Corps de l’article

Le matin, au lever, le chariot de Ram s’ébranle bruyamment

À l’aube, lorsqu’il est temps de moudre, que raconte l’oiseau?

Distique cité dans Poitevin et Rairkar 1996 : 95

Sur l’accompagnement du bourdon que murmurent les pierres moulant le grain, rythmé par le coup de poignet nécessaire à mouvoir la meule supérieure, s’envole le chant alterné de deux femmes, comme une onde échappée de la noria, creusant un sillon de liberté fragile hors du cercle toujours recommencé. L’une est assise en tailleur, la main gauche tenant le manche de la meule en son sommet, presque fondue sur le mur ocre de la pauvre maison dont son sari brun la détache à peine ; la seconde, habillée de safran, une jambe repliée sous elle, l’autre étendue, comme pour enserrer les pierres, a pris la poignée de la dextre, à la base, au contact de la pierre, et regarde sa compagne. À tour de rôle, elles lancent dans l’intimité de l’ombre partagée des distiques qui racontent l’indicible, le quotidien et le rêve, la difficulté à vivre et l’espoir jamais anéanti. Par cette parole chantée, par ces voix qui se répondent en un moment où les femmes peuvent se révéler à elles-mêmes l’immensité désirante d’un for intérieur que la vie d’ordinaire incite à faire taire, émergent des personnes humaines ; non plus des femmes intouchables, parias entre les parias, mais des sujets conscients : de leur existence et de sa valeur, de leur capacité d’action et de sa force[1] [CW, sons : « Bhim36301 »][2].

Guy Poitevin

Pendant de longues années, Guy Poitevin a consacré l’essentiel de ses réflexions à cette vaillance qui permet aux opprimés, aux méprisés, de réaliser la valeur de leur existence, leur inaliénable valeur d’êtres humains [CW, images : « GPterrain »]. Il a tâché d’en saisir les ressorts et, pour ce faire, a recherché les moments, les gestes, les paroles qui manifestent discrètement l’émergence d’un sujet conscient de soi, prenant prise sur la société où il est tenu relégué, découvrant le potentiel transformateur que recèlent ses actes. Les chants de la meule qu’interprétaient les femmes au premier appel du coq, lorsqu’il leur fallait préparer la farine de la journée, ont fourni à Guy Poitevin un matériau exceptionnel. Cédant à une véritable compulsion qui transcende, par le moyen doublement créatif de la parole et de la musique, la routine domestique, celles-ci pouvaient ouvrir leur coeur, se dire à elles-mêmes ce qu’à nul autre elles n’auraient songé dire. Ces chants, sous forme de distiques construits avec un art consommé de la forme et de la formule, transmis oralement et fermement mémorisés, couvrent un champ immense, celui où la vie que vivent les paysannes et la vie qu’elles n’osent rêver se confondent. La seconde s’élance de la première, de l’expérience, des manières dont elle peut être ressentie dans les codes que les femmes ont intériorisés.

Ce moment, quotidiennement répété dans les foyers intouchables des villages du Maharashtra tant que des machines n’ont pas remplacé les meules manuelles, devint pour Guy Poitevin le point d’ancrage auquel il amarra sa quête des mécanismes de construction de la conscience de soi chez les plus humiliés des humbles, les femmes dalits, quête qui impliquait de nouvelles conceptions de la recherche en sciences sociales. Guy Poitevin était né en 1934 en Mayenne. Il fit des études de philosophie et de théologie, puis enseigna pendant 12 ans dans un séminaire. Son intérêt pour l’Inde le poussa à apprendre le sanskrit et le marathi ; il s’installa finalement à Pune, dans le Maharashtra, en 1972 et, des enquêtes anthropologiques qu’il y mena, tira une thèse en « sciences sociales du développement » soutenue à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (Paris) en 1978. Il considérait que le développement devait mettre en oeuvre des processus endogènes et était conditionné par la restructuration des rapports sociaux : pour lui, pas de développement sans initiative de ceux qui sont supposés en bénéficier ; les rapports sociaux, et la manière dont ils sont perçus, doivent donc être complètement restructurés. C’est pourquoi Guy Poitevin mit au coeur de son travail la connaissance des mythes, des représentations (qui s’expriment notamment dans les chants de la meule) et des savoirs indigènes. En 1978, il obtint la nationalité indienne et épousa Hema Rairkar dont le travail devint indissociable du sien. Il créa en 1980 à Pune le Centre for Cooperative Research in Social Sciences où il mit en oeuvre sa conception d’une recherche visant dans le même mouvement à produire des connaissances et à soutenir l’action des « subalternes ». Pour Guy Poitevin, le chercheur doit s’engager dans une action transformatrice fondée sur les représentations des acteurs sociaux ; il lui faut faire ressortir leurs énoncés « théoriques » pour accéder à leur savoir sur la société. Dans cette perspective, seule une recherche coopérative associant dans la même visée de connaissance et de pratique « enquêteur » et « enquêtés » permet d’éviter une production unilatérale du savoir et, surtout, rend possible de travailler avec des concepts ambigus, pertinents dans la mesure où toute réalité, toute connaissance sont complexes et instables. Les travaux publiés par Guy Poitevin, notamment ceux qui analysent les chants de la meule des femmes intouchables, illustrent et expliquent cette démarche, que complétaient sur le terrain rural du Maharashtra nombre d’entreprises visant au changement social. C’est alors qu’il préparait l’édition d’une étude sur les chants consacrés à Bhim Rao Ambedkar (1891-1956), leader des Dalits et « père » de la constitution indienne, qu’il mourut, le 19 août 2004, laissant une oeuvre considérable dont il reste encore beaucoup de leçons à tirer[3] [CW, images : « collage »].

