain contrepublic, puis je décrirai les grandes lignes de la propagation à l’étranger de ce mouvement alternatif, dans les années 1950 et 1960. Dans un deuxième temps, je ferai ressortir l’hétérogénéité du mouvement dalit contemporain en décrivant sa structure organisationnelle et quelques orientations au sein de ce mouvement. Dans un troisième temps, je replacerai dans un contexte plus large les divergences qui se manisfestent au sein du mouvement dalit et j’examinerai comment ces tensions internes s’inscrivent dans un cadre ou un contrepublic déjà établi. Je montrerai par la suite comment les activistes dalits remodèlent leur message lorsqu’ils composent avec le gouvernement indien, les Nations Unies ou d’autres mouvements alternatifs. Enfin, je résumerai brièvement les facteurs ayant permis à ces activistes de bien se préparer à s’intégrer dans des réseaux internationaux alternatifs, voire à prendre une part active dans leur création. Cet article rend compte d’une analyse parmi beaucoup d’autres qui traitent de ce que l’on appelle l’altermondialisation.

Formation d’un contrepublic alternatif dalit en Inde

Pour situer le propos dans un cadre théorique, il peut s’avérer utile de penser en termes de « contrepublic subalterne » (Fraser 1993)[4]. J’ai choisi de parler de « contrepublic alternatif », bien que cette notion fasse écho au concept de Fraser[5]. Un « contrepublic alternatif » fera référence, ici, à l’arène discursive dans laquelle les activistes dalits, issus principalement des « castes répertoriées », proposent un contrediscours. Selon Fraser,

[The] subaltern counterpublics […] signal that they are parallel discursive arenas where members of subordinated social groups invent and circulate counterdiscourses to formulate oppositional interpretations of their identities, interests and needs.

Fraser 1993 : 123

Alvarez, Dagnino et Escobar (1998a : 19), inspirés par Fraser, préfèrent parler de movement-based public ou movement-inspired public. Ils ont également recours à l’expression alternative social movement public ou simplement movement public (ibid : 20). Ces appellations pourraient toutes correspondre à la notion de contrepublic à laquelle je m’intéresse.

La structure organisationnelle et l’essence du mouvement dalit prennent leur source dans les mouvements Adi des années 1920. Ces mouvements ont constitué les premières tentatives pan-indiennes des intouchables pour rompre avec l’hindouisme et le système des castes (Juergensmeyer 1982 ; Omvedt 1994). Au cours des années 1930 et jusque dans les années 1950, une position anticaste autonome en est venue à se cristalliser plus explicitement. Les controverses entre deux personnages historiques, B. R. Ambedkar (1891-1956) et M. K. « Mahatma » Gandhi (1869-1948), ont contribué à cristalliser cette position. Pour B. R. Ambedkar, il fallait distinguer les « classes défavorisées » [depressed classes][6] de l’hindouisme et de la communauté des Hindous. À l’opposé, M. K. Gandhi prônait l’intégration de ces classes dans la communauté hindoue et la réforme du système de castes[7].

Contrairement à celui de Gandhi, le nom d’Ambedkar n’a guère franchi les frontières de l’Inde. C’est seulement avec l’intensification des activités du mouvement dalit dans les années 1990 et leur expansion géographique qu’il a commencé à être un peu mieux connu. Ambedkar détenait un doctorat en économie de l’Université Columbia à New York, ce qui est plutôt inhabituel pour un intouchable. Il fut le premier à occuper le poste de ministre de la Justice de l’Inde après la proclamation d’indépendance et fut président du comité qui esquissa la Constitution indienne (Zelliot 1992)[8].

Dans la controverse opposant Ambedkar et Gandhi, politique et religion sont étroitement liées. Sans entrer dans le détail de ces différends, disons simplement que, dans les années 1930, deux principaux débats jouèrent un rôle important dans la formation d’un contrepublic dalit. Le premier d’entre eux est d’ordre politique et était lié à la table ronde de 1931, qui fut à l’origine de ce qu’on a appelé le Communal Award, en vertu duquel le vote des classes défavorisées devait compter pour deux (Lynch 1969 ; Keer 1990)[9]. Pour Ambedkar, il s’agissait là d’un « privilège inestimable » (Ambedkar 1991a [1945] : 90). Gandhi, pour sa part, craignait qu’un tel système électoral ne suscite la division parmi les Hindous et entama une grève de la faim pour que cette mesure soit abolie. Il obtint gain de cause, et un accord connu sous le nom de pacte de Poona fut signé en 1932. Depuis, les activistes dalits ont toujours tenu Gandhi responsable du fait qu’ils ne disposent pas d’une représentation juste dans le système politique indien.

Sur le plan religieux, la rupture définitive avec l’hindouisme fut provoquée par Ambedkar en 1935, lorsqu’il annonça que, bien qu’il soit né Hindou, il ne mourrait pas comme tel (Zelliot 1992 : 170). Selon lui, les idéaux de l’hindouisme n’étaient pas compatibles avec l’égalité des statuts entre différentes catégories de personnes. Telle n’était pas l’opinion de Gandhi, qui croyait en la loi des varna, dont il ne pensait pas qu’elle fût en rapport avec l’inégalité des castes[10]. Ainsi s’expliqua-t-il dans un article paru dans le Harijan du 18 juillet 1936 :

The law of varna teaches us that we have each one of us to earn our bread by following the ancestral calling […]. The calling of a Brahmin – spiritual teacher – and a scavenger are equal, and their due performances carries equal merit before God and at one time seems to have carried identical reward before man.

Gandhi 1976 [1936] : 153

Gandhi était étroitement associé au parti du Congrès. De son côté, Ambedkar fonda des partis socialistes plus radicaux, tel l’Indian Labour Party en 1936, qui fut remplacé par la Scheduled Castes Federation en 1942. L’année de sa mort, en 1956, Ambedkar prit la tête d’une conversion de masse au bouddhisme à Nagpur, dans l’État de Maharashtra, dans l’ouest de l’Inde. Entre les deux recensements de 1951 et 1961, le nombre de bouddhistes en Inde passa de moins de 200 000 à plus de trois millions (Zelliot 1992 : 126).

