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Mon oeuvre, comme celle de Proust, ne comprend qu’un livre unique aux vastes dimensions […]. Tout cet ensemble forme une énorme comédie, telle que l’a vue Ti-Jean (votre serviteur), connu également sous le nom de Jack Duluoz ; c’est un monde échevelé, un monde de déments, mais aussi un monde tendre et aimable que l’on voit, comme par le trou d’une serrure, à travers l’oeil de Ti-Jean.

Kerouac 1966  : 9

Lorsqu’il rédige au lendemain de sa retraite californienne cette note introductive, quelque peu troublante, à son roman Big Sur (1962), Jack Kerouac ne sait pas que le « book-of-books » qu’il a en tête ne sera jamais composé, que ses grands livres sont en réalité derrière lui, et qu’il n’écrira plus durant la décennie 60 que quelques textes largement vidés de la puissance imaginative qui avait fait de lui un des plus grands écrivains américains des années 1950. En douze ans, de 1950 à 1962, Jack Kerouac avait fait paraître quatorze livres dont le plus célèbre On the road, publié en 1957, a changé le cours de sa vie en le propulsant, en un instant, à l’avant-scène de la vie littéraire américaine[1]. Après Big Sur écrit en dix nuits à l’automne 1961, Jack Kerouac est brisé, cassé, de plus en plus hostile aux beatniks, plus impuissant que jamais à redonner, dans l’après-coup, une architecture à l’ensemble de son oeuvre littéraire. L’écrivain mi-mystique et mi-fou de Big Sur vient d’être repris par le monde de sa mère, et par l’alcoolisme, et sans doute aussi par les drogues, qui auront bientôt raison de sa créativité littéraire, de sa prose spontanée, improvisée comme le be-bop, et de son projet d’écrire un « hymne immense » au continent sauvage qu’est l’Amérique. Jack Kerouac meurt en 1969 à 47 ans, sans avoir eu le temps de recoller ensemble les pièces du vaste puzzle dispersées dans une oeuvre autobiographique colossale écrite dans la fébrilité en moins de 20 ans.

Le Ti-Jean Kerouac[2] de Big Sur était encore travaillé, dans les années 1960, par le grand projet proustien d’écrire La légende des Duluoz. « J’ai l’intention, au soir de ma vie, de procéder, écrit-il dans l’introduction à Big Sur, à une édition complète de tous mes livres, en rendant à mes personnages le nom qui leur avait été destiné à l’origine ; je laisserai un long rayon bourré de livres et je mourrai content » (1966 : 9). Kerouac n’aura pas la chance qu’a eue Marcel Proust de pouvoir remonter, depuis son lit de malade, le fil du temps perdu, ni celle de William Faulkner qui a fait pour le comté de Yoknapatawpha ce que Kerouac a rêvé de faire pour les Franco-Américains de Lowell, ni celle de James Joyce dont les Dubliners (1914) ont représenté un modèle pour Jack, ce qu’il redit encore dans son dernier roman (Vanity of Duluoz, 1968), qu’il présente comme : « an attempt to delineate all of Lowell as Joyce had done for Dublin » (1994 : 106). Jusqu’à sa mort, Kerouac n’aura eu d’autre ambition que celle d’écrire une version typiquement américaine de la Comédie humaine dans laquelle seraient mis en scène, comme Balzac l’avait fait pour le Paris du début du XIXe siècle, les personnages de son enfance à Lowell, et ceux qu’il a connus plus tard, à New York, à Denver, en Californie et sur les routes à travers les États-Unis, avec pour figure centrale, celle de Ti-Jean Kerouac[3].

Après quelques années de « retraite monastique » en Floride, Jack Kerouac a écrit en 1965, sous le titre de Satori à Paris, le compte-rendu des dix jours qu’il a passés en France, dans la quête ratée de ses racines bretonnes et dans de distraites recherches à la Bibliothèque nationale. Il n’a trouvé nulle trace, dans les archives militaires, du nom de l’officier Lebris de Kérouac, Baron de Cornouaille, le premier ancêtre de sa famille paternelle qui était censé, selon le mythe familial, avoir fait partie de l’armée de Montcalm et s’être établi dans la vallée du Saint-Laurent après la défaite de 1759. Jack Kerouac a dit pourquoi il s’est rendu en France en juin 1965 :

J’ai seulement tenu à savoir pourquoi ma famille n’a jamais tenu à changer de nom et j’espérais avoir la chance de trouver là un indice, et de pouvoir remonter jusqu’à la source, en Cornouaille, au pays de Galles, et en Irlande, et peut-être en Écosse, pour avoir vraiment une certitude, puis me rendre au Canada à la cité de Saint-Laurent, où, m’a-t-on dit, il y eut une Seigneurie ; et par conséquent, je pourrais y aller vivre (avec des milliers de Canadiens aux jambes arquées, des cousins à moi, qui portent le même nom) sans jamais payer d’impôts.

Pic, 1987 : 99

En sept nuits, en juillet 1965, Kerouac met par écrit ce qu’a été le désastreux voyage de Ti-Jean parti à la recherche de ses racines, « en cette Bretagne où lui et tous ses frères, ses oncles et leurs pères, avaient tous tant voulu aller » (1987 : 101). De ce voyage, Jack Kerouac a gardé le souvenir, vaporeux, de ses nuits avec les prostituées, dans l’alcool, comme s’il n’y avait eu au fond, pendant dix jours consécutifs, que la recherche obscure d’une illumination (un satori) qui ne fut jamais au rendez-vous.

Jack Kerouac écrira encore un autre livre : Vanity of Duluoz, qui paraîtra en 1968, l’année d’avant sa mort, le livre sans doute le plus mauvais mais aussi le plus instructif de toute son oeuvre. Jack y ressasse ses souvenirs d’adolescent dans le Petit Canada de Lowell, entre les années 1935 et 1946 ; il s’en prend aussi à la nouvelle génération des « beatniks », « Hippies » et « Yippies ». Kerouac se montre, dans ce livre, plus aigri que jamais, en totale discordance par rapport à l’évolution du mouvement beat qu’il a pourtant contribué à lancer. Après ses retraites californiennes de la fin des années 1950 et du début des années 1960, Jack Kerouac semble en avoir fini avec la route, avec la vie d’errance qu’elle représentait, et avec l’image, déjà répandue dans le monde de la contre-culture, du routard bisexuel avide de plaisirs. Il s’éloigne de ses amis et se réfugie en Floride auprès de sa mère, en compagnie de Stella, sa troisième femme, et sombre dans l’alcoolisme. Le Jack Kerouac de On the Road aura vécu, tout au plus, dix ans.