Des représentations à l’action

De l’étude de la théologie populaire des intouchables du Maharashtra à l’analyse des actions entreprises par des femmes rurales pour faire évoluer leurs conditions de vie, le travail de Guy Poitevin a suivi, avec une grande logique, un cheminement partant des représentations sociales pour aboutir au combat en vue de changer l’organisation sociale. Dans Stonemill and Bhakti (Poitevin et Rairkar 1996), il utilise les chants de la meule pour montrer comment c’est au travers de modes d’appréhension du monde imprégnés d’émotion que se construit le sujet. Car les représentations sont en fait des mécanismes d’appropriation non seulement du monde mais des schèmes culturels dominants (religion, systèmes de domination), appropriation, maîtrise qui permettent leur retournement en instruments de réhabilitation des humiliés. La « présence » divine convoquée dans les chants qui, autour de la meule, lient le corps et l’imaginaire, permet, grâce à son incarnation dans des proches humains, de reconstruire la dignité du sujet dans un réseau de relations sociales, et de la sorte fait disparaître le sentiment, la persuasion d’être faible. Cette forme d’appropriation est le premier pas d’un effort de libération : la conscience de soi, la conscience d’exister en tant qu’être humain à part entière doté d’une capacité d’action (agency), permet d’oeuvrer au changement.

Un fort bel exemple en est donné par les chants dédiés à Sita, l’épouse exemplaire du dieu Ram, dont la perfection dans l’épreuve sert de modèle aux femmes qui recomposent et sa figure et ses tribulations de manière à ce qu’un sens pertinent pour elles, les intouchables, en émane. Les paysannes meunières, écrivait Guy Poitevin :

[…] rédigent l’histoire de vie de Sita à leur convenance et à leur ressemblance, non comme un récit enchaînant progressivement des épisodes, mais comme un choix subjectif d’événements différenciés dont chacun projette un moment significatif de leur propre existence à elles. Au lieu d’une composition narrative centrée sur Sita, elles nous offrent des instantanés. Chacun d’entre eux met en scène imaginairement des séquences de leur propre destin. Tous convergent vers la construction d’une identité personnelle. La référence épique sert à reconnaître et à articuler sa propre histoire à soi.

Poitevin 1995 : 4

Ainsi, concluait-il ailleurs, « [e]n s’efforçant de penser leur sort sans guru interposé, ces témoignages de paysannes révèlent les voies de l’autonomie que la conscience sujette inaugure lorsqu’elle se fie aux seules ressources partagées d’un bon sens commun et de la puissance du sentir » (Poitevin 2001 : 188). L’identification à Sita, telle qu’elle apparaît dans des épisodes que les femmes sélectionnent au sein des Ramayana, permet une auto-(re)connaissance menant à l’innovation, qui s’amorce par la transgression dans l’imaginaire des normes sociales imposées. The Voice and the Will (Poitevin 2002) poursuit cette reconstruction du mouvement des consciences subalternes pour se libérer des ordres sociaux en envisageant la manière dont les femmes se plient aux pratiques rituelles de jeûne et y trouve un exemple de retournement des techniques d’asservissement. Les autobiographies qui se sont multipliées à partir des années 1980 expriment, cette fois sans le fard de la poésie des chants, cette nouvelle conscience de soi qui conduit les femmes à vouloir changer de condition, à animer notamment des groupes villageois décidés à construire une autre société, porteuse de changements de statuts, non plus octroyés mais obtenus.