Au cours des années 1960 et 1970, ce mouvement prit un nouveau tournant. Le contexte était désormais différent, dans le sens où les « castes répertoriées » bénéficiaient d’une protection en vertu de la Constitution indienne et de nouvelles lois interdisant la discrimination. Néanmoins, en 1980, une commission gouvernementale constata elle-même que la police et les organismes juridiques étaient incapables d’assurer la mise en application de ces lois[11]. Dans l’ensemble, la relance du mouvement, telle qu’elle se manifeste chez les Panthères dalits et au sein de la Sahitya (Académie nationale des lettres), pourrait apparaître comme une réaction à cette divergence entre les lois et les pratiques indiennes.

Les auteurs et les poètes de la Sahitya étaient étroitement associés au mouvement social et politique des Panthères dalits, qui prit naissance en 1972. L’orientation de ce mouvement était marxiste et bouddhiste, mais auteurs et activistes usaient d’une rhétorique militante. La majeure partie de leur inspiration provenait des Black Panthers, aux États-Unis, tout comme le nom de leur formation, d’ailleurs. Ils se joignirent à des réseaux qui comprenaient également des travailleurs sociaux dont le statut les plaçait parmi les plus démunis des zones urbaines, des étudiants ou des jeunes Dalits sans emplois, ainsi que des travailleurs urbains et des ouvriers agricoles de l’État de Maharashtra (Zelliot 1992 ; Guru 1992).

Les activistes dalits sont généralement critiques à l’égard des partis marxistes, qu’ils accusent d’être dirigés par une élite hindoue des hautes castes, et ils préfèrent parler d’oppression de caste plutôt que de classe. Néanmoins, une forte influence marxiste se fait sentir dans leur mouvement qui fait constamment référence aux idées marxistes et socialistes (Rodrigues 1993 ; Queen 1994). On a comparé le bouddhisme dalit à la théologie de la libération (Omvedt 1999 ; voir également Fuchs 2001), et le même genre de comparaison a été fait entre la théologie (chrétienne) dalit et la théologie de la libération (Webster 1994 ; Azariah 1989 ; Sathianathan 2000). Bouddhistes ou chrétiens, ces activistes dénoncent tous l’exploitation sociale, politique et économique des « castes répertoriées » et partagent le même idéal d’une restructuration totale de la société qui leur donnerait justice.

Ainsi, les orientations religieuses et politiques de ce mouvement sont étroitement mêlées. En même temps qu’ils se dissocient des valeurs de leur société d’appartenance et de la vision qui les définit comme hindous, ils aspirent à changer les relations de pouvoir dans les sphères politiques et économiques. Quelle que soit leur orientation, ces activistes réclament un système politique dans lequel les « castes répertoriées » seraient en mesure de choisir leurs propres représentants, à l’instar de ce que réclamait Ambedkar, qui avait présidé à l’instauration de la Communal Award. Le droit à la terre figure parmi leurs principales revendications et, indépendamment de leur orientation, ils prennent part à des tentatives de saisie des terres ou érigent des statues d’Ambedkar sur les lots auxquels ils considèrent qu’ils ont droit.

Un contrepublic dalit élargi hors frontières

On trouve, partout dans le monde, des Indiens qui ont émigré pour trouver de nouvelles conditions de vie (Vertovec 2000). Parmi ceux des « castes répertoriées » qui sont parvenus à amasser suffisamment d’argent pour sortir de l’Inde, beaucoup se sont installés en Angleterre et ont abouti dans l’industrie lourde, fournissant ainsi au pays une main-d’oeuvre dont il était à court dans les années 1950 et 1960 (Ballard 1994). En Europe, comme en Inde, beaucoup d’entre eux se sont convertis au bouddhisme et ont mis sur pied leurs propres cercles viharas bouddhistes ambedkarites, où ils célèbrent des fêtes qui leur sont spécifiques, comme l’anniversaire d’Ambedkar.

Aujourd’hui, ces cercles ambedkarites[12] abondent parmi les immigrants des « castes répertoriées » en Angleterre, et, dans la plupart des cas, ils entretiennent des relations les uns avec les autres. On retrouve également ce type de cercles aux États-Unis, au Canada et parfois dans d’autres pays européens, de même qu’en Australie, en Afrique, dans le sud-est de l’Asie et en Amérique du Sud. Aussi les Ambedkarites de Grande-Bretagne font-ils partie d’une diaspora dalit planétaire.

Depuis le milieu des années 1990, les réseaux de groupes et d’individus se sont complexifiés au sein des Ambedkarites de la diaspora, et entre les émigrants et leurs compatriotes restés en Inde, notamment grâce aux communications qu’ils entretiennent par Internet. Ces réseaux organisent régulièrement des congrès et des séminaires qui leur permettent de se rassembler, souvent autour d’invités non Ambedkarites choisis parmi des universitaires, des experts, des profanes et des laïcs du monde entier, afin de discuter de questions relatives à la situation des « castes répertoriées » en Inde.

Les Ambedkarites de Grande-Bretagne s’inscrivent dans le cadre d’un mouvement transnational qui traverse les frontières. En effet, les bouddhistes ambedkarites de ce pays prennent part au même discours anti-hindouiste, anti-Gandhisme et anti-Congrès que l’on trouve en Inde. Les activistes dalits en Inde comme les Ambedkarites bouddhistes de Grande-Bretagne font ainsi partie d’un même contrepublic transnational[13]. Il faut souligner ici que ce réseau de relations existait déjà depuis trente ans quand Internet a commencé à être mis à contribution par les activistes de ce mouvement.