La saga franco-américaine d’un romancier ethnographe

Ti-Jean Kerouac n’a jamais cessé, depuis son enfance à Lowell, de regarder les siens par le trou de la serrure. La Légende des Duluoz, il a commencé de fait à lui donner corps, en 1946 déjà, dès qu’il s’est mis sérieusement à écrire son premier roman, The Town and the City (1950), durant les semaines qu’il passa au chevet de son père se mourant du cancer. Ce premier roman est à la fois une chronique familiale et sociale, et une ethnographie du Little Canada de Lowell, à travers la mise en scène de la vie quotidienne des Martin, une famille franco-américaine qui est le véritable double de la famille Kerouac. Avec ce premier livre qui couvre onze ans de sa vie (de 13 à 24 ans), Kerouac commence à mettre de l’ordre dans ses souvenirs d’enfance et de jeune homme, dans sa généalogie et dans l’histoire de la migration de ses grands-parents venus s’installer en Nouvelle-Angleterre[4] ; il décrit ce qu’était la vie des familles ouvrières franco-américaines dans les paroisses dans lesquelles les prêtres se faisaient un devoir patriotique de conserver la langue française et la foi catholique[5]. En lisant The Town and the City, on ne peut qu’être frappé, comme l’a été Victor Lévy-Beaulieu, « par le grand nombre de monstres, d’idiots, de névrosés et de personnages vicieux » (1972 : 30) que Kerouac met en scène dans son premier roman. Jamais cette prédilection pour les fous, les excentriques et les illuminés n’abandonnera Jack Kerouac. À la suite de la critique fort favorable de The Town and the City qu’Yvonne Le Maitre fit paraître dans le Lowell Sun, et dont le contenu l’avait touché (« No review touched me more than yours »), Jack Kerouac lui écrivit une lettre dans laquelle il précise son projet littéraire :

Incidentally, I called the family Martin because that can also be a French name… Norman. It was one of the few personal clues I wanted to establish. Because I wanted a universal American story, I could not make the whole family Catholic. It was an American story. As I say, the French-Canadian story I’ve yet to attempt. But you were absolutely right in your few complaints on this score. Isn’t it true that the French-Canadians everywhere tend to hide their real sources. They can do it because they look Anglo-Saxon, when the Jews, the Italians, the others « cannot »… the other « minority » races. Believe me, I’ll never hide it again.

Selected Letters, 1996 : 229

Kerouac s’ouvre ensuite, face à l’auteur de la sympathique critique de son livre, en lui dévoilant ses projets futurs :

Someday, Madame, I shall write a French-Canadian novel, with the setting in New England, in French. It will be the most simplest and the most rudimentary French. If anybody wants to publish it, I mean Harcourt, Brace or anybody, they’ll have to translate it. All my knowledge rests in my « French-Canadianness » and nowhere else. The English language is a tool lately found… so late (I never spoke English before I was six or seven). At 21 I was still somewhat awkward and illiterate-sounding in my speech and writings. What a mixup. The reason I handle English words so easily is because it is not my own language. I refashion it to fit French images.

Selected Letters, 1996 : 228-229

D’autres livres s’ajouteront et complèteront progressivement la saga commencée avec The Town and the City, se répondant les uns aux autres comme dans le « one vast book » que Kerouac a en tête ; ses romans en viendront à former ce qu’il appelle, avec quelque dérision, « an enormous comedy », une comédie que Kerouac aime appeler « La légende des Duluoz ». Jack Kerouac a vraiment pris au sérieux l’avertissement que Thomas Wolfe a placé en première page de son Look Homeward, Angel (1929), à savoir que : « All serious work in fiction is autobiographical ». De son premier à son dernier livre, de The Town and the City (1950) à Vanity of Duluoz (1968), Kerouac s’est constamment efforcé d’ancrer ses récits dans ses souvenirs, de coller à ce qu’a été sa vie, d’abord à Lowell, puis à New York, sur la route entre Denver et la Californie, à Manhattan et en Floride ; ses livres parlent aussi de sa première bande d’amis et de sa pratique des sports dans sa ville natale, du football à l’Université Columbia, de ses découvertes littéraires, sur lesquelles il aime s’attarder en évoquant les livres qu’il lit, des amis du milieu de la bohème à New York, à Denver, à San Francisco, de ses voyages sur les routes et de ses séjours à l’étranger. Pour assurer la continuité entre les diverses périodes de sa vie, Kerouac n’a pas hésité à transformer le chapitre final du premier tome de son immense saga, au moment où il quitte la « Town » de Lowell pour la « City » de New York : anticipant sur ce qui est sur le point d’arriver, il annonce son départ prochain, sur la route vers l’ouest, et la rencontre à venir, celle qu’il fera avec Neal Cassady, le gars de Denver, qui a été son compagnon de voyage de On the Road.

Dès le tournant des années 1950, à un moment où il n’avait encore écrit qu’un seul livre, l’architecture de La légende des Duluoz semble avoir déjà pris forme dans la tête de Ti-Jean. Beaucoup plus tôt, en 1943 déjà, Kerouac aurait eu la « vision » de ce que serait la légende des Duluoz, vision qu’il raconte dans Vanity of Duluoz :

Ce fut le matin avant notre départ pour Brooklyn que je conçus l’idée de La légende des Duluoz, par une triste matinée pluvieuse, j’étais assis dans le bureau du commissaire de bord devant sa machine à écrire, j’imaginais qu’il prenait son dernier verre et j’eus cette vision : une vie consacrée à écrire ce que j’avais vu de mes propres yeux, raconté à ma façon, dans le style que j’aurais choisi à vingt et un ans, à trente ou à quarante, ou même à quelque âge plus avancé, une oeuvre qui portera témoignage sur l’histoire contemporaine pour que les générations futures sachent ce qui se passait réellement et ce que les gens pensaient vraiment.

Vanité de Duluoz, 2003 : 1292, cité ici dans la nouvelle traduction de Gallimard

Mis bout à bout, les romans de Kerouac devaient dire, en combinant autobiographie, chronique et ethnographie, son histoire personnelle, celle de ses amis, la saga familiale des Duluoz dans le Little Canada de Lowell, le tout sur l’horizon de l’histoire de son temps. Jack Kerouac semble n’avoir jamais pu se libérer de la nécessité de travailler sur la mémoire, sur son enfance, sur l’histoire de la famille, un peu à la manière de ce que l’on trouve dans La recherche du temps perdu ; à la différence de Proust, il était traversé par une nostalgie morbide qui ne le quitta pas, celle de la « horrible homelessness all French-Canadians abroad in America have » (Collected Letters, 1996 : 228). Kerouac revient vers la fin de sa vie en Floride, à l’histoire de son adolescence, à son « Adventurous Education » qu’il décrit dans Vanité de Duluoz, comme si ses longues errances sur la route n’avaient jamais eu lieu. Ce dernier livre de Kerouac couvre en fait largement les périodes de Lowell (1935-1939) et de New York (1939-1946) dont l’écrivain avait déjà parlé dans son tout premier roman. Le fait que le nom de Duluoz figure désormais dans le titre indique cependant que quelque chose d’important a changé entre le premier roman de 1950 et le dernier de 1968, que Kerouac n’a plus besoin de s’inventer une famille et que la vraie identité de sa famille peut enfin être dévoilée. Il aura fallu près de vingt ans avant que les droits de l’authenticité puissent triompher.

Dans Vanity of Duluoz, Kerouac se réfère nommément – pour la première et dernière fois – à ses parents, à ses ancêtres et à sa généalogie, celle des Kerouac, qu’il insère dans la lignée nominative des Duluoz, nous laissant ainsi penser qu’il cherchait encore dans sa retraite de Floride, auprès de Mémère Gabrielle, sa mère chérie, à renouer avec l’histoire de ses ancêtres et à mettre ensemble les pièces éparses du puzzle. S’il est vrai que Kerouac est avant tout l’ethnographe du Petit Canada de Lowell, ce sont plutôt les années passées à New York, toutes ses années d’errance sur la route, et surtout peut-être ses années de bohème en compagnie de ses amis de la Beat Generation qui posent le vrai problème dans l’interprétation de l’oeuvre de Jack Kerouac[6]. On peut en effet se demander si l’expérience de sa vie à New York et les années de route qui suivirent sont aussi importantes que certains critiques l’ont dit pour quiconque veut comprendre le projet littéraire de Kerouac. Du point de vue de l’écriture, il est vrai que l’expérience de la route doit être prise en compte, la prose spontanée de On the Road ayant instauré une rupture radicale entre le style d’écriture de son premier livre (The Town and The City) et tout ce que Kerouac a écrit après On the Road.  « L’oeil de Ti-Jean » qui s’émeut, sur la route, à la vue « des trains et de la rosée sur les clôtures à l’aube dans le Missouri » observe un continent sauvage en voie de disparition, une Amérique mythique pour laquelle l’écrivain franco-américain invente une nouvelle mythologie.

