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Le monde de ce début de siècle n’est plus le même que celui qui a donné naissance à l’anthropologie. Celle-ci ne peut plus ignorer les effets de la mondialisation, les processus de délocalisation, tout un ensemble de réalités historiques qui transforment en profondeur les individus et les sociétés qui avaient coutume d’intéresser les anthropologues. L’anthropologie qui a eu tendance à privilégier un certain statisme des identités, en privilégiant la référence aux aires culturelles, doit se confronter à cette situation entièrement nouvelle.

C’est pourquoi ce numéro vise à rendre compte d’expériences nouvelles, qui ne s’inscrivent plus dans le cadre des souverainetés nationales. L’un des aspects les plus significatifs de la mutation planétaire contemporaine, c’est l’émergence de nouveaux espaces politiques, et l’apparition de dispositifs politiques qui ne s’inscrivent plus dans la limite des États-nations. La construction européenne a marqué à cet égard un tournant spectaculaire. Longtemps considérée comme une utopie, un projet dont l’échéance était indéfiniment reportée, l’Europe devient aujourd’hui une réalité incontournable. C’est autour d’enjeux principalement économiques que s’est mise en place la communauté. Aussi a-t-on pu croire que l’Europe était condamnée à n’être à terme qu’un grand marché dont les institutions étaient vouées à une fonction essentiellement normative. Or, on constate aujourd’hui que le déploiement de ce pouvoir normatif, la capacité qu’a l’Union Européenne d’édicter des directives dans tous les domaines, donne à ce puzzle institutionnel une puissance incomparable. La plus grande partie des législations nationales sont assujetties aux normes issues de Bruxelles. Mieux : les pratiques politiques connaissent une mutation radicale. En effet, faire la politique à l’heure européenne, c’est se placer sous le régime de l’expertise, de la négociation et du compromis. C’en est fini de la conflictualité traditionnelle des « forces politiques » animées par des idéologies adverses. Les nouvelles générations se meuvent dans un autre espace politique que celui qu’ont connu leurs prédécesseurs.

Pour les anthropologues qui ont de longue date appris à ne pas se cantonner dans l’étroit carcan de l’État-nation, puisque l’un des principaux acquis de cette discipline a été de nous révéler l’existence d’autres formes politiques, l’Europe mérite une attention privilégiée. Car, à la différence des approches classiques de science politique, l’anthropologie est sans doute la mieux à même de mettre en lumière ce qui se joue actuellement dans la recomposition des espaces politiques. Nous vivons un tournant qui ne peut s’analyser en des termes seulement historiques, ou à l’aune d’une conceptualité ethnocentrique, tout entière arrimée à la figure de l’État-nation. Car la construction européenne, la question de son élargissement, s’inscrivent dans un mouvement plus large qui voit l’émergence de nouveaux lieux politiques se faire jour dans le contexte de la mondialisation.

Les conflits récents des Balkans ont mis en évidence l’impact de tout un réseau complexe de forces militaires, d’organisations non gouvernementales (ONG), de fondations privées, c’est-à-dire les diverses agences des Nations Unies, le Fonds Monétaire International, le Conseil de l’Europe, la Banque Mondiale, l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe, etc. qui, dans certains territoires, détiennent un contrôle stratégique sur la société civile et sur les institutions locales. Les organisations transnationales sont donc devenues des protagonistes qui nous obligent à mettre en place un dispositif interprétatif beaucoup plus complexe. Autrement dit, cette migration du politique vers de nouveaux lieux se traduit par une modification profonde des représentations du pouvoir et de ses enjeux.

L’émergence de ce que nous appelons « souverainetés mouvantes » a lieu dans un contexte où l’on assiste a un véritable redéploiement des identités, avec en contrepoint une réinterrogation des frontières. Des domaines aussi différents que la mise en oeuvre de la « citoyenneté européenne », de « l’élargissement européen » ou que le pacte de stabilité des Balkans posent très crûment des interrogations qui sont tout à la fois culturelles et politiques. Des projets stratégiques comme celui que désigne « l’ingérence humanitaire » ne prennent sens que si est acceptée implicitement la légitimité de nouveaux dispositifs transnationaux donnant sens à ce droit d’ingérence et ayant pouvoir de l’imposer. Ces dispositifs, longtemps considérés comme apolitiques et souvent rangés sous le label de « l’humanitaire » ont aujourd’hui un impact pour le moins considérable dans les Balkans.