Orientations du mouvement dalit : importance indéniable des symboles négatifs

Au début des années 1990, les activités des Dalits se sont intensifiées en Inde et les réseaux ont pris de l’ampleur. Depuis, le mouvement dalit reçoit davantage d’attention de la part des médias et du public. De petits groupes se sont formés ou reformés dans les villages comme dans les villes autour de l’emblème que représente le nom d’Ambedkar. Ces activistes se sont mis à étudier les écrits d’Ambedkar, à prendre part à la politique et à diffuser la pensée et l’oeuvre de ce leader auprès de leurs parents, de leurs amis et d’autres personnes.

On distingue, au sein du mouvement dalit contemporain, de nombreuses orientations, dont les trois principales sont les suivantes : une orientation bouddhiste, qui prend son origine dans l’État de Maharashtra, une orientation chrétienne, dont les racines plongent dans la partie sud de l’Inde, et une orientation politique, telle qu’elle est représentée, par exemple, par le parti Bahujan Samaj, très influent dans le nord du pays, en particulier dans l’État d’Uttar Pradesh. Bien que ces orientations puissent être théoriquement analysées en tant que systèmes de valeurs distincts, la réalité nous offre une tout autre perspective. Il existe également d’autres orientations au sein de ce mouvement, dont certaines peuvent se rejoindre sur divers aspects. Quoi qu’il en soit, ces multiples orientations donnent lieu à des milliers de publications : plaquettes et périodiques sont publiés dans tout le pays à partir de petites maisons d’édition, souvent pilotées par une seule personne. Des individus appartenant à différentes tendances du mouvement interagissent régulièrement les uns avec les autres. Ils se lisent entre eux et se rencontrent lors de congrès et de séminaires afin de discuter des questions liées à leur mouvement.

Ces discours dalits variés peuvent être vus comme différentes orientations d’un même mouvement qui se présentent et s’expriment toutes au sein d’un même contrepublic. Une telle diversité rappelle que les gens interprètent différemment les événements en fonction de leur statut dans divers contextes sociaux (voir Hannerz 1992a : 64 et seq.). Une identité culturelle commune naît par suite de l’interaction de ces différentes orientations (ibid : 68). Le mouvement dalit peut par conséquent être considéré, culturellement parlant, comme un réseau de différentes orientations qui sont constamment créées ou remodelées par des personnes en constante interaction, organisées socialement et réorganisées dans des réseaux (formels et informels) de groupes et d’individus.

Les activistes dalits considèrent Ambedkar comme l’un de ceux qui s’est démarqué de l’hindouisme en vue d’éradiquer le système des castes. Ils reprochent à Gandhi d’avoir tenté d’intégrer les castes répertoriées au monde hindou. La conversion bouddhiste de 1956 à Nagpur sert d’exemple à cet égard, tant aux activistes bouddhistes qu’aux chrétiens ou aux tenants d’une orientation politique, pour faire valoir l’opposition d’Ambedkar à l’hindouisme et au système des castes. De même, la décision politique, entérinée par le pacte de Poona en 1932, de priver les classes défavorisées d’un électorat séparé et d’un double vote et de les inclure plutôt à l’électorat hindou (en ne mettant qu’un seul vote à leur disposition) sert d’argument contre Gandhi. On reproche à ce dernier son rôle dans l’instauration du pacte de Poona, non seulement parmi les activistes à orientation politique, mais aussi parmi les Dalits d’orientation bouddhiste ou chrétienne. On remet en question l’opinion générale selon laquelle les castes répertoriées appartiennent à l’hindouisme, et beaucoup d’activistes dalits soulignent leurs relations étroites avec les musulmans dans le but d’affirmer leur autonomie par rapport aux Hindous.

L’anti-gandhisme est l’un des thèmes qui ressort du discours dalit, quel que soit le contexte. Sur le plan historique, Ambedkar est étroitement associé au bouddhisme et au Republican Party of India (RPI)[14]. Gandhi, pour sa part, est associé à l’hindouisme et au parti du Congrès, comme je l’ai déjà dit. Cette attitude négative à l’égard de Gandhi permet aux activistes appartenant à différents réseaux dalits qui s’opposent à l’hindouisme et au Congrès de trouver un terrain d’entente – même s’ils n’appartiennent pas nécessairement à la branche bouddhiste ou au parti républicain. Une vision pro-Ambedkar, au contraire, aurait pu conduire des activistes qui n’adoptent pas le point de vue bouddhiste sur le monde à hésiter avant d’adhérer au mouvement. De même, les activistes dalits militant davantage dans la sphère politique en dehors des cercles du RPI, étroitement associés à Ambedkar et aux Panthères dalits, auraient pu rechigner à se joindre aux autres. Dans les années 1990, les activistes dalits de toutes sortes de réseaux se sont regroupés sous une même bannière anti-gandhienne et anti-hindouiste. Quelles que soient les préférences individuelles et les orientations politiques ou religieuses des divers réseaux, chacun considère qu’il fait partie intégrante du même mouvement.

La nuance entre une position pro-Ambedkar ou pro-bouddhiste et une attitude anti-gandhienne ou anti-hindouiste peut sembler anecdotique. Elle revêt pourtant une importance de premier plan pour les activistes dalits. Car il semble que l’anti-gandhisme et l’anti-hindouisme aient offert quelque chose que la position pro-Ambedkar ou pro-bouddhisme ne permettait pas. Tout d’abord l’exclusivité, dans le sens où ils ont permis au mouvement dalit de se circonscrire en excluant tous ceux qui tiennent Gandhi en haute estime. Ambedkar, en tant que symbole, a perdu une part de son potentiel unificateur en acquérant de la notoriété, quand son nom a commencé à être utilisé en dehors des cercles dalits au début des années 1990. Les désaccords et les antipathies à l’égard de Gandhi ont, en un sens, renforcé le sentiment du « nous » contre « eux », qui menaçait de s’estomper à mesure que d’autres personnes en dehors des cercles dalits ou du contrepublic commençaient à en faire un symbole. L’un des effets de l’anti-gandhisme a été manifestement de faire ressortir les frontières du mouvement et les différences entre les activistes et ces « autres » qui ne partagent pas leurs valeurs premières.