L’invention d’un mythe familial et généalogique

Jack Kerouac me semble avoir organisé sa vie autour d’un mythe d’origine personnel et familial qui fait étrangement écho aux axes organisateurs du mythe d’origine franco-canadien, avec en plus cette histoire singulière d’un petit-fils d’immigrants canadiens-français qui avaient quitté le Québec pour aller s’installer dans le nord-est industriel des États-Unis. Kerouac se présente comme doublement immigrant : d’abord, au plus près, à travers son grand-père paternel Jean-Baptiste Kérouac, un charpentier de Saint-Hubert dans le comté de Témiscouata, qui quitta en 1889 la région du bas du fleuve Saint-Laurent pour la Nouvelle-Angleterre, pour Nashua, dans le New Hampshire, emmenant avec lui ses jeunes enfants, dont Léo Alcide, le père de Jack ; ensuite, plus loin en arrière, à travers le mystérieux Alexandre Louis Lebris de Kerouac, Baron de Cornouaille, son ancêtre présumé dans la reconstitution imaginaire que fait Kerouac de ses racines bretonnes[7]. Jack Kerouac a rédigé, au fil des années, de nombreuses versions de son mythe familial, par bribes le plus souvent, se laissant aussi aller parfois à des versions plus complètes, notamment lorsqu’il devait dire en abrégé, dans le cadre des préfaces de ses livres, qui il était.

La préface qu’il rédigea pour Le vagabond solitaire (1960) condense d’une manière particulièrement vigoureuse l’ensemble du puissant mythe familial qui me semble l’avoir porté durant toute sa vie et qu’il a continuellement réaménagé, re-complexifié, réinventé et réécrit jusqu’à basculer dans le quasi-délire. Après s’être présenté, dans cette préface du Vagabond solitaire, comme étant de nationalité franco-américaine, d’origine canadienne-française, bretonne aime-t-il souvent rajouter, Kerouac propose à ses lecteurs ce qu’il appelle « un bref résumé de sa vie » que je crois utile de reproduire in extenso :

Ai eu une belle enfance ; mon père était imprimeur à Lowell, Mass. ; j’errais dans les champs et le long de la rivière jour et nuit ; j’écrivais de petits romans dans ma chambre ; le premier, je l’ai composé à onze ans ; je tenais aussi de très longs carnets intimes et je faisais des journaux pour y écrire les comptes rendus de mes courses de chevaux (un jeu de mon invention) ainsi que de mes expériences de footballeur et de joueur de baseball (tout cela est raconté dans mon roman Docteur Sax). J’ai reçu une bonne instruction primaire chez les frères jésuites, à l’École paroissiale Saint-Joseph de Lowell ; pendant mon enfance, je suis allé à Montréal et à Québec avec ma famille ; à l’âge de onze ans j’ai reçu en cadeau un cheval, de la part du maire de Lawrence (Mass.), Bill White ; j’ai fait faire des promenades à tous les gosses du voisinage ; le cheval s’est sauvé. J’ai longuement déambulé à pied sous les vieux arbres de la Nouvelle-Angleterre, la nuit, avec ma mère et ma tante. J’écoutais leurs propos avec attention. J’ai décidé de devenir écrivain, à l’âge de dix-sept ans, sous l’influence de Sebastian Sampas, jeune poète local qui devait mourir à la tête de pont d’Anzio ; j’ai lu la vie de Jack London à dix-huit ans et j’ai décidé moi aussi d’être un aventurier, un voyageur solitaire ; premières influences littéraires : Saroyan et Hemingway ; plus tard, Wolfe (après m’être cassé la jambe en jouant au football, quand j’étais étudiant de première année à Columbia, j’ai lu Tom Wolfe et j’ai vagabondé dans son New York, avec des béquilles).

J’ai subi l’influence de mon frère aîné, Gérard Kerouac, mort à neuf ans, en 1926, alors que j’en avais quatre ; cet enfant fut un grand peintre et un grand dessinateur (vraiment) – (les soeurs disaient aussi que c’était un saint) – (tout cela sera raconté dans un prochain roman Visions of Gerard). Mon père était un homme des plus intègres, toujours plein de dignité ; son caractère s’est aigri les dernières années, à cause de Roosevelt et de la Seconde Guerre mondiale ; il est mort d’un cancer de la rate. Ma mère vit encore, je mène avec elle une existence quasi monastique grâce à laquelle j’ai pu écrire autant que je l’ai fait. Mais j’ai aussi écrit sur la route ; en vagabond, en cheminot, en m’exilant au Mexique, en voyageant en Europe. J’ai une soeur, Caroline, mariée maintenant […]. Elle a un fils, Paul Jr., mon neveu, qui m’appelle Oncle Jack et qui m’aime bien. Ma mère s’appelle Gabrielle, c’est d’elle que j’ai appris comment on raconte des histoires avec naturel, grâce à ses longs récits sur Montréal et le New Hampshire.

Je suis de souche française, bretonne, plus exactement. Mon premier ancêtre nord-américain fut le baron Alexandre Louis Lebris de Kérouac, de Cornouaille, Bretagne – 1750 et des poussières ; il lui fut octroyé une terre le long de la Rivière-du-Loup après la victoire de Wolfe sur Montcalm ; ses descendants épousèrent des Indiennes (mohawk et caughnawaga) et se consacrèrent à la culture des pommes de terre ; le premier descendant qui s’installa aux États-Unis fut mon grand-père, Jean-Baptiste Kérouac, charpentier à Nashua, New Hampshire. La mère de mon père, une Bernier, était apparentée à Bernier, l’explorateur - tous Bretons du côté de mon père. Ma mère a un nom normand, L’Evesque.

Premier roman « en règle », The Town and the City, écrit selon les traditions d’un travail de longue haleine, avec les corrections que cela comporte, de 1946 à 1948, trois ans durant, publié par Harcourt, Brace en 1950. Puis, je découvre la prose « spontanée » et j’écris Les souterrains en trois nuits et Sur la route en trois semaines.

J’ai lu et étudié seul toute ma vie. J’ai établi un record à Columbia College en séchant les cours pour rester au dortoir à écrire une pièce au jour le jour et lire, entre autres, Louis-Ferdinand Céline au lieu des classiques figurant au programme.

J’avais des idées bien à moi. On dit que je suis le « clochard, l’ange fou » qui a « une tête nue et infinie, pleine de prose… ». J’ai aussi écrit de la poésie, Mexico City Blues. J’ai toujours considéré le travail littéraire comme ma mission sur cette terre. Je me fais un devoir de prêcher la bonté universelle, ce que l’hystérie des critiques n’a pu déceler sous la frénésie des romans que j’ai consacrés à une description véridique de la « beat generation ». En fait, je ne suis pas un « beat » mais un mystique catholique étrange, solitaire et fou…

Ultimes projets : vivre en ermite dans les bois, écrire paisiblement durant ma vieillesse avec le doux espoir d’aller au Paradis (qui vient à tout le monde de toute manière)…

Le vagabond solitaire, 1969 : 10-13

Peu de romanciers américains ont élaboré, mieux que Jack Kerouac, la mise en scène imaginaire de leur origine et de leur histoire familiale et ethnique, et de leur américanité. Jack Kerouac se présente comme faisant partie d’un colossal voyage de migration qui a commencé avec cet antique baron de Bretagne qu’il revendique pour premier ancêtre américain, avec son grand-père qui a poursuivi la migration vers le sud, avec ses grands-oncles, les Bernier, des explorateurs des mers arctiques, et enfin avec son père qui représente, au sein de cette lignée, la sédentarité provisoire de l’immigrant arrivé à une étape du voyage que son fils Jack se devra de continuer[8]. Répétition du même, compulsion dans le mouvement, continuité dans l’errance, le tout sur fond de continuité familiale! Le Baron Alexandre de Kerouac, son premier ancêtre, aurait épousé, raconte Kerouac, une princesse mohawk et ses descendants auraient, eux aussi, trouvé femmes chez les Amérindiens, des faits sur lesquels Kerouac est souvent revenu et qui semblent avoir fait partie du mythe familial. Son sang amérindien le fait donc aussi en partie autochtone de cette terre américaine dans laquelle il n’a cessé de vouloir s’enraciner. Les romans du cycle autobiographique de la Légende des Duluoz sont profondément ancrés dans le mythe franco-américain d’une Amérique hybride.