Le remodelage d’Ambedkar, méthodes de collecte et d’analyse

L’étude de la reconstruction de la figure d’Ambedkar dans les chants de la meule conduisit l’investigation jusqu’au plus officiel du politique (Poitevin à paraître ; Poitevin et Rairkar 2006). Divine et meurtrie, Sita était offerte aux femmes dalits par le système religieux et social qui les décrétait impures ; en s’identifiant à l’épouse humiliée qui jamais ne se déprend de sa dignité, elles s’appropriaient un modèle exemplaire mais mythique. Bhim Rao Ambedkar (1891-1956) leur offrit la possibilité de nouer les mouvements de leur conscience autour d’un être de chair et de sang, d’un être issu de la même condition, qui s’en était dégagé et incitait les siens à le suivre sur la voie de l’émancipation sociale, politique et religieuse. Bhim, Babasaheb, comme l’appellent affectueusement les femmes dans leurs chants, fut un dirigeant politique, à la fois penseur et homme d’action, meneur d’intouchables qu’il voulait faire reconnaître comme humains de part en part, et nationaliste indien qui conçut la constitution de l’indépendance. Personnage historique, concret, dont la présence physique suscita des émotions entretenues dans la ferveur des distiques de la meule, il se vit appliquer par l’imagination créatrice des chanteuses les procédés qui avaient fait de Sita leur soeur. Il s’est donc trouvé reconfiguré dans les chants. Son idéal y est préservé ; ses appels, relancés. Mais, travaillée par l’imagination symbolique des femmes, son histoire est réécrite ; sa personne, transmuée.

Le remodelage d’Ambedkar dans les chants de la meule, précisément parce qu’il s’applique à un individu dont la vie, la pensée et l’action sont des faits d’histoire, comme tels connus et reconnus (Jaffrelot 2000), constitue un objet d’étude particulièrement important et fascinant. Relevant de la création orale, poétique et musicale, il concerne directement le pouvoir et les relations de pouvoir institutionnelles ; il montre que celles-ci sont représentées, évaluées et retravaillées dans la production culturelle ; il conforte donc l’idée que même les plus marginalisés, les plus assujettis, les plus bâillonnés des êtres humains trouvent dans des pratiques innovantes le moyen de penser le politique, de se penser dans le politique, de penser pouvoir y agir. Ce qu’entreprit de faire Guy Poitevin est d’expliquer pourquoi et comment [CW, sons : « AmbedkarpourInde »].

En rassemblant les vers à l’aide desquels les femmes intouchables expriment leur expérience d’une histoire qui continue aujourd’hui, Guy Poitevin et Hema Rairkar, assistés de Bernard Bel, ont composé un fonds documentaire inappréciable sur un pan non négligeable de la mémoire indienne ; pour analyser minutieusement cette surrection poétique, Guy Poitevin a aussi mis au point une méthode de collecte et d’étude rigoureuse de ces matériaux éphémères, difficilement saisissables et intensément codés symboliquement ; en découvrant le lien insécable qui unit les manières de créer la poésie chantée aux manières de concevoir la société, ses ordres, ses hiérarchies et ses pouvoirs, il a défriché un chemin original sur lequel devraient s’aventurer l’anthropologie politique et la politologie[4].

L’objectif de Guy Poitevin était de faire comprendre ce qui fut un vouloir : un vouloir-vivre de paria auquel le personnage reconfiguré d’Ambedkar donne une forme métaphorique. Cette réinvention du dirigeant politique part du souvenir que l’imagination place en mémoire : mémoire d’Ambedkar qui recouvre l’essentiel pour les femmes intouchables, la mémoire de soi, d’une personne parfois mais surtout d’un rassemblement d’êtres humains devenus capables de se sentir ensemble, de partager un désir de vivre pleinement ; qui jette les fondations d’un autre avenir, où ce désir pourrait être réalisé. Ce vouloir se manifeste dans des actes intimes, sinon secrets, qui sont de paroles, de poésie et de chant ; des actes qui sont pratiqués dans des circonstances ordinaires, à l’écart d’oreilles qui ne seraient pas celles de femmes intouchables. Du point de vue de l’enquête, cela implique trois choses : d’abord, découvrir l’existence de ces actes lorsque l’on n’est ni femme, ni intouchable, ce qui nécessite à la fois connaissance de l’univers qui s’ouvre quotidiennement par les chants de la meule et complicité avec les meunières ; ensuite, faire l’hypothèse, le pari que ces distiques fantasques sont d’authentiques révélateurs sociaux capables d’introduire à la conscience du monde de celles qui les inventent, à une conscience qui n’est pas accessible autrement ; enfin, parvenir à les collecter, c’est-à-dire convaincre les paysannes que leur pratique est d’une valeur telle qu’il est nécessaire d’en conserver les fruits, non seulement pour elles-mêmes, mais aussi pour d’autres éparpillés en mille atomes d’une humanité à qui des femmes intouchables du Maharashtra croiront difficilement pouvoir apporter quelque chose ; soit convaincre les femmes de se laisser enregistrer, de re-susciter leur mémoire afin d’y aller rechercher, en des moments qui ne sont pas nécessairement ceux de la mouture, des distiques enfouis. Sans oublier que ces actes sont des performances communautaires gouvernées par l’impromptu, et qu’ils lancent un défi au chercheur. Pour le relever, en partie au moins, il doit recourir à la combinaison de plusieurs instruments de collecte : des notes écrites sur du papier à la vidéo, en passant par l’enregistrement du son et la photographie, chacun saisissant des aspects différents de l’acte créateur immédiat et aidant à en reconstituer la richesse.