D’autre part, l’anti-gandhisme a également joué un rôle dans la capacité d’expansion et d’intégration du mouvement. Les Dalits sont parvenus à trouver un point de référence commun autour duquel discuter. Les antipathies à l’égard de Gandhi et de l’hindouisme ont, d’une certaine manière, joué le rôle d’un pont entre différents réseaux religieux, sociaux et politiques. En d’autres termes, la prévalence de l’attitude « anti » a permis aux militants dalits de se regrouper autour d’un certain discours et d’aplanir les différences entre les diverses orientations du mouvement. Une telle attitude semble avoir contribué à renforcer le sentiment d’appartenance et d’identité, servant à la fois d’indice de démarcation par rapport aux « autres » et de signe de ralliement pour des réseaux faiblement liés les uns aux autres ou d’orientations différentes au sein du mouvement.

L’aspect organisationnel : une hydre multicéphale

Melucci est l’un de ceux qui ont popularisé le concept de réseaux dans les théories sur les mouvements sociaux. Il est important de remarquer toutefois que Melucci (1985) fait référence aux anthropologues Gerlach et Hine (1970) lorsqu’il parle des mouvements sociaux en termes de réseaux. Le concept de réseau, de même que celui de toile, également utilisé par Gerlach et Hine, est aujourd’hui repris par l’anthropologie et développé autrement dans les théories sur les mouvements sociaux (Alvarez, Dagnino et Escobar 1998b)[15].

Il existe des milliers et des milliers de groupes dalits en Inde et à l’étranger, qui diffèrent les uns des autres à plusieurs égards. Néanmoins, ces groupes se considèrent eux-mêmes comme parties intégrantes du mouvement dalit. Gerlach et Hine (1970) ont été les premiers à traiter dans une perspective anthropologique de mouvements géographiquement dispersés, et j’ai trouvé de nombreuses similitudes entre leurs observations d’ordre structurel sur le mouvement Black Power et le pentecôtisme aux États-Unis et mes propres observations sur le mouvement dalit. Ces chercheurs ont caractérisé la structure organisationnelle des mouvements qu’ils étudiaient comme décentralisée, segmentée et réticulée (ibid : 33). Il est également possible de trouver ici de nombreuses similitudes avec les réseaux altermondialistes hétérogènes du monde entier, dont je dirai quelques mots plus loin.

Les mouvements sociaux étudiés par Gerlach et Hine étaient décentralisés en ce qu’ils étaient polycéphales, c’est-à-dire guidés par de nombreux leaders. Certains de ces leaders étaient influents, mais aucun d’entre eux ne pouvait être considéré comme la tête du mouvement au sein duquel il militait. Ces chefs étaient souvent en désaccord sur les objectifs à court terme et les moyens d’y parvenir, et la même remarque pourrait s’appliquer aux chefs du mouvement dalit. Ceux-ci exercent une influence sur certains groupes ou certains réseaux de groupes, mais aucun ne peut parler au nom du mouvement dans son ensemble. De même, aucun des nombreux leaders dalits n’a le pouvoir de mettre en branle le mouvement dans son entier ou d’empêcher la participation de certains d’entre eux à des activités qui débordent de leur domaine. De plus, aucun de ces leaders ne connaît tous les groupes qui se considèrent eux-mêmes comme appartenant à ce vaste mouvement (ibid : 36).

Le mouvement dalit est par ailleurs segmenté de façon semblable à ce que décrivent Gerlach et Hine (ibid : 42), et scissions et fusions surviennent continuellement en fonction du contexte et de ce que dicte la situation. Il existe de nombreux groupes locaux indépendants ayant chacun une idée différente de ses objectifs et des méthodes à employer, mais tous peuvent s’allier, comme ils l’ont fait, par exemple, à l’occasion de la Campagne nationale pour les droits humains des Dalits (voir ci-après). Parfois, ils se divisent ou se scindent en unités plus petites. De nouveaux groupes se forment autour d’un nouveau chef, ou d’autres groupes se combinent et se recombinent selon de nouvelles constellations.

Les mouvements dalits sont également réticulés. Des groupes ou des nodules sont associés les uns aux autres non pas par un quelconque noeud central, mais par des séries complexes de relations interpersonnelles et inter-groupes (ibid : 55). Particuliers et groupes sont souvent liés par des relations de parenté, d’amitié ou d’appartenance. Les activistes traversent constamment les frontières entre les groupes ; quelquefois, ils font partie de plus d’un regroupement et participent aux réunions organisées par des amis ou des parents. On ne peut trop insister sur l’importance des liens qui constituent cet ensemble en un vaste réseau, selon Gerlach et Hine (ibid : 63). Les liens personnels de parenté, d’amitié et autres tissent une unité flexible qui permet leur maintien au sein d’un mouvement qui ne dispose d’aucun siège central ni d’aucun véritable chef.

Contrairement à l’idée généralement répandue parmi les chercheurs selon laquelle les scissions organisationnelles et le manque de cohésion au sein d’un mouvement sont une marque de faiblesse, Gerlach et Hine estiment ces caractéristiques indispensables à la continuité des mouvements sociaux. Selon eux :

When the success of movements is reported as having occurred « because of » rather than « in spite of » organizational fission and lack of cohesion, we will have come to understand the nature of movement dynamics much more clearly.