Quant à sa vocation d’écrivain, elle ressemble, a écrit Kerouac, à un appel à la sainteté, assez proche sans doute de l’appel qu’avait entendu son frère Gérard, celui que les religieuses du Couvent de Lowell canonisèrent en le considérant comme un véritable saint. Sa manière de raconter des histoires, Kerouac l’aurait d’abord apprise de sa mère, dès son enfance déjà, de cette mère canadienne-française, Gabrielle L’Evesque, qui était auprès de lui à New York lorsqu’il écrivit son premier roman, qui l’accueillit chaque fois que ses voyages le ramenaient dans l’est et qui l’entoura dans sa dernière retraite en Floride aux lendemains de Big Sur. Dans cette « retraite quasi monastique », Jack Kerouac put s’adonner sans retenue à ses deux vices, l’écriture et l’alcool. Gabrielle a été la mère qui lui a permis de se consacrer totalement à l’écriture ; elle a aussi été la femme, plus sans doute que les trois épouses successives de Jack, qui a représenté le havre de sécurité auprès de qui le fils est revenu chaque fois se réancrer. Sa famille, sa mère surtout, son frère Gérard aussi, lui ont suffi pour organiser la totalité de son mythe personnel, de « sa mission sur terre », avec en plus une référence explicite à Thomas Wolfe[9], prisonnier lui aussi de son enfance, de son Asheville en Caroline du Nord, tout comme Jack a été prisonnier de Lowell et de son identité de Canuck[10].

Le Jack Kerouac qui émerge à la fin de La légende des Duluoz est un bon petit garçon, à qui sa mère a fait porter jusqu’à sa mort des médailles de Saint-Christophe (le patron des voyageurs!), à qui elle a appris les dévotions à Sainte Thérèse-de-Lisieux (la « petite sainte » a été au coeur des délires de Jack à Big Sur), un petit garçon qui ne peut que proclamer qu’on s’est trompé sur son compte, dont ni les journalistes ni les beatniks n’ont jamais vraiment su qui il était, pas plus d’ailleurs que les critiques littéraires qui ont donné de son oeuvre une interprétation erronée, celle qui en fait un « clochard céleste », un « vagabond solitaire », le « prototype du beatnik ». Jack s’est défini lui-même pour que personne n’ait plus le droit de se tromper à son sujet : « Je ne suis pas un “beat” mais un mystique catholique étrange, solitaire et fou… ».

Les quatre qualificatifs employés par Kerouac ont chacun son importance, mais c’est ensemble qu’ils prennent sens : Jack Kerouac, le « catholique étrange, solitaire et fou » se retrouve en effet ici rassemblé dans sa totalité, dans toutes ses contradictions. Dans la variante Big Sur de son mythe littéraire, Jack ne fait nulle mention de Neal Cassady, ni d’Allen Ginsberg, ni de William Burroughs, ni de John Clellon Holmes, ni des autres écrivains de la Beat Generation avec qui il avait partagé les années les plus riches de sa vie d’écrivain. En passant, sans insister, il redit comment il a fait la découverte de la prose « spontanée », laissant alors se profiler à l’horizon, sans la nommer, la figure de Neal Cassady, son alter ego en plus extrême, son jumeau en plus excessif, son double en plus « fou », un véritable autoportrait par rapport auquel Jack n’était plus capable de se situer durant les dernières années de sa vie, surtout après l’expérience traumatisante de Big Sur qui l’avait conduit aux portes de la folie.

Un écrivain authentiquement américain

L’écriture, le style d’un grand écrivain dépasse toujours la biographie de l’auteur. L’écriture de Kerouac ne se laisse nullement emprisonner, faut-il le dire, dans le mythe que l’écrivain lui-même s’est plu à créer autour de sa biographie. L’écrivain Jack Kerouac existe en effet d’abord et avant tout dans les livres qu’il a écrits et c’est là qu’il faut le découvrir, par-delà les écrans de fumée qu’il s’est systématiquement appliqué à déployer tout autour de son oeuvre, par-delà aussi le personnage que ses compagnons de la Beat Generation, plus particulièrement le poète Allen Ginsberg et le romancier William Burroughs, ont construit autour du Canuck de Lowell, de son écriture spontanée et de sa vie aventureuse[11]. Dans une société aussi diversifiée et plurielle que le sont les États-Unis, l’oeuvre de tout écrivain authentiquement américain commence toujours par témoigner d’un ancrage dans un lieu géographique bien circonscrit, dans un espace ethnique et linguistique particulier, dans une classe sociale aussi, comme s’il fallait que les lecteurs sachent d’emblée de quel (mi)lieu parle l’écrivain. Kerouac n’a jamais caché qu’il était issu d’une famille de langue française, qu’il était un « Canuck » de classe ouvrière, et que le catholicisme avait été la religion de ses ancêtres franco-canadiens.

Dès Lowell, Jack avait néanmoins appris à vivre avec des Grecs, des Irlandais, et des Polonais dont les familles, elles aussi immigrantes et venant en majorité des régions rurales d’Europe, n’étaient ni plus riches, ni plus instruites, que les Canucks. Les frontières de leurs paroisses respectives, leur style de vie et les différences de langue les séparaient certes, mais Canadiens-Français, Irlandais et Polonais ne s’en retrouvaient pas moins fort proches les uns des autres, apparentés même, par le biais de la religion catholique. Même les Grecs n’étaient au fond pas si différents des Canucks : les meilleurs amis de Kerouac à Lowell ont été des Grecs (on peut penser à Sebastian Sampas, le jeune poète qui exercera une grande influence sur la vocation littéraire de Jack) ; sa première petite amie, la Maggie Cassidy (1959) du roman était, elle, irlandaise. Sa dernière femme Stella, une amie d’enfance de Lowell, était d’origine grecque.

Plus tard à New York, d’abord au collège Horace Mann qu’il fréquenta en 1939-1940 avant d’entrer à Columbia, Jack Kerouac découvrira l’Amérique de l’inégalité, celle des classes sociales, des riches et des pauvres : « I was fascinated, écrit-il dans Vanity of Duluoz, by Jewish kids because I’d never met any in my life, especially these well-bred » (1994 : 35). Au collège Horace Mann où il avait pu entrer grâce à ses talents de joueur de football, plus de 90 % des étudiants (Kerouac y fait écho de nombreuses fois dans ses livres) venaient de riches familles juives ; à l’Université Columbia qu’il fréquenta pendant deux ans (1940-1942), ce sont des jeunes, garçons et filles, issus en grande majorité de la bourgeoisie financière américaine et des groupes ethniques dominants que Kerouac a pu commencer, pour la première fois de sa vie, à côtoyer de près. Il semble avoir été fasciné par le Central Park s’étendant à proximité de l’Université Columbia, par l’extraordinaire pluralisme ethnique de Brooklyn et du Queens où il habita successivement, et par le Greenwich Village surtout dont il devint un habitué, sans y habiter cependant, là où il retrouvait ses amis écrivains Ginsberg, Burroughs, Herbert Huncke, et les autres. Sa première femme Edie Parker, avec qui il commença à vivre en 1943, après son arrivée à New York, était la fille d’un riche industriel de Détroit : c’est elle qui a introduit Jack dans les cercles littéraires les plus « in » du New York d’alors, dans le milieu des « junkies » aussi, auquel Jack n’accrochera pas vraiment, dans les boîtes de jazz et dans son cercle d’amis écrivains qui compteront, avec Jack Kerouac, parmi les plus renommés des décennies 1950 et 1960.