La collecte a permis de constituer le corpus et d’y adjoindre des éléments d’information indispensables à leur interprétation. Dans l’ensemble des chants de la meule, les distiques où apparaît Ambedkar sont au nombre de 1739. Restait à les analyser. Guy Poitevin explique clairement, à la suite de Hans-Georg Gadamer, pourquoi un tel travail ne peut être que d’interprétation et, en même temps, comment cette interprétation, utilisant les concepts créés ou maîtrisés par l’analyste pour faire surgir la visée d’un texte produit par d’autres, est source de connaissance. De connaissance de connaissance : il s’agit, l’inspiration vient cette fois de Martin Heidegger, de parvenir à connaître la manière dont les chanteuses se connaissent et connaissent leur monde, sont « préoccupées » par leur monde. Or, en un moment donné de leur histoire collective, qu’elles poursuivent à travers le chant, elles ont fait d’Ambedkar, ou plutôt du désir de Bhim entraînant sa reconfiguration, leur préoccupation centrale. Bhim dans les chants est donc à analyser en tant que figure historique imaginée mais aussi en tant que déclencheur d’un enchaînement libre d’idées moulées dans la musique et la parole, lorsque le corps est contraint par la tâche qui lui est dévolue. L’interprétation s’applique aux performances, observées et enregistrées, pour tâcher d’en faire ressortir les mécanismes de production du sens. Ceux-ci étant multiples, l’analyse doit impérativement être pluridisciplinaire, historique, sociologique, linguistique (phonétique et lexicale, en particulier), musicale. La synthèse en fait ressortir le jeu auquel se livrent les femmes pour produire des sens nouveaux à partir de formes héritées (ce que Guy Poitevin dénomme « métissage sémantique ») ; le jeu montre le fonctionnement créatif de la pensée ; les sens jaillissant de la poésie « traditionnelle » font accéder l’interprète à la conscience que les femmes ont de leur vie, reconstruite à travers Bhim : une conscience de la vie d’Ambedkar réinventée à travers les leurs.

Des pistes pour comprendre le charisme

L’exploration menée par Guy Poitevin est riche d’enseignements, tant sur les méthodes d’enquête et d’analyse, dont on peut s’inspirer pour travailler sur la sémantique, et tout particulièrement la sémantique politique des pratiques culturelles dites « populaires » dans d’autres régions du globe, que sur les conceptions du monde des femmes intouchables du Maharashtra et, par extension, de l’Inde tout entière. Il serait impossible d’en faire ici une présentation exhaustive. C’est pourquoi je me contenterai, afin de montrer la fécondité des idées ici proposées, d’aborder seulement une dimension de ces chants d’Ambedkar que Guy Poitevin ne traite pas lui-même, celle qui touche au fonctionnement du charisme. La structure logique de la progression heuristique de Guy Poitevin, de l’appropriation à la connaissance de soi puis à l’action, me semble en effet susceptible de fournir quelques hypothèses, quelques pistes de recherches qui pourraient aider à sortir la notion de charisme du flou qui l’entoure encore[5].

La domination charismatique est, on le sait, l’un des trois types de domination légitime que discerne Max Weber (1968, 1995). Après lui, les termes charisme et charismatique ont connu un grand succès et en sont venus à désigner communément l’autorité d’un chef ou le grand prestige d’une personnalité exceptionnelle, le charme exercé par qui sait séduire les foules. La valeur descriptive de ces termes passés dans l’usage courant n’est pas négligeable ; elle cache pourtant l’incapacité à expliquer comment fonctionne le charisme, comment est fondée et s’exerce l’autorité charismatique. L’étymologie habituelle renvoie au sens chrétien, « don, faveur, grâce d’origine divine » et laisse de côté les racines grecques anciennes qui évoquaient le plaisir, l’agréable, voire l’érotique, « la faveur de qui accorde et la reconnaissance de qui reçoit » (Rey 1992 : I, 392). Fonder un type idéal de domination sur une qualité mystérieuse d’essence surnaturelle ne correspond pas à la rigueur que manifeste Max Weber dans sa traque systématique des indices de la rationalisation des sociétés occidentales. Certes, pour lui, le charisme apparaît d’une certaine manière, à l’instar de la domination « traditionnelle », comme un archaïsme, un résidu toujours mélangé qui imprègne certains exercices de l’autorité ; il n’en continue pas moins à se faire sentir ; et cela, il ne l’explique pas vraiment.