Gerlach et Hine : 64

Ils affirment, par exemple, que la structure organisationnelle des mouvements qu’ils ont étudiés a rendu ces mouvements difficiles à supprimer. Leur structure était souple, en évolution constante, constituée de milliers de petits groupes et d’une multitude de leaders. Les mêmes remarques peuvent s’appliquer au mouvement dalit contemporain. Bien qu’Ambedkar, après sa mort, soit devenu un symbole unificateur, le mouvement dalit consiste en une grande variété de groupes en constante évolution et organisés selon des constellations souples autour d’innombrables chefs[16]. Ce type de structure organisationnelle peut apparaître frustrant aux opposants qui ont l’impression de faire face à une situation double : « on the one hand, a spontaneous explosion at the grass-roots level ; and on the other, a many-headed hydra » (ibid : 65). Une telle structure permet néanmoins une plus grande mobilisation au sein d’un éventail plus large de groupes culturels et politiques.

Relations intrapubliques ou interpubliques

L’examen de la structure organisationnelle et des diverses orientations du mouvement dalit révèle un mouvement et un contrepublic qui sont loin d’être homogènes, mais, au contraire, profondément diversifiés. Le mouvement dalit – à l’instar du mouvement féministe en Amérique latine tel que le décrit Alvarez – semble également être parcouru de tensions et de contradictions (Alvarez 1998 : 311 et seq.).

Les tensions intrapubliques entre les activistes dalits de différentes orientations – bouddhiste, chrétienne, politique, etc. – diffèrent cependant considérablement des divergences d’orientation interpubliques[17] qui surviennent lorsque les activistes du contrepublic dalit s’expriment en relation avec la sphère publique. En tentant de diriger leur message vers un auditoire différent de leur propre contrepublic, en contestant les valeurs de « la plupart des autres » – c’est-à-dire des Hindous –, ils peuvent s’éloigner encore davantage de leurs opposants qui chercheraient à étouffer ou à pervertir leur message[18]. Les tensions intrapubliques entre les différents réseaux du mouvement, d’autre part, peuvent renforcer l’identité dalit, compte tenu de l’existence de certaines idées et d’une connaissance tacite entourant ces « autres » (toujours selon un processus de création et de reformulation)[19].

Une telle situation semble s’expliquer par le fait que la communication entre les activistes des différentes tendances qui débattent et argumentent entre eux sur les stratégies à adopter, par exemple, active les réseaux du contrepublic dalit, ce qui en même temps ouvre à nouveau la possibilité de réitérer leurs points de référence communs. Aussi les activistes dalits impliqués dans un conflit évaluent-ils ce conflit différemment et en fonction du contexte. Ils font la distinction entre la position de leurs « principaux opposants », qui font circuler leurs messages dans la sphère publique, et celle des opposants au mouvement dalit, qui font circuler leurs propres messages au sein du contrepublic alternatif commun.

Il faut examiner les tensions internes en regard du contexte de l’accord tacite qui les sous-tend. Chaque faction est d’accord avec les autres, indépendamment de son orientation, sur le fait qu’elles adoptent une position commune à l’intérieur d’un conflit principal qui les oppose aux Hindous et aux valeurs hindoues. Chaque orientation se positionne en fonction d’une autre orientation (Hannerz 1992a : 67), et certaines sont plus « autres » que d’autres[20]. Cela signifie que les activistes dalits s’entendent pour dire que les « Hindous » sont « plus autres » que d’autres activistes de leur mouvement dont les orientations diffèrent des leurs.

Internet comme outil de renforcement du contrepublic dalit

À l’examen du discours dalit qui circule sur Internet, on constate que les diverses orientations de ce mouvement relèvent d’un même contrepublic. Les activistes dalits représentant des groupes bouddhistes, chrétiens ou politiques (ou d’autres orientations, ou d’autres combinaisons d’orientations) prennent part aux mêmes groupes de discussion sur Internet. Dans ces groupes de discussion et sur différents sites Web[21], ils s’informent les uns les autres de leurs activités, des célébrations, des congrès, des livres, des articles ou des atrocités commises contre les castes répertoriées. Ils discutent également des objectifs et des méthodes du mouvement. Les sujets relatifs à la religion ou aux partis politiques sont très souvent abordés, de même que les questions touchant à leur propre identité. Dans ce sens, les réseaux du contrepublic dalit sont intensivement stimulés au quotidien dans le cyberespace.

L’étude d’Internet et de la sphère publique chez Smith fait dire à ce dernier que c’est la prolifération d’espaces publics alternatifs qui caractérise Internet : « what the Internet facilititates is not so much the growth of a common public sphere of disinterested discussion and deliberation but the proliferation of alternative public spaces, of counter-public spheres » (Smith 2004 : 137). Graham et Khosravi (2002) abondent dans le même sens, dans le contexte du discours iranien sur Internet, en affirmant que le cyberespace offre un lieu où la vie sociale peut s’organiser autrement : « a space where other ways of acting and ordering [social life] than those which are permitted in official places exist and indeed proliferate » (ibid : 223). Cela est également vrai pour les activistes du mouvement dalit qui, pour une large part, ont été exclus de la sphère publique indienne. Désormais, ils peuvent communiquer dans le cyberespace pour non seulement réorganiser les relations entre les activistes dalits en Inde et dans la diaspora, mais aussi en établir de nouvelles avec un public international plus large de sympathisants.

La communication entre les groupes dalits et les individus de différentes orientations au sein du mouvement s’est intensifiée grâce aux groupes de discussion qui se sont constitués sur Internet. Les échanges répétitifs quotidiens dans divers réseaux dalits, en dépit des distances géographiques et des désaccords nombreux, ont joué un rôle déterminant dans la redéfinition et le renforcement de l’identité dalit. Pour ces activistes, Internet offre un outil qui leur permet d’établir des ponts dans le cyberespace (ibid : 229), d’abord entre des réseaux de groupes de différentes orientations au sein d’un contrepublic diversifié, mais également en relation avec un public international plus large. Selon Alvarez, qui abonde dans le sens de Fraser : « social movement webs constitute alternative or subaltern publics in which new cultural and political meanings are produced, dissent is made possible, and direct action can be imagined » (Alvarez 1997 : 108).