L’Amérique des quartiers ethniques et des innombrables confessions religieuses, l’Amérique des immenses différences entre les classes sociales, l’Amérique de la compétition, cette Amérique semble avoir toujours été au coeur des préoccupations personnelles et littéraires de Jack Kerouac. Jack savait très bien où il se situait, lui le fils d’un ouvrier canuck, dans ce vaste ensemble social : le profond sentiment d’appartenir à un groupe ethnique « défavorisé », situé au plus bas dans la hiérarchie sociale des États-Unis, ne l’a jamais abandonné ; il n’a pas craint non plus d’être identifié aux Franco-Américains qui ont été, jusque dans les années 1940 et 1950, communément considérés comme un groupe retardataire replié sur lui-même, fermé aux autres groupes ethniques et emprisonné dans les ghettos que formaient alors les paroisses francophones catholiques. Durant toute sa vie, Kerouac semble avoir cherché à déborder les frontières de son groupe d’origine et à se fondre, sans vraiment jamais y arriver, dans le formidable creuset multiethnique qu’il a connu à New York, en Californie et un peu partout à travers les États-Unis. C’est cependant toujours à Lowell et à sa franco-américanité qu’il revenait chaque fois qu’il se remettait à écrire.

Son américanité d’écrivain consiste, me semble-t-il, à rechercher un dépassement de son identité de Canuck en s’imprégnant de la civilisation des peuples amérindiens, en s’initiant à la pensée orientale, à l’hindouisme, au bouddhisme et au taoïsme, et en poussant toujours plus loin l’exploration de sa conscience, celle que donnent les drogues, la musique improvisée du jazz qu’il a assidûment écoutée et pratiquée, et la lecture des auteurs gnostiques anciens. Tout au long de sa quête d’une nouvelle américanité bien ancrée dans le XXe siècle, Kerouac n’abandonna jamais son premier enracinement, celui qui compta vraiment pour lui, dans une famille franco-catholique de Lowell, au Massachusetts, dans une histoire familiale dont les racines se trouvaient au Canada et en Bretagne et dans un continent mythique qui était, pensait-il, sur le point de disparaître. Kerouac, le petit-fils de l’immigrant franco-canadien, a fini par s’identifier à l’Amérique de la contre-culture, celle qui s’est mise en place dans les années 1950, à New York et en Californie surtout, sur la côte ouest plus encore que sur la côte est. Ses Clochards célestes, le Vagabond solitaire sont des livres qui doivent à la pensée asiatique telle qu’elle était alors reprise par les milieux contre-culturels, surtout du côté de la Californie ; ses Mexico City Blues (1959) forment un des plus beaux poèmes religieux d’inspiration amérindienne qui ait été écrit au XXe siècle. C’est ce nouvel univers, ajouté à celui du Little Canada de Lowell et à l’expérience transformatrice de la route, qui a permis à Kerouac d’écrire un des « grands romans américains » du XXe siècle.

Il est certain que l’extraordinaire démarche intellectuelle de Jack Kerouac a contribué à en faire un écrivain qui est fondamentalement américain. « J’ai lu et étudié seul toute ma vie », a écrit un Jack dont la quête « vagabonde et solitaire » ne semble s’être jamais vraiment terminée. Son ouverture progressive à la pluralité de l’Amérique et à la contre-culture ne pouvait cependant suffire à faire de Kerouac un des grands écrivains américains du XXe siècle. Il lui fallait faire face à d’autres défis, à au moins trois autres défis, qui sont indissociables de la vie de tout écrivain : 1) inventer un style qui lui appartienne en propre, 2) représenter une époque dans ce qui la constitue, et 3) réécrire d’une manière autre, dans une nouvelle version et avec art, le mythe dans lequel puisse s’identifier tout un peuple. Ces trois défis, Jack Kerouac les a relevés avec une extraordinaire lucidité, vitalité et créativité.

Un écrivain ne peut prétendre, particulièrement aux États-Unis, pouvoir entrer au panthéon des grands auteurs que s’il est l’inventeur d’une nouvelle prose, d’un style qui tranche avec celui des autres écrivains, et que s’il crée une manière d’écrire qui incorpore et exprime les valeurs centrales de toute une époque, de son époque. On peut douter que le style oral de la mère de Jack Kerouac, sans doute direct et littéral, ironique et parodique comme celui qu’on trouve chez les conteurs canadiens, ait suffi à faire de Ti-Jean un grand écrivain. Il en fallait beaucoup plus pour que l’écrivain Jack Kerouac puisse inventer ce style spontané qu’illustrent de manière magistrale les premières phrases de On the Road :

J’ai connu Dean peu de temps après qu’on ait rompu ma femme et moi. J’étais à peine remis d’une grave maladie dont je n’ai rien à dire sinon qu’elle n’est pas étrangère à cette lamentable et déprimante rupture, à mon impression que tout était foutu. Avec l’arrivée de Dean Moriarty commença le chapitre de ma vie qu’on pourrait baptiser « ma vie sur la route ».

Sur la route, 1960 : 15[12]

Ce style parlé, mobile, proche de la confidence, Kerouac semble l’avoir surtout appris en écoutant Neal Cassady lui raconter sa vie de « bum errant » et en (re)lisant les lettres que Neal lui a adressées, après qu’il eut quitté New York, surtout la « grande lettre érotique » de mars 1947 et celle de décembre 1950 qui provoquèrent un changement radical dans le style d’écriture de Kerouac. Neal avait écrit à Jack que : « la fiction n’a pas besoin d’être fausse ». Barry Gifford et Lawrence Lee, les biographes de Jack Kerouac, ont bien noté la transformation que la rencontre de Neal et de Jack en 1946 a provoqué dans la manière d’écrire de Kerouac. Ils écrivent que :

Jack found in Neal the principal character that his closing scene of The Town and the City pointed toward, the road book, and Neal also gave Jack the method of telling that story. As Kerouac once put it : « The discovery of a style of my own based on spontaneous get-with-it came after reading the marvelous free-narrative letters of Neal Cassady, a great writer who happens also to be the Dean Moriarty of On the Road ».

Gifford et Lee 1978 : 87

Jack a vécu avec Neal de 1946 à 1952, inséparables compagnons de voyages, s’écrivant aussitôt qu’ils se séparaient et partageant tout, leurs amantes incluses, jusqu’à ce que Neal s’installe avec Carolyn (la Camille de On the Road) à San Francisco[13]. Au début des années 1950, Jack semble s’être dit : « Fuck it. I’m just going to sit down and tell the truth », et il se mit alors à écrire d’une écriture instantanée, automatique, sous l’influence massive de marijuana, Visions of Cody, qui est le récit de l’enfance de son ami Neal Cassady. « Dean is the perfect guy for the road, écrit Kerouac, because he actually was born on the road, when his parents were passing through Salt Lake City in 1926, in a jalopy, on their way to Los Angeles » (1959 : 3). Pendant quelques semaines en 1951, Kerouac écrira du crépuscule au matin « those sentences which are so long and exfoliating and so incredible because of pot » (Gifford et Lee 1979 : 77). Lorsque Neal souhaitera lui aussi devenir écrivain, le premier conseil que lui donnera Jack sera qu’il faut écrire avec « the zeal of a benny addict ». Ce serait simpliste de n’attribuer le style d’écriture de Kerouac qu’à la prise de drogues psychotropes, comme plusieurs analystes ont été tentés de le faire, notamment à la suite de Timothy Leary. À l’automne de 1960, Timothy Leary revit Jack Kerouac, qu’il connaissait déjà, à New York dans le cadre des séances qu’il organisait pour étudier l’impact des drogues sur la créativité des écrivains. Leary note dans Mémoires acides :