En fait, Max Weber place le charisme entre deux pôles : d’une part, c’est une qualité, un don ; de l’autre, il n’a d’effet que s’il est reconnu, que si les personnes soumises à la domination charismatique y adhèrent.

Nous appellerons charisme la qualité extraordinaire (à l’origine déterminée de façon magique tant chez les prophètes et les sages, thérapeutes et juristes, que chez les chefs des peuples chasseurs et les héros guerriers) d’un personnage, qui est, pour ainsi dire, doué de forces ou de caractères surnaturels ou surhumains ou tout au moins en dehors de la vie quotidienne, inaccessibles au commun des mortels ; ou encore qui est considéré comme envoyé par Dieu ou comme un exemple, et en conséquence considéré comme un « chef » [Führer]. […] La reconnaissance par ceux qui sont dominés, reconnaissance libre, garantie par la confirmation (à l’origine toujours par le prodige) née de l’abandon à la révélation, à la vénération du héros, à la confiance en la personne du chef, décide de la validité du charisme.

Weber 1995 : 320-321 ; souligné par moi

Un chef charismatique paraît donc être simplement celui qui est considéré comme tel. La nature de cette « considération », de cette reconnaissance n’est pas clairement explicitée. Tout au plus peut-on déduire qu’elle relève de l’obéissance, puisque Max Weber définit la domination en général, donc la domination charismatique en particulier, comme « […] la chance de trouver des personnes déterminables prêtes à obéir à un ordre [Befehl] de contenu déterminé […] » (Weber 1995 : 95) ou encore « […] la chance pour des ordres spécifiques (ou pour tous les autres), de trouver obéissance de la part d’un groupe déterminé d’individus » (ibid. : 285). Cette docilité est clairement posée comme soumission au « don », au « caractère sacré », à la « vertu héroïque » dont l’individu charismatique est le dépositaire (ibid. : 289) parce qu’il a répondu à un « appel » (ibid. : 322). La filiation paulinienne est à ce niveau évidente, et la domination charismatique politique semble pour Max Weber étroitement associée au prophétisme religieux et à la révélation (Weber 1968 : chap. 19).

Le charisme : une relation dialogique en situation bouleversée

Le mystère inhérent à tout phénomène religieux baigne ainsi le charisme selon Max Weber. S.N. Eisenstadt le signalait dans son introduction aux écrits du sociologue allemand (Weber 1968) : le pouvoir d’attraction, de séduction (appeal) qui se trouve au coeur des phénomènes de domination charismatique fait problème. Il convient, en reprenant d’autres éléments épars dans l’oeuvre de Max Weber, en s’inspirant également de travaux ultérieurs, d’étudier les conditions dans lesquelles il opère.

D’un côté, il est nécessaire de prendre en compte la nature de la situation sociale qui rend les êtres humains sensibles à ce pouvoir d’attraction ; de l’autre, il faut s’interroger sur ce qui séduit chez le détenteur du « don » charismatique (Weber 1968 : xxii-xxiii). S.N. Eisenstadt précisait que la réceptivité au charisme est particulièrement grande dans les situations de bouleversement et de transition, quand les sentiments d’appartenance sont ébranlés, quand l’incertitude exacerbe l’attente de propositions d’ordre transformé, exprimées à travers des symboles renouvelés. Dans de telles circonstances, la qualité charismatique consiste à proposer des normes inédites et des objectifs neufs répondant aux attentes, aux besoins ressentis, des normes et objectifs qui soient susceptibles de leur donner sens et direction (ibid. : xxxix). Le charisme est alors redéfini comme une relation dialogique et non pas comme un rapport univoque entre dominant attirant et dominé docile ; il ne peut plus être réduit à la simple possession de qualités extraordinaires (autrement dit, surnaturelles) mais se manifeste en tant que capacité à réorganiser le symbolique et le cognitif de manière à provoquer l’émotion, l’attachement affectif dans un engagement pour transformer le réel. Il s’éloigne du sacré pour se rapprocher d’arts et de techniques du politique participant d’une mise en scène, de jeux oratoires et dramatiques (Balandier 1992) qui fournissent des instruments de captation et de canalisation de l’émotion. Relisant Économie et société, Philippe Braud soulignait que certaines idées n’en avaient pas été exploitées comme elles auraient dû l’être, celle de « communauté émotionnelle » (Gemeinde) notamment qui pourrait très bien être utilisée à l’analyse de mouvements politiques (Braud 1996 : 53, 103). Et de citer le travail de Ann-Ruth Wilner (1984) pour qui « [l]e charisme repose sur des perceptions croisées : stimulations émotionnelles par le leader, projections en réponse par les masses qui se jettent dans son sillage » (Braud 1996 : 208).

Le charisme d’Ambedkar

La notion de « projection en réponse par les masses » nous ramène à Bhim Rao Ambedkar. La reconfiguration de Bhim dans les chants de la meule fournit un excellent exemple de la relation dialogique construite entre un dirigeant capable de proposer des solutions originales dans une situation de transition bouleversante et des personnes en attente d’une redéfinition de leur place dans la société, donc d’une réorganisation de celle-ci [CW, images : « VCDA8 »]. Cette relation met en mouvement une force politique dont l’ampleur est fonction de la « communauté émotionnelle » qu’elle conduit à l’action ; elle impose, au terme de celle-ci, des changements insignes sinon radicaux : ceux qu’Ambedkar parviendra à faire inscrire dans la constitution de l’Inde indépendante.

Ambedkar ne surgit pas dans un néant politique, il s’inscrit dans une histoire politique régionale marquée par des mouvements anti-brahmanes depuis le milieu du 19e siècle (Jaffrelot 2000 : 27). En outre, il est Mahar, c’est-à-dire, membre de la jati la plus nombreuse parmi les intouchables du Maharashtra, il appartient à ces « premiers des derniers » (ibid. : 46) qui ont engendré une élite plus développée que chez les autres Dalits, élite dont sa famille est représentative. Enfin, aidé par le maharadjah de Baroda, il a pu poursuivre des études longues, en Inde puis aux États-Unis et en Grande Bretagne. Il est le premier intouchable à obtenir un doctorat, à l’université Columbia en 1927, alors qu’il est déjà inscrit au barreau de Bombay depuis 1922. « Ambedkar n’est donc pas devenu le premier leader intouchable de l’Inde par hasard. Ses qualités personnelles – son intelligence et son énergie – constituent ici un facteur clé, mais le contexte familial, social et régional dans lequel il s’inscrivait exerça une influence considérable » (ibid. : 60). Lorsqu’il entreprend d’agir en politique, il est à la fois l’héritier d’une histoire, celle de l’opposition aux brahmanes dans le Maharashtra, et l’incarnation d’un espoir, celui de l’ascension sociale par l’instruction, dont le prestige est renforcé par l’adoubement dans des universités occidentales.

Ses efforts vont entraîner dans l’action un nombre important de Mahars ; ils vont en convaincre encore plus de modifier la perception qu’ils ont d’eux-mêmes ; 300 000 à 600 000 d’entre eux le rejoindront en 1956 à Nagpur et se convertiront avec lui au bouddhisme, chiffre considérable si l’on tient compte du coût du voyage et du dénuement dans lequel vivaient la plupart d’entre eux (ibid. : 203-204). C’est à cette aune que l’on peut juger de son « charisme », mais aussi à la manière dont il se trouve de plus en plus représenté : en images diverses, en bandes dessinées et, bien sûr, dans les distiques des chants de la meule.

On y perçoit fort distinctement l’écho des propositions de changements que formule Ambedkar dans une situation d’effervescence qui doit évidemment conduire à une transition, à un changement. Ses appels sont entendus par les intouchables, et tout d’abord les Mahars, non seulement comme invitation à se libérer, à lutter contre les discriminations, à refuser les tâches viles, à s’instruire, à voter lors des consultations électorales, mais peut-être surtout comme une incitation à se forger une nouvelle perception de soi. Les exhortations du dirigeant, telles que les femmes les retranscrivent dans leurs chants, les conduisent à « reprendre en charge leur être-là », leur permettent de se réinventer pleinement. Cette incitation, répondant à une quête d’un soi autre que le soi prescrit, fut entendue, nul doute n’est possible, mais pour qu’elle devînt efficace, provoquât des transformations capitales dans l’esprit des paysannes, des transformations telles qu’elles ne pussent pas se contenter de la recevoir mais fussent poussées à agir, il fallait qu’elles la reprissent pour elles, dans leurs propres termes. Guy Poitevin l’indique sans ambages dans la conclusion de son étude :

[l]a figuration d’Ambedkar remplit la fonction d’un miroir. La vérité des figures d’Ambedkar n’est pas celle de l’histoire du libérateur d’hier pour lui-même et en soi, comme objet de savoir et matière à évaluation d’une oeuvre. Elle est celle d’une conscience dalit construisant ces figures comme des moments recouvrés de sa propre identité de sujet humain à part entière.