Avec l’aide d’Internet, les activistes dalits sont facilement parvenus à dépasser leur propre contrepublic pour se relier à des réseaux solidaires à leur cause. C’est ainsi que l’International Dalit Solidarity Network, fondé en 2000, a pu s’établir aussi aux États-Unis et en Europe. Ces réseaux sont également liés à des minorités dans les pays asiatiques, comme celles des Burakumin du Japon et des Dalits du Népal, par exemple. En tant que nouveau média de communication, Internet a permis de maintenir, de renforcer et d’étendre le contrepublic dalit. Les activistes dalits de l’Inde ont créé un contrepublic alternatif qu’ils ont maintenu vivant durant des dizaines d’années bien avant Internet, mais, dans le cyberespace, leurs réseaux ont connu une résurgence certaine depuis le milieu des années 1990. Grâce à cette nouvelle forme d’interaction, les réseaux déjà existants dans le monde et sur le Web sont activés sur une base quotidienne et la création de nouveaux réseaux est facilitée[22]. Selon Smith :

For those who feel excluded from the dominant media public sphere, the Internet offers rapid access to an alternative world of expression, networking and organizing. In effect, the Internet intensifies the postmodern challenge to authority structures.

Smith 2004 : 137

Face au gouvernement indien et aux Nations Unies

Les discours circulant parmi les activistes dalits sont, en dépit de leur diversité, imprégnés d’un message étonnamment similiaire. La raison en est que, comme j’ai tenté de le montrer, ces discours naissent au sein d’une sphère contrepublique commune. Néanmoins, lorsqu’ils s’adressent à des destinaires extérieurs au contrepublic dalit, le message change de forme en passant d’un contexte à un autre.

Selon le destinataire (dans les interactions réelles ou les contacts imaginés), les activistes mettent l’accent sur différents aspects du message. Lorsqu’ils cherchent à faire circuler ce message et à élargir leurs réseaux (même virtuels) et leur champ d’activités en dehors de leur propre contrepublic, ils le modifient ou l’atténuent, quelquefois délibérément, d’autres fois malgré eux[23]. L’anti-gandhisme, par exemple, est rarement avancé dans les contextes internationaux en rapport avec les Nations Unies ou d’autres groupes d’activistes dans le monde, du fait qu’à l’extérieur de l’Inde, Gandhi jouit d’une image positive majoritairement associée à la non-violence et à la résistance contre le pouvoir colonial.

La Campagne nationale pour les droits humains des Dalits en Inde, mise sur pied en 1998 en tant que tribune électorale, compte parmi les initiatives les plus réussies visant à toucher un auditoire extérieur au contrepublic dalit. Cette campagne englobait des centaines d’ONG et d’organismes dalits, ainsi que des particuliers faisant partie des réseaux dalits parmi lesquels figurent des militants pour les droits humains, des travailleurs sociaux et des universitaires, entre autres. Elle visait à souligner le fait que 50 ans après l’indépendance de l’Inde et l’instauration de protections constitutionnelles pour les « castes répertoriées », les lois contre la discrimination fondée sur la caste ne sont toujours pas mises en application par les États indiens, et que cette discrimination est toujours à l’oeuvre dans la société civile indienne.

Comparativement au mouvement dalit qui s’est manifesté en Inde jusqu’en 1998, cette campagne visait plus directement à promouvoir le message dalit dans la langue internationale des droits humains. Elle a marqué le début d’une visibilité mondiale accordée à la question dalit, lorsque les activistes ont participé en 2001 à la Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance qui y est associée (voir note 1).

Pour ce qui est des sujets plus directement reliés à l’État, le message de la Campagne s’exprimait davantage sous la forme du discours culturel mondial prévalant sur les « droits humains », et moins en termes politiques et religieux. La Constitution indienne de 1950 a en effet été influencée par la vision internationale des droits humains déployée dans la Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948, à laquelle la Campagne a rattaché son propre discours, qui est par conséquent lié à celui de la Constitution indienne. Ce discours a été aussi, dans une grande mesure, dissocié du débat entre Gandhi et Ambedkar, débat auquel il est fait pourtant constamment référence au sein du contrepublic. En relation avec l’État, le discours dalit a été élargi géographiquement afin de couvrir les droits humains des Dalits non seulement en Inde, mais aussi en Asie (et même dans d’autres parties du monde). Néanmoins, dans la documentation qui a servi à la préparation de cette campagne, on retrouve des traces du discours qui circule au sein du contrepublic. La discrimination selon les castes et le nom d’Ambedkar y étaient explicitement mentionnés, mais il fallait pour l’essentiel deviner entre les lignes le débat opposant Ambedkar et Gandhi ou les références aux Panthères dalits, qui restaient implicites. Un discours émotif, récurrent aux niveaux local et régional, affleurait, et les dépliants produits pendant la campagne étaient présentés comme le langage de la colère, « our language of anger simmering in our hearts »[24].

Sur le plan international, nous observons que, durant les réunions préparatoires qui ont précédé la Conférence mondiale de Durban en 2001, l’espace réservé aux activistes était extrêmement limité. Le champ discursif était manifestement structuré par les relations de pouvoir pour ce qui concerne les messages autorisés à circuler. Les représentants des différents gouvernements étaient en position de force pour décider du calendrier de la Conférence mondiale. La situation des activistes dalits en route pour la Conférence de Durban faisait que cet espace relativement neuf, qui leur permettait d’accéder à de nouveaux interlocuteurs à l’extérieur de leur propre contrepublic et de s’adresser à l’État indien, devait être complètement remodelé dans ce contexte international. Ce remaniement profond n’a pas été une mince tâche. La rencontre du discours dalit avec le discours culturel international des Nations Unies a imprimé au premier des distortions qui l’ont rendu méconnaissable. Dans les documents finaux de Durban ne subsiste aucune trace du message dalit[25]. Réduits au silence par les représentants des États du monde, les activistes dalits n’ont pas pu se faire entendre[26]. Dans ce contexte international officiel, on ne leur a pas laissé d’espace discursif, ce qui n’est pas sans rappeler leur exclusion de la sphère publique en Inde.