Jack Kerouac avait quelque chose d’effrayant. Derrière les regards doux et sombres de bûcheron costaud, il y avait la grisaille des villes industrielles de la Nouvelle-Angleterre, la lourde méfiance des catholiques du Canada français. Voilà un garçon bien malheureux, me disais-je. « Alors, docteur Leary, qu’est-ce que vous fabriquez avec cette tantouze communiste de Ginsberg et votre sac de pilules? […] » Je produisis ma bouteille, comptai les pilules, et nous décollâmes tous ensemble. Kerouac continua à boire et à déclamer comme un marin dans un port, déambulant à travers la pièce, sautant sur les sièges, baragouinant un galimatias drôle et poétique. D’un bond, il fut sur le divan. « Je suis le Roi des Beatniks. Je suis François Villon, poète malandrin vagabond des grands chemins à travers l’espace libre. »

Leary 1984 : 81-82

La thèse de Timothy Leary, le célèbre auteur de la Politique de l’extase qui s’était fait connaître pour ses expériences sur le L.S.D. et la psilocybine, nous permet peut-être de comprendre ce qui s’est passé durant les dernières années de la vie de Kerouac : l’alcool l’aurait fait basculer dans un état de léthargie alors que Ginsberg et Burroughs[14] auraient conservé leur créativité littéraire grâce au fait qu’ils n’ont jamais cessé d’utiliser les « drogues ». Il est vrai que Jack Kerouac a toujours eu peur de la morphine de Burroughs et des champignons hallucinogènes et qu’il a été, toute sa vie, un accro de l’alcool, comme l’avaient été son père et son grand-père avant lui. Durant ses périodes new-yorkaise et californienne, le style spontané qu’on trouve dans On the Road, dans Visions of Cody et dans Big Sur a été stimulé, en plus du vin et de l’alcool, par la marijuana et par des drogues chimiques. Dans Mémoires acides, Leary dit au sujet du style de Jack Kerouac qu’il :

était nourri des rythmes libres et des broderies improvisées du jazz. Quoiqu’il fût au regard du public assimilé aux beatniks, Kerouac se montra dans ses dernières années distant et critique à l’égard du mode de vie contre-culturel. Ses opinions vraisemblablement influencées par l’abus des boissons alcoolisées, devinrent extrêmement conservatrices.

Leary 1984 : 79

La prose au souffle rapide de Kerouac lui apporta d’emblée le succès littéraire, à un point tel que ses éditeurs lui redemanderont d’autres livres écrits dans le style de Sur la route et Visions de Cody, et qu’ils refuseront désormais de publier tout ouvrage écrit selon son ancienne manière, celle inspirée de Thomas Wolfe. Ce nouveau style d’écriture spontanée qui est resté accolé au nom de Jack Kerouac était en fait partagé, dans une certaine mesure, par ses amis Burroughs et Ginsberg[15], ce que les critiques littéraires ne tardèrent à reconnaître en parlant d’une même école littéraire, celle de la Beat Generation. Gifford et Lee entament leur biographie de Jack Kerouac avec ces mots :

In life and in art the three (Kerouac, Ginsberg and Burroughs) relied upon each other in strong and complex ways, and, a decade after his death, Kerouac’s prose style lives on in the forms Ginsberg adopted to become the world-poetry voice he is today.

Gifford et Lee 1978 : ix

Son style automatique, Jack le doit surtout, en vérité, à son ami Neal Cassady. Il le doit aussi à sa discipline inlassable de mémorialiste qui notait tous les événements sur de « petits carnets » à la manière d’un reporter, qui archivait tout ce qu’il avait inscrit dans ses « cahiers de route » et qui conservait toutes les lettres de ses amis, mettant tout cela en réserve pour le jour où la fièvre de l’écriture s’emparerait de tout son être et le forcerait à s’installer devant sa machine à écrire[16]. Kerouac était de plus servi, il ne faut pas l’oublier, par une formidable mémoire, laquelle lui avait valu dans son enfance le surnom de Memory Babe, un surnom révélateur que Gerald Nicosia a repris comme titre pour sa biographie. Jack aimait rappeler, peut-être ne fabulait-il pas, qu’il a rédigé en trois nuits Les souterrains, mettant par écrit tout ce qui défilait dans sa mémoire, revivant les situations dans lesquelles il avait été lui-même engagé, revoyant les personnes qu’il avait rencontrées, comme s’il s’agissait d’un film[17]. C’est ce style visuel et panoramique qui a fait de la prose de Kerouac une nouvelle prose authentiquement américaine et typiquement du XXe siècle. Peut-être convient-il aussi de rappeler que Jack a été un grand amateur de bandes dessinées, notamment de The Shadow durant ses années de Lowell[18].

Il fallait que Jack se confronte à un second défi pour être consacré écrivain, pour être reconnu par l’establishment littéraire, celui des maisons d’édition et des revues littéraires, et pour prendre place parmi les grands écrivains de son temps. Dans la littérature américaine, il importe en effet que l’écrivain représente une époque, un mouvement littéraire, une philosophie, un courant d’idée, quelque chose d’inédit sur l’horizon duquel ses livres puissent être lus, certains des livres de l’écrivain ainsi canonisé devenant parfois l’emblème et le symbole de toute une époque. Compte tenu du faible ancrage historique de la société américaine, de son goût pour l’actualité et de l’exacerbation de ses tendances consommatrices, l’écrivain est rarement aux États-Unis un simple observateur qui se tiendrait à l’écart des débats de la société et qui pourrait se limiter à simplement décrire les vibrations et les contradictions dans lesquelles les autres, ses compatriotes, se débattent. L’écrivain américain se présente bien davantage, dans une majorité de cas, comme un citoyen profondément engagé sur la scène sociale, constamment sollicité par les journalistes, au point d’être parfois transformé en un porte-étendard qui doit proclamer, à travers ses livres, l’apparition d’un nouveau style de vie. Ses livres deviennent alors consommables : ils sont transformés en des manifestes dans lesquels les lecteurs peuvent apprendre une autre manière d’être américain, celle-là précisément qui correspond au « goût du jour », au monde dont est porteur l’écrivain.

Il suffit de penser aux écrivains de la « lost generation », à Ernest Hemingway, à Henry Miller, à Tennessee Williams, à Scott Fitzgerald, mais aussi à William Faulkner, à Erskine Caldwell, à Thomas Wolfe, dans lesquels les Américains s’étaient profondément reconnus entre les années 1930 et 1950. Ces écrivains avaient mis en roman la libération des moeurs (Miller surtout) ; ils avaient poussé à l’extrême l’analyse des conflits sociaux, religieux et sexuels de l’Amérique (Tennessee Williams surtout ; Caldwell aussi) ; ils avaient rappelé la lutte et le combat (Hemingway surtout) ; ils avaient raconté autrement l’Amérique, ce que Faulkner avait fait, d’une manière nouvelle, à travers la saga du comté sudiste de Yoknapatawpha[19]. En tant qu’écrivain américain, Jack Kerouac se tient, quelque part, entre Walt Whitman et William Faulkner, superposant, mêlant en quelque sorte, les projets littéraires de ces deux hommes dans le sien. À cent ans de distance, Kerouac a repris la vie de bohème de Whitman[20], son observation passionnée des milieux marginaux, sa quête mystique, son orientalisme, la spontanéité et la clarté de son style. Comme Faulkner, Kerouac a trouvé son inspiration dans des histoires familiales et régionales, dans l’écriture jamais achevée du même récit. Par ses deux passions, l’alcoolisme et la littérature, Kerouac est un double de Whitman et de Faulkner ; il est aussi en même temps Whitman et Faulkner.