Poitevin, à paraître

Le chant, les formes poétiques, les figures symboliques, les langages métaphoriques donnent à l’imaginaire les outils pour effectuer ce travail de reconfiguration sans lequel l’avènement d’une conscience nouvelle serait infiniment plus ardu. C’est ainsi dans et par les chants de la meule que s’est ouverte une nouvelle vision du monde, ensuite matérialisée en conséquence d’actions, d’une part dans la constitution, d’autre part dans les conversions de masse au bouddhisme [CW, sons : « Bhim42512 »].

L’appropriation du dirigeant charismatique

La reconnaissance du charisme, dont on peut recomposer le procès dans les chants de la meule a, par conséquent, fort peu à voir avec l’obéissance ou la docilité. Il s’agit au contraire d’un acte délibéré d’appropriation du dirigeant et de ses messages : les femmes ne suivent pas le chef, elles le façonnent selon leurs besoins et leurs désirs afin de pouvoir l’accompagner et le soutenir. L’accompagner, la grande conversion de Nagpur en est l’illustration la plus frappante ; le soutenir, les distiques consacrés au rôle de l’épouse, idéalisant les relations entre Ramabai[6] et Bhim, ou encore aux liens familiaux dans lesquels Ambedkar se trouve introduit, le font assez entendre [CW, images : « Ramabai »]. La relation que tissent les chants, qui s’impose dans les consciences et se concrétise en actes, est donc pensée et vécue sur le mode de la réciprocité. C’est que ces chants de la meule sont une pratique ancienne, transmise de génération en génération ; leur répertoire se coule dans des formes héritées, les distiques anciens constituant le moule de ceux qui sont inventés pour parler, penser et rêver les conditions immédiates et les besoins qui en naissent.

L’appropriation du chef, forme de la reconnaissance du charisme, s’effectue dans des actes de langage et de musique grâce au « métissage sémantique » : l’énonciation de messages nouveaux, correspondant à des pensées inouïes, dans des formes sociales et culturelles de communication symbolique qui sont déjà là. Ces formes orales et mémorielles sont disponibles et plastiques, elles se plient aux besoins du moment et se transforment au fur et à mesure qu’elles doivent transmettre de nouvelles idées et des sentiments ressentis dans le présent. Leur organisation autour de codes symboliques facilite cette adaptabilité, car des métaphores ou des objets anciens (l’or par exemple) peuvent être chargés de significations nouvelles et cohabiter avec ou se fondre dans des figures ou des choses plus modernes (le stylo, la voiture, l’avion). Le « bricolage inventif » est la ressource première dont disposent les meunières ; il fournit le mécanisme par lequel Ambedkar peut être perçu, saisi, compris, approprié, restitué pour devenir un chef dont alors les qualités (héritage de groupe, position personnelle dans une situation historique particulière, instruction, aptitude à l’incarnation, à la formulation verbale, à la mise en scène et à la dramatisation), acquises et cultivées bien plus que données ou révélées, acquièrent la vertu séductive, le pouvoir d’attraction qui parviennent à donner conscience aux masses des parias et à les mobiliser.

Même si, d’un point de vue analytique, il faut séparer du religieux le phénomène charismatique tel qu’on peut le saisir à travers la reconfiguration d’Ambedkar par les chants de la meule, dans la réalité de la pratique politique d’Ambedkar, dans le monde indien du 20e siècle où vivaient les paysannes chanteuses, la communauté émotionnelle que tissent les chants entre le dirigeant et les femmes intouchables ne pouvait pas ne pas passer par le sacré. Pour abolir l’intouchabilité, ne serait-ce que dans l’esprit des Dalits, au moins des Mahars, deux voies s’ouvraient : celle de la réforme juridique que revendiquait Ambedkar et qu’il réalisera en partie avec la constitution ; celle de l’évasion religieuse permettant à ceux qu’emprisonnait l’hindouisme d’en sortir sans abandonner l’espoir d’un sort meilleur dans l’au-delà, en l’occurrence, après bien des hésitations, la conversion au bouddhisme. Pourtant, à nouveau, la rémanence des tropes habituels aux chants de la meule ramène le nouveau, Ambedkar, vers les modes de penser familiers. Et Ambedkar se trouve quasiment divinisé ; héraut du dharma de Bouddha, il lui est associé dans les pensées et les prières, parfois même il se confond avec lui, jusqu’à devenir dieu lui-même, jusqu’à être proclamé « dieu des dieux ».

Cette transmutation de Bhimdev en « dieu d’homme » répond à plusieurs impératifs ; elle permet de gérer la disparition d’Ambedkar et substitue une présence symbolique à la présence physique, au souvenir ou à l’espoir de celle-ci ; elle favorise la consécration de la vie des femmes aux objectifs proposés par Ambedkar en satisfaisant leur désir de fusion avec l’être choisi comme ouvreur, d’esprit et de pistes politiques. Inventant en Bhimdev un « dieu d’homme », les femmes se placent dans l’histoire, leur histoire qui est d’intériorisation des croyances et normes dominantes, de manière à enfin prendre en charge une histoire qu’elles peuvent désormais penser faire.

Une nouvelle approche du charisme

Telle est l’une, une seulement, des leçons qu’il est possible de tirer du travail de Guy Poitevin : le charisme, dont on ne peut nier que Bhim était doté, ne lui avait pas été accordé par une puissance externe, surnaturelle, sacrée ; il lui fut conféré par les femmes qui l’ont accompagné et soutenu, en vertu de sa position historique, de sa situation sociale, de ses qualités personnelles, par l’onction du chant qui fournit les formes esthétiques et symboliques, les champs de codage et d’imagination, les supports affectifs plastiques nécessaires à cette reconnaissance appropriante. La reconstruction de soi des femmes intouchables nécessitait la reconfiguration d’un homme qui incitait au changement et se proposait pour y mener, d’un homme qui bien que s’étant détaché d’elles leur demeurait lié, fait d’une matière qu’elles pouvaient donc sculpter. La hargne réservée à Shanta, la seconde épouse d’Ambedkar, de caste brahmane, le confirme qui indique les limites du domaine possible de l’appropriation et, d’une certaine manière, montre que celle-ci ne s’effectua probablement pas totalement à l’insu d’Ambedkar, mais qu’il n’en avait sans doute perçu ni l’ampleur, ni toutes les implications [CW, images : « BhimSharda »]. S’il y avait bien entre les chanteuses et Bhim une relation charismatique, elle n’a décidément pas grand-chose à voir avec l’obéissance et la soumission…

En fait, la reconfiguration d’Ambedkar dans les chants permettait de l’insérer dans une organisation symbolique globale, un système organisé, cohérent, affectivement valorisé de représentations sociales servant à structurer les convictions et les sentiments quant à ce qui est légitime et à ce qui ne l’est pas, déterminant l’impensable comme le pensable et permettant, le cas échéant, de passer de l’un à l’autre (Michelat et Simon 1985 : 32). L’inclusion de la figure d’Ambedkar dans les représentations sociales au moyen des chants de la meule aide enfin à localiser le passage entre la pensée (y compris l’imaginaire, le symbolique) et l’action [CW, sons : « Bhim37566 »]. Car, si les représentations déchiffrent la réalité pour lui donner sens, elles possèdent également un débouché pratique : elles guident les conduites et, plus largement, informent le rapport au monde, par conséquent elles suscitent et orientent les efforts pour le transformer (Jodelet 1993). D’un point de vue politologique, le travail de Guy Poitevin est une contribution insigne à la théorie du charisme avancée par Max Weber et bien souvent reprise après lui. Il en précise l’origine : il ne s’agit pas d’un don, d’une qualité extra-ordinaire, mais bien d’une relation et, si la reconnaissance du charisme par ceux qu’il éveille et entraîne est bien indispensable au fonctionnement de cette relation, il ne ressortit pas à l’obéissance et à la soumission mais, au contraire, à l’appropriation du chef et à sa reconfiguration par ceux à qui il s’adresse.

Le chant d’Ambedkar décrit et analyse aussi les instruments de cette reconfiguration : le chant issu d’une pratique enracinée et transmise oralement, dans des formes, avec des codes symboliques reçus mais transformables. Ce livre ouvre un domaine original aux études comparatives et invite à considérer avec attention et sérieux les formes d’expressions créatives à travers lesquelles la relation entre dirigeants et dirigés est à la fois ressentie et reformulée par ces derniers[7]. Les présupposés théoriques sur lesquels il repose, la démarche méthodologique qu’il développe pourraient être appliqués à bien d’autres sujets à travers le monde et contribuer à apporter quelques éléments de réponse inédits aux questions toujours reposées de la mobilisation politique, de la transformation de l’ambition en capacité à entraîner, bref de la relation effective et affective entre un leader et ceux qui acceptent, reconnaissent et accompagnent son leadership.