Quoi qu’il en soit, le discours des activistes dalits a contribué à forger de nouvelles conceptions mondiales sur ce qui pourrait et devrait être fait (Berkovitch 1999 : 101) quant à la question des « castes répertoriées ». Les groupes dalits sont parvenus à inscrire cette dernière au calendrier des Nations Unies, bien qu’elle n’ait pas été discutée lors de la Conférence de Durban. Étonnamment, un rapport des Nations Unies – le rapport soumis par M. Goonesekere à la Sous-commission de la promotion et de la protection des droits de l’homme – avant la Conférence de Durban correspondait au discours dalit et faisait référence aux différences entre Ambedkar et Gandhi, au système des castes et à l’hindouisme. Grâce à ce rapport présenté à cet énorme appareil que constitue l’Organisation des Nations Unies, les activistes dalits se sont finalement taillé un espace limité, mais important, dans un contexte international officiel.

Lorsque les activistes dalits ont inséré la discrimination fondée sur la caste dans le discours sur les droits humains et la discrimination fondée sur l’emploi et l’ascendance, à l’occasion de la Conférence de Durban en 2001, ce tournant a pu être vu comme le premier pas vers une véritable interaction[27]. La discrimination fondée sur la caste était à tout le moins introduite, par le rapport Goonesekere, dans un discours à l’échelle mondiale. Ce fait nouveau a également eu pour conséquence que la Commission des droits de l’homme des Nations Unies a nommé deux rapporteurs spécifiquement chargés d’étudier la discrimination fondée sur l’emploi et l’ascendance en relation avec le système de castes.

Les activistes dalits au sein du mouvement altermondialiste

Lors de chaque Forum social mondial et entre ces forums, les activistes dalits n’ont eu aucune difficulté à s’allier à un mouvement altermondialiste en pleine émergence. Revenons à ma question introductive : quelles circonstances ont permis aux Dalits d’être si extraordinairement préparés à participer activement à ces nouveaux réseaux alternatifs? En d’autres mots, pourquoi les Dalits indiens sont-ils soudainement partout? Les réponses, bien sûr, sont nombreuses, mais je me contenterai, pour plus de clarté, de conclure en présentant et en résumant brièvement cinq des raisons qui transparaissent de manière évidente de mon exposé sur le mouvement dalit. Les activistes dalits savaient déjà comment 1) établir des relations et former un contrepublic sur un vaste territoire ; 2) faire la distinction entre les conflits interpublics et intrapublics ; 3) utiliser à leur avantage des symboles négatifs au sein de leur mouvement et à l’extérieur ; 4) reformuler et contextualiser leurs messages de l’échelle locale à l’échelle internationale ; 5) organiser et réorganiser en souplesse les réseaux du mouvement.

Tout d’abord, les activistes dalits ont une longue expérience en matière de formation d’un contrepublic alternatif sur un vaste territoire : depuis les années 1920 en Inde, et depuis les années 1950 et 1960 ailleurs dans le monde. Entretenir des relations sociales et en susciter de nouvelles en dépit de la distance n’est assurément pas nouveau pour eux. Pour communiquer d’un bout à l’autre d’un pays où les langues locales abondent, les dirigeants ont été forcés d’utiliser l’anglais comme langue commune, ce qui aujourd’hui facilite encore davantage leurs communications avec d’autres groupes dans le monde. Internet a bien sûr stimulé les réseaux dalits déjà existants et étendu le contrepublic dalit au cyberespace depuis les années 1990, mais, plus récemment, il a aussi facilité la création de nouvelles relations. Des militants d’autres mouvements sociaux, géographiquement très éloignés les uns des autres, semblent trouver facilement les références qui leur permettent de communiquer. Dans leurs interrelations, ils élaborent une nouvelle compréhension commune sur la base de circonstances partagées (Hannerz 1992a : 153). Internet devient alors un outil efficace pour échanger des expériences et diffuser les méthodes d’élargissement d’un contrepublic transnational en voie de se faire. Il ouvre à chacun de nouvelles possibilités, mais pour l’instant les activistes semblent en tirer plus d’avantages, au plan international, que leurs opposants (Van Aelst et Walgrave 2004 : 121).

Deuxièmement, les activistes dalits savent comment discuter et permettre aux tensions de circuler au sein des réseaux hétérogènes qui privilégient divers objectifs et diverses stratégies et, surtout, comment garder à l’esprit, en même temps, un contexte plus large. Un même horizon préside à leurs discussions, et ils partagent une connaissance tacite de leur propre exclusion par « les autres », ceux qui sont liés au « monde hindou », comme je l’ai déjà dit. La recherche considère souvent le système de castes indien comme un système culturellement spécifique, dans la mesure où il ne peut être comparé à aucun autre phénomène dans le monde. Maintenant que les activistes dalits partagent leur expérience de ce système dans les termes d’une exclusion sociale et rituelle et d’une exploitation économique et non plus d’interdépendance rituelle et d’échanges harmonieux entre des types d’emploi (Dumont 1980 [1966]), la raison pour laquelle ils entretiennent, établissent des rapports, s’allient à d’autres mouvements sociaux à l’extérieur de l’Inde et la façon dont ils le font devient plus évidente.

En 1991, l’Inde a instauré des réformes d’envergure en vue de libéraliser les marchés et de privatiser son secteur public. Les activistes dalits ont plus récemment éclairé le développement de l’économie indienne de leur propre compréhension, plus large, des rôles que jouent l’Organisation mondiale du commerce (OMC), le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale dans la politique économique interne des pays. Ils posent désormais la question de la discrimination et des inégalités économiques fondées sur la caste dans le contexte de la mondialisation économique (Thorat 2004, 2005)[28]. En Inde, « les autres » peuvent être associés au « monde hindou », mais à l’échelle internationale, ces « autres » sont désormais également des institutions associées à la mondialisation économique. Les activistes dalits savent depuis longtemps comment distinguer, dans un contexte indien, les conflits inter- et intrapublics. Forts de cette expérience, ils explorent aujourd’hui de nouveaux espaces internationaux dans lesquels les groupes, comme ceux qui participent aux Forum social mondial par exemple, sont fortement hétérogènes, constitués de paysans sans terre, d’environnementalistes, d’homosexuels et de minorités victimes de discrimination ethnique de toutes origines.

Troisièmement, les activistes dalits savent par expérience comment user de symboles négatifs. L’anti-gandhisme n’aurait jamais pu rallier un auditoire mondial, compte tenu de l’image plutôt positive de Gandhi qui prévaut à l’échelle internationale. Dans un contexte religieux et politique indien, toutefois, Gandhi, en tant que symbole négatif, a servi de référence pour les discussions et de pont permettant d’aplanir les divergences internes. D’autre part, les symboles négatifs ont pu également servir à mettre en relief les frontières qui délimitent les Dalits des « autres » – que ces autres soient en faveur de Gandhi ou de l’OMC, du FMI ou de la Banque mondiale –, dont le discours sur les droits humains, la démocratie et l’égalité économique chevauche celui du mouvement dalit sans toutefois qu’ils partagent avec les Dalits leurs valeurs fondamentales.

Quatrièmement, il semble que les activistes dalits soient passés maîtres dans l’art d’être souples et sachent aujourd’hui comment mettre en pratique l’élasticité des réseaux. Ils savent assez bien contextualiser leurs messages lorsqu’ils s’organisent à différents paliers, selon les destinataires réels ou imaginés, à l’échelle locale comme à celle d’un État, voire à l’échelle nationale. Ils ont toujours restreint au contexte indien leur utilisation de Gandhi en tant qu’anti-symbole. Sur la scène internationale, ils ont choisi de formuler leurs demandes en moulant leur discours dans une langue internationale dont celle des droits humains, par exemple. Le concept de discrimination fondée sur la caste et ses connotations spécifiquement indiennes ont été transformés, dans les échanges avec les Nations Unies, en termes de « discrimination fondée sur l’emploi et l’ascendance », termes qui peuvent s’appliquer à de nombreuses catégories de personnes, non seulement en Inde, mais partout dans le monde. Les activités au sein du mouvement ont également été menées simultanément à différents paliers.

Enfin, la structure organisationnelle du mouvement dalit est souple et en constante évolution, ce qui rend ce dernier difficile à éradiquer. Il s’agit d’un mouvement guidé par d’innombrables leaders, dont aucun ne pourrait se targuer d’être l’unique chef. Les scissions et les fusions sont continuelles dans le réseau et les activistes passent sans arrêt d’un réseau à un autre, prenant part à plus d’un groupe ou d’une organisation. Cette structure favorise la mobilisation au sein d’un vaste éventail de groupes et d’organisations politiques, religieux et culturels. Comme Escobar l’a mentionné dans un autre contexte :

[Dalit activists] rely on an ongoing tacking back and forth between cyberpolitics and place politics – that is, between political activism in the internet [ . . .] and activism in the physical location in which the networkers sit and live.

Escobar 2001 : 167[29]

Les aspects structurels du mouvement dalit semblent bien s’adapter aux réseaux altermondialistes plus vastes, réseaux tout aussi impossibles à circonscrire : hétérogènes, dirigés par un nombre incalculable de leaders, scissions et fusions constantes, mouvance des activistes entre différents réseaux, voire participation simultanée à plusieurs réseaux différents (voir Escobar 2004 : 352 et seq., Waterman 2004 : 55 et seq.).

Le capitalisme se mondialise et ses opposants en font autant. Il semble que les ONG et les mouvements sociaux transnationaux soient plus en mesure que jamais de faire face au processus de mondialisation économique néo-libéral, avec l’aide des nouvelles technologies informatiques, et en particulier d’Internet (Lins Ribeiro 1998 ; Smith et Smythe 1999 : 84 ; Smythe et Smith 2002 : 50 ; Smith 2004 ; Van Aelst et Walgrave 2004). À partir des nouvelles interrelations entre activistes de différents mouvements, semble se former un réseau de réseaux hétérogène et dynamique ou une toile qui s’accroît dans diverses directions inattendues, selon les situations rencontrées (Escobar 2004 : 352). Il peut s’agir là d’une des raisons pour lesquelles le défi semble aujourd’hui différent. Nous faisons face à une hydre multicéphale, pour reprendre l’image de Gerlach et Hine (1970), à l’échelle mondiale.

Je terminerai par une courte réflexion. Dans les contextes internationaux, liés aux Nations Unies, par exemple, de même que globalement en relation à d’autres mouvements, les femmes dalits semblent détenir un statut égal à celui des hommes de leur mouvement. Cette observation est valable sur la scène internationale, bien que le mouvement soit fortement imprégné de valeurs patriarcales aux plans local et régional (Jogdand 1995 ; Manorama 1988, 1995 ; Thorat 2001). Les femmes dalits ont précédé le mouvement dalit d’ensemble en construisant un réseau national durant la seconde moitié des années 1980 (distinct de celui des hommes dalits). En 1995, elles ont aussi pris part à la Quatrième Conférence mondiale des Nations Unies sur les femmes à Beijing, qui leur a permis de mettre en place des alliances internationales[30]. À l’occasion des Forums sociaux mondiaux, elles se sont liées à des femmes d’autres parties du monde et ont attiré l’attention des médias internationaux. En se tournant vers l’extérieur, elles ont réussi à se faire entendre. Néanmoins, la situation n’est pas la même sur les plans locaux et régionaux au sein du mouvement dalit. Un nouveau contrepublic d’activistes semble ainsi se distinguer du mouvement dalit lui-même, demandant l’égalité entre les hommes et les femmes, en particulier pour ce qui est des positions de leaders dans leur propre mouvement.

Article inédit en anglais, traduit par Catherine Broué.