Autour des années 1950, la scène littéraire américaine était prête à voir apparaître une nouvelle génération d’écrivains qui apporterait quelque chose d’inédit, de radicalement nouveau. Ce furent les écrivains de la Beat Generation qui l’apportèrent, avec le livre-fétiche On the Road qui parut en 1957, plus d’une décennie après que le style de vie qu’il racontait eut été de fait vécu par les protagonistes du roman[21]. Jack Kerouac fut du coup transformé, Neal Cassady aussi, en une espèce de version moderne de François Villon, en un Jean Genêt à l’américaine, avec un brin de sainteté comme Sartre l’avait vu en Genêt, mais surtout avec son indomptable penchant pour la bohème, pour la drogue, pour les femmes, pour le jazz et pour le voyage. Une fois que la critique littéraire eut identifié le nouveau mouvement, la presse à grand tirage s’en empara, l’annexant à l’existentialisme français, l’assimilant au retour du romantisme, et le ramenant à la contre-culture des Hippies que l’on disait construite sur l’utilisation des drogues, sur l’hédonisme et sur la pensée orientale. Il ne restait plus qu’à faire de l’écrivain Jack Kerouac le prototype, illuminé et quelque peu paranoïaque, de la Beat Generation, ce qu’un courant puissant de la critique littéraire américaine s’empressa de faire dès la parution de On the Road.

Une telle lecture, superficielle et inexacte, a gommé le projet primordial de cet écrivain franco-américain qui a réinventé, à partir de son expérience de la route, le mythe d’une nouvelle Amérique sans jamais arriver à se détacher véritablement de son profond ancrage dans sa communauté canuck d’origine, celle de Lowell, dans le Massachusetts. Le romancier Victor Lévy-Beaulieu a été le premier à lire dans l’oeuvre de Kerouac l’incarnation du « destin canadien-français » en Amérique, n’hésitant pas à faire de Jack Kerouac « le meilleur romancier canadien-français de l’Impuissance » (1972 : 231). « Le problème de Jack était, écrit Lévy-Beaulieu, qu’il ne croyait pas à l’humanité, ni à la sienne ni à celle des autres. […] Pourquoi Jack n’a-t-il pas su faire de la puissance avec la somme de ses impuissances? Pourquoi n’a-t-il pas su faire le Joint, aller vraiment au bout de la route où l’attendait, pieds et poings liés, le rêve québécois? » (1972 : 229 ; 231). Sa vie d’écrivain ne pouvait qu’aboutir à un immense cul-de-sac.

L’échec d’un grand écrivain

Jack Kerouac fut vite dévoré par le succès littéraire qui faisait de l’auteur de On the Road le pape de la Génération Beat. Kerouac supporta très mal cette identification à un mouvement et à une mode dans lesquels il se reconnaissait, au fil des années, de moins en moins ; il se mit à chercher de plus en plus le silence, la solitude, le retrait du monde, là-bas sur la côte du Pacifique, en Californie. Son roman Big Sur commence sur un ras-le-bol, sur l’affirmation que sa consécration publique comme l’écrivain de toute une génération a de fait signifié, pour lui, l’entrée dans une prison. Il écrit au début de Big Sur :

C’est la première fois que je pars de chez moi (de chez ma mère) depuis la publication de Sur la Route, le livre qui m’a rendu célèbre, tellement célèbre en fait que pendant trois ans j’ai eu une existence de cinglé avec à tout bout de champ les télégrammes, les coups de téléphone, les tapeurs, le courrier, les visites, les journalistes, les curieux (une grosse voix me lance, à la fenêtre du sous-sol, au moment où je m’apprête à écrire une histoire : « Es-tu occupé? ») (et la fois où le reporter est grimpé quatre à quatre jusqu’à ma chambre ; j’étais en pyjama et j’essayais d’écrire un rêve que je venais de faire). […] Des gars que je connais vaguement, et que je n’ai pas invités, s’installent chez moi pour plusieurs jours, parce que les lits sont propres et que ma mère fait de la bonne cuisine. Et moi, je suis ivre pratiquement tout le temps, pour ne pas avoir l’air d’un pisse-froid, pour ne pas déparer dans le tableau, mais j’ai fini par comprendre qu’ils étaient trop, que j’étais cerné, qu’il me fallait retrouver un refuge dans la solitude ou mourir.

Big Sur, 1966 : 12-13

Il se peut bien que Jack Kerouac, qui n’était absolument pas fait pour le succès, ait été conduit à choisir la solitude, l’échec et l’impuissance.

Allen Ginsberg et William Burroughs ont été portés, eux aussi, par la puissante vague du succès littéraire ; ils y ont cependant résisté, eux, beaucoup mieux que Jack, beaucoup mieux aussi que Neal Cassady[22]. Jack et Neal étaient sans doute tous les deux beaucoup trop authentiques pour supporter que leur style de vie d’artistes désargentés et leur « façon de faire la route » se transforment en une mode pour de riches fils à papa, avec leur blouson de cuir, leurs chemises à fleur, leurs cigarettes de marijuana, et leurs livres de mystique orientale. C’est du moins ainsi que Jack en est arrivé à se représenter le mouvement issu de la Génération Beat, un mouvement qui se confond déjà au début des années 1960 avec ce que l’on appelle la contre-culture « beatnik ». Jack n’arrivera plus à se tenir sur le dessus de cette vague, à y « surfer », comme savait le faire Ginsberg, qui était pourtant lui aussi un homme parfaitement authentique ou comme Burroughs qui avait su y échapper par l’ironie. Cette immense vague que Jack a lui-même contribué à déclencher est celle-là même qui l’a englouti dans la solitude de Big Sur. Il se confie dans son livre :

Je me suis retrouvé soudain seul avec ce jeune crétin de beatnik qui me chantait des chansons alors que je voulais dormir. Mais il me fallait faire contre mauvaise fortune bon coeur pour ne pas décevoir ce coeur confiant. Car le pauvre gosse s’imagine qu’il y a quelque chose de noble, d’idéaliste, de beau dans toute cette sauce beat, et je suis censé être le « Roi des beatniks », si l’on en croit les journaux ; et pourtant, j’en ai marre, archimarre de l’intarissable enthousiasme de ces jeunes qui se mettent en quatre pour me connaître et déversent en moi leur ardeur pour me voir bondir et me démener […]. Si je suis venu passer l’été à Big Sur, c’est précisément pour échapper à ça.

Big Sur, 1966 : 141

À Big Sur, Jack Kerouac fait de nouveau une rencontre exceptionnelle, une rencontre avec lui-même, avec un autre Jack que le voyageur célèbre du On the Road que les lecteurs américains croient connaître : il se retrouve face à face avec l’ivrogne qu’il est (« j’ai le cerveau qui ramollit sous l’effet de la boisson, sans cesse, sans cesse, je bois »), avec la culpabilité qui le ronge (« je me dis qu’elle a été bien triste la suite de mon enfance »), avec la peur qui lui ravit le sommeil (« Je veux rentrer chez moi mourir à côté de mon chat »), et avec les hallucinations qui ne le quittent plus : « Je connais l’insupportable angoisse de la folie […]. La paranoïa causée par la drogue n’est pas l’élément essentiel et pourtant… Il y a longtemps que j’ai cessé de me droguer, ça ne me réussissait pas » (1966 : 215).

