Ethnographie et fiction – Fictions de l’ethnographie[Notice]

  • Sherry Simon et
  • Gilles Bibeau

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  • Sherry Simon
    Département d’études françaises
    Université Concordia
    1455, boul. de Maisonneuve Ouest
    Montréal (Québec) H3G 1M8
    Canada

  • Gilles Bibeau
    Département d’anthropologie
    Université de Montréal
    C.P. 6128, Succursale Centre-Ville
    Montréal (Québec) H3C 3J7
    Canada

Les plus belles réalisations de la littérature contemporaine sont ces oeuvres où la fiction déborde sur un terrain connexe – soit l’histoire, le récit de voyage ou l’ethnographie. Que l’on pense à Austerlitz de G. W. Sebald, au Danube de Claudio Magris, à La Québécoite de Régine Robin, ou à In an Antique Land d’Amitav Ghosh, le texte hybride offre un parcours inusité où chaque tournant est une révélation. Sebald (2002) a peut-être développé cet art à son degré le plus achevé, lui qui mélange fiction, voyage, recherche historique et documentation photographique, dans une prose limpide et pourtant mystérieuse. Chez Sebald, c’est le hasard qui dicte le trajet narratif. Il n’y a aucune trame préétablie, seulement des déviations au gré des rencontres ou des souvenirs. Et pourtant, ce qui résulte, ce sont des vérités les plus précises. Le journalisme littéraire, l’autobiographie ethnographique, l’ethnographie féministe, le témoignage, l’ethno-fiction et le journal de terrain – autant de formes où le texte est un carrefour de voix. Le féminisme a été un stimulant important dans ce tournant, provoquant de nouvelles prises de conscience quant aux thèmes de la recherche, renouvelant les formes d’écriture et inscrivant l’identité sexuelle de l’ethnologue dans toute expérience de rencontre de l’autre (voir, entre autres, Behar 1993). Entre anthropologie et littérature, dit Geertz (2003), il y a depuis un certain temps une étrange liaison passionnelle, « a strange romance ». Se décrivant comme un « Flaubert manqué », un « faux Henry James » Geertz réclame pour l’ethnologue un pouvoir de témoignage fondé sur la sensibilité, plutôt que sur des méthodologies préétablies. En même temps, se manifeste une conscience très grande du pouvoir contraignant des formes mêmes de l’écriture ethnographique – sa rhétorique et son public. Impossible de concevoir la démarche scientifique de l’observateur sans mettre en question ses propres formes d’écriture. Impossible d’interroger les rapports entre science et littérature sans revenir à Roland Barthes rappelant que seule la littérature « effectue le langage dans sa totalité » (1984 : 19). Impossible de penser la médiation entre les langues et les réalités de l’autre sans invoquer les apories de la traduction. La réélaboration du projet d’écriture des oeuvres ethnographiques qui s’est accomplie depuis les années 1980 ne se comprend que si elle est reportée sur l’horizon de la mutation épistémologique majeure qui a profondément marqué, et d’une double façon, notre discipline. D’abord à travers la relativisation de l’idée même d’objectivité en science, ce qui a conduit à poser dans des termes nouveaux les anciens rapports entre littérature et science : « Literature actually has the means to meet science on its own territory in a contest concerning which epistemological activity does a better job of telling the truth » (Porush 1989 : 373). Ensuite à travers la réalisation que le langage descriptif se révèle souvent impuissant à dire la complexité de la réalité ethnographique qui déborde constamment les ressources de la langue et du récit. Le fait d’adopter un style littéraire indique par là même que toutes les descriptions ne sont jamais que des comptes-rendus partiels, approximatifs, provisoires, sujets à être redits autrement, avec d’autres outils rhétoriques et dans de nouvelles versions qui n’épuisent jamais la richesse de la réalité. Les avis sont partagés quant aux effets durables du « virage littéraire » en anthropologie. Dans ce numéro, Jean-Claude Muller avancera que le « dialogisme » est devenu une nouvelle doxa, et que certains excès et transgressions dans cette voie ont menacé la crédibilité de la discipline anthropologique. Pour Elspeth Probyn, au contraire, les expériences ne sont pas allées assez loin. « Dès que le chercheur se met à …

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