Si les sociétés postcommunistes ou celles du monde non européen sont particulièrement confrontées à ce type de situations, on peut cependant mettre en oeuvre une problématique similaire dans les pays d’Europe occidentale (ou en Amérique du Nord) dans la mesure où se multiplient des pratiques s’inscrivant dans des formes de remise en cause de l’action de l’État, que se soit sous la forme de délégation aux ONG ou bien par le relais d’appels à la « responsabilisation » des citoyens en dehors de l’aide de l’État.

Une approche anthropologique de telles pratiques et représentations permet tout d’abord de mieux cerner les biais ethnocentriques (ou libéraux individualistes) des notions de société civile, de citoyenneté et d’espace public. Mais aussi dans le même mouvement, cela permet de mettre à jour la manière dont les processus en cause (définition de « l’intérêt général » ; articulation de l’action politique vis-à-vis de l’État et au sein de la société ; mode de constitution de la coopération au sein de la société ; etc.) se mettent en place dans différentes sociétés et selon des modalités qui sont autant d’adaptations aux contextes, aux traditions et aux représentations politiques. En quelle mesure les situations de ce type modifient-elles les représentations et les pratiques que les institutions transnationales entretiennent à l’égard des États concernés, de leurs concitoyens ou de la « société civile » en général? Sur quelles ressources les sociétés locales et les États peuvent-ils compter pour leur adaptation, leur instrumentalisation ou leur opposition? Les « souverainetés mouvantes » que sont les fondations privées, les ONG, les organismes internationaux, etc. renforcent-elles des attitudes colonialistes ou soutiennent-elles les aspirations locales? 

Les Balkans, dans un contexte certes non neutre, entre les tensions ethniques, les nouveaux fondamentalismes et les anciens nationalismes, se configurent comme un laboratoire social où la présence militaire et humanitaire tend à occuper tous les espaces décisionnels et opérationnels relevant naguère de celles des souverainetés locales qui ne répondent plus aujourd’hui aux critères planétaires en matière éthique.

Comment pourrait-on moduler, sur le fond d’une véritable démocratie territoriale, une relation légitime entre des personnes réfugiées, des personnes déplacées et des forces d’intervention humanitaire? Les logiques de l’incorporation et de l’éloignement ne multiplient-elles pas ces réfugiés dont le statut, distinct de celui des citoyens, établit dans les faits, et même normalise, une forme d’ambiguïté intergouvernementale?

Si l’on pense aux politiques intérieures de l’ex-Yougoslavie, aux camps de réfugiés ou à la division entre la zone des Serbes et des Albanais à Mitrovicë, on peut voir un effet de domino dans ce phénomène complexe, croissant, causé par un processus de déplacement ethnique apparemment inextinguible, et certes lié à la nouvelle assiette de la géopolitique planétaire. En effet, des citoyens forcés à se réfugier jusqu’aux réfugiés devenus à leur tour clandestins, ou aux réfugiés devenus staff, toute une spirale de violence souffle entre les États-nations sur des frontières instables et en manque de légitimité. Devant ces multitudes en mouvement, les institutions locales ou transnationales répondent par des pratiques toutes similaires : elles introduisent des politiques de « dis-location » ambiguës visant à réprimer, à aider ou à contrôler ceux qui passent, ou que l’on pousse, d’un territoire à l’autre. En effet, nous nous habituons de plus en plus à trouver auprès des réfugiés les mêmes peace keepers, les mêmes bataillons, les ONG locales ou internationales, les experts des instituts stratégiques et les fonctionnaires des agences internationales, tous déplacés d’un point à l’autre de la planète. Aujourd’hui, la souveraineté et la territorialité divergent de plus en plus, cependant qu’au sein de la culture de l’urgence, les logiques transnationales poussent de plus en plus les sujets sociaux vers une composition ambiguë et paradoxale qui légitime implicitement cette divergence. Ainsi, les habitants du Kosovo se distinguent implicitement par un statut particulier qui n’est pas celui des citoyens et qui instaure dans les faits, et même normalise, une forme d’ambiguïté intergouvernementale.

Le but de ce numéro est d’affiner notre compréhension de processus que peinent à maîtriser les pouvoirs en place. L’anthropologue ne peut plus faire abstraction de ce jeu d’espaces qui finit par déstabiliser les puissances les mieux enracinées. Il n’est donc pas indifférent d’orienter le projecteur sur le lointain comme sur le proche : c’est le meilleur moyen de faire apparaître les connexions profondes qui existent et donnent sens à ce qu’on a appelé, faute de mieux, « mondialisation ». Nous avons souhaité illustrer ce vaste décentrement des lieux du politique à partir de terrains qui ne se limitent pas à l’Europe, même dans son acception la plus large. Au-delà de la construction communautaire et de l’espace balkanique, le continent africain est le témoin de ces nouvelles expériences de coopération transnationale qui interfèrent dans une situation postcoloniale de plus en plus complexe.

À travers la diversité des terrains abordés, on ne s’étonnera pas de repérer certaines thématiques qui sont les véritables fils conducteurs de ce numéro. Il nous a paru intéressant de dégager ces quelques idées directrices, sans pour autant nous livrer à un commentaire des différents articles. Laissons le lecteur découvrir par lui-même ces textes, en lui offrant quelques pistes particulièrement suggestives. Avec la question du changement d’échelle lié à la mondialisation, on voit émerger la nécessité de réélaborer ce qu’Anderson a qualifié de « communauté imaginée ». L’exemple européen avec les élargissements successifs qui s’effectuent sans gommer les identités nationales, éclaire la constitution d’un nouvel espace de la représentation politique. Espace imaginé qui ne correspond pas aux critères préétablis de la territorialité des systèmes politiques pensée dans le moule de l’État-nation. Mais cette question n’est pas propre au seul cas de la construction européenne. La mise en oeuvre des stratégies de santé publique déconnectées des politiques étatiques en Afrique, les formes de guerre telles qu’elles sont ici analysées au Kenya, tout à la fois enracinées localement, mais qui s’inscrivent dans des stratégies qui dépassent le cadre territorial où elles ont lieu, marquent bien le déplacement du lieu du politique inséparable de l’élaboration de nouvelles « communautés imaginées ».

Cette dernière notion traverse les trois articles qui traitent des Balkans postcommunistes : configuration ambiguë où l’obsession de l’État laisse place à des espaces politiques dans lesquels le national est battu en brèche et où l’on tente dans des contextes très différenciés de bricoler des identités liées à une mémoire nationale et tout à la fois exportables dans le scénario de la mondialisation. On ne s’étonnera pas que se trouvent ici scrutés les concepts de flux et d’imagination proposés par Appadurai (1996). Il faut cependant introduire ici une nuance entre imagination et « communauté imaginée ». La première exalte une capacité de résistance des dominés, une possibilité de dépasser la relation coloniale traditionnelle grâce aux pouvoirs de la pensée et des médias. La seconde prend en compte les rapports de forces et la difficulté à s’en soustraire pour produire des configurations politiques originales.

Le second fil conducteur qui traverse ce numéro a trait au bio-politique, catégorie souvent galvaudée, mais qui prend ici un certain relief, dans la mesure où elle peut aider à penser des phénomènes contemporains et d’impact considérables auxquels se trouvent confrontés les anthropologues : la guerre tout d’abord, avec son cortège d’horreurs, les déplacements de population, la gestion du vivant. Introduite par Foucault, retravaillée plus récemment par Agamben (1997, 1999), cette notion de bio-politique oblige les anthropologues à prendre en compte certaines dimensions du pouvoir et de son impact. Dans ce numéro, le bio-politique est envisagé à deux niveaux : en tant que catégorie générale ouvrant sur une approche globale de la mondialisation, en tant qu’instrument conceptuel contribuant à l’analyse de situations empiriques. L’intérêt du bio-politique est de déplacer la question du pouvoir à ses limites extrêmes. Pour l’anthropologue, il y a là un changement de perspective avec la mise en lumière d’enjeux et de tactiques qui peuvent demeurer dissimulées à l’observation empirique. Exemple : dans l’humanitaire, on construit un appareil qui tout à la fois « fait vivre », assure la reproduction biologique des individus, mais détruit toute possibilité d’égalité. Pour l’anthropologue, le bio-politique va a l’encontre d’une approche systémique du politique, mais implique de se concentrer sur le pouvoir dans sa radicalité. Dès lors la réflexion sur la guerre, la compassion humanitaire, l’identité nationale, le bricolage institutionnel, les politiques du vivant s’en trouvent stimulés. Ce numéro porte la trace de cette exigence, mais aussi des controverses que suscite la référence au bio-politique. Il suggère d’autres questionnements ultérieurs qu’alimenteront l’approfondissement des terrains et les débats que ne manqueront pas de provoquer les démarches ici proposées.