Toutes ces confessions se retrouvent dans Big Sur, dans ce grand livre dans lequel Kerouac dit sa rupture définitive avec une certaine forme de contre-culture, celle-là même qu’il avait contribuée à créer, dans un ultime effort pour se reconnecter avec le fond le plus intime de celui qu’il était.

Jack a aussi été conduit, dans la solitude des montagnes californiennes de Big Sur, à redéfinir sa vocation d’écrivain, d’écrivain maudit qui reconnaît n’avoir pas mérité le succès qu’il a remporté :

Me voilà, moi, écrivain américain d’une imbécillité flagrante et parfaite ; si je fais ce métier, ce n’est pas seulement pour gagner ma vie […] mais si je n’écris pas ce que je vois se faire sur ce malheureux globe arrondi par les contours de ma tête de mort, je crois que j’aurai été envoyé sur terre, par ce pauvre Dieu, pour rien.

Big Sur, 1966 : 215

L’écrivain fétiche de la Beat Generation est redevenu dans le Big Sur de Californie le bon petit garçon qu’il avait été à Lowell :

M’man avait raison, cette existence ne pouvait me mener qu’à la folie ; maintenant, il est trop tard. Que vais-je lui dire? Elle va être terrifiée, elle va tomber folle elle aussi. Oh ti Tykey, aide-moué[23]… Un tapage assourdissant m’emplit le crâne : on me hurle des histoires dans un jargon que je n’ai jamais entendu mais que je comprends tout de suite. Pendant un moment, je vois l’azur des cieux et le voile blanc de la vierge, mais soudain, un grand nuage trouble et maléfique, semblable à une tache d’encre, me cache la vision : « Le démon! le démon me poursuit cette nuit! Cette nuit est la nuit fatale! Je comprends tout! » Mais les anges rient, ils dansent la farandole sur les rochers ; personne ne se soucie plus de rien. Brusquement, plus claire que tout ce que j’ai jamais pu voir dans mon existence, j’aperçois la Croix.

Big Sur, 1966 : 265-266

Voilà donc Jack qui est revenu au Lowell de son enfance, au crucifix que sa mère a toujours veillé à placer au-dessus de son lit, à sa religion de franco-américain catholique, à ses racines canadiennes de Canuck, à ce qu’il a toujours été et à ce qu’il veut désormais essayer de dire dans ses futurs livres :

Je suis avec toi, Jésus, pour toujours, merci. Je reste là, étendu, inondé d’une sueur froide, me demandant ce qui m’arrive depuis tant d’années ; mes études sur le bouddhisme, les pipes que je fumais, m’assuraient les méditations sur le vide et tout d’un coup la Croix apparaît devant moi.

Big Sur, 1966 : 267-268

En réalité, le Jack qui est gagné par le délire dans sa retraite californienne de Big Sur n’est pas différent de celui qu’il a toujours été, déjà quand il rédigeait dans l’esprit de Wolfe sa chronique familiale, dans les errances avec son ami Neal qu’il a racontées dans On the Road et Visions of Cody, dans ses excès de toutes sortes en compagnie de Ginsberg, de Burroughs et des autres, dans sa soumission à sa mère, à celle qui a été la femme la plus importante de sa vie[24]. C’est ne pas avoir lu attentivement les romans de Kerouac, l’ensemble de ses romans, de croire qu’il serait soudainement devenu réactionnaire après ses succès littéraires des années 1950, succès qui l’auraient conduit à révéler combien il avait été, depuis les tout débuts sans doute, un « red neck » sous le couvert mensonger d’un « beat » libéré. Ce sont en fait les critiques littéraires, les journalistes de la presse populaire surtout, qui ont fait de Jack l’icône qui leur a servi à représenter la nouvelle génération des jeunes Américains, une autre littérature américaine aussi, celle de la décennie 50 qui remplaçait désormais les écrivains de la « lost generation ». Jack Kerouac s’est opposé, griffes et ongles dardés, à la récupération de l’esprit de ses romans et à la « marchandisation » de ses écrits : la meilleure façon pour lui de le faire a consisté à prendre le plus clairement possible ses distances à l’égard du mouvement hippie issu de la Génération Beat.

La parution de Big Sur en 1962, cinq ans seulement après On the Road (1957), lui a permis de mettre les choses au clair. Kerouac était déjà arrivé bien plus loin que ne pourraient jamais aller la plupart des beatniks barbus qu’il haïssait de tout son coeur parce qu’ils lui apparaissaient être de « faux » dévots. Pour se défendre, il ne lui restait plus qu’à replonger tout entier dans son mythe d’origine, dans le monde de ses ancêtres, dans la chronique des Franco-Américains, s’il voulait pouvoir échapper à la folie et survivre encore quelques années. Comme son ami Neal, il a sans doute alors pressenti qu’il était déjà au bout du rouleau à moins de cinquante ans, prématurément usé par ses courses folles à travers l’Amérique, l’esprit « ramolli par l’alcool », et profondément déçu par le mercantilisme des amateurs de la philosophie « beat ».

Le populaire romancier Jack Kerouac n’avait plus qu’à passer dans les coulisses après un tour de piste qui n’avait duré que bien peu de temps. Les années 1960 étaient déjà là, avec une nouvelle décennie qui a été, elle, profondément politique, avec des romanciers qui ont commencé à mêler, à la manière de Norman Mailer, la critique de la culture au reportage social et à l’engagement politique. Jack Kerouac était des plus malhabiles dans tout cela : son monde était plutôt celui de l’exploration intérieure comme chez Walt Whitman, celui de l’excès dans une errance sans but, dans une descente en soi jusqu’à la folie, et enfin, celui de la recherche de la place des Franco-Américains dans une Amérique plurielle qu’il reconnaissait par ailleurs comme profondément sienne. Pour le dire autrement, le monde de Kerouac fut celui du refus de l’utilitarisme en littérature et de la politisation de la vie humaine. Dès le début des années 1960, Kerouac est ainsi devenu étranger à l’establish-ment littéraire, celui que représentait, parmi d’autres, l’écrivain engagé qu’était Norman Mailer avec son nouveau style d’écriture qui se rapprochait de plus en plus du reportage journalistique ; il ne se reconnaissait pas non plus dans les nouveaux canons contre-culturels. On demandait désormais aux écrivains américains d’être à la fois journalistes et romanciers, poètes et penseurs sociaux ; on attendait d’eux qu’ils fassent paraître des articles dans le Time Magazine et dans le New Yorker tout en rédigeant en même temps leurs oeuvres de fiction. Kerouac n’appartenait pas à ce monde-là.

Kerouac n’en avait pas moins réinventé le mythe américain dans lequel toute une génération s’était reconnue ; il avait même porté ce mythe à bout de bras le temps d’un grand et superbe roman. Le mythe américain, Kerouac l’a réécrit dans un style automatique qui a dominé la scène littéraire pendant quelques années. Peu d’écrivains arrivent ainsi à s’imposer à toute une nation, et la plupart le font le plus souvent comme Kerouac pour un court moment, souvent durant l’espace d’un succès littéraire, puis ils cèdent leur place à d’autres écrivains qui viennent fournir d’autres versions du mythe collectif et qui le réancrent dans l’aujourd’hui changeant de la société. Le troisième défi auquel tout grand écrivain est confronté, Kerouac l’a relevé mieux que quiconque, me semble-t-il, car il l’a affronté en refusant toute compromission qui aurait pu lui assurer la popularité, en écrivant dans l’authenticité à partir de son identité de Franco-Américain, et en s’inventant une place unique, celle qu’il a créée avec ses amis écrivains de la Beat Generation.

Conclusion : une littérature ethnographique

Nous avons suivi Jack Kerouac regardant par le trou de la serrure. À sa manière, dans la spontanéité et dans l’immédiateté, j’ai cru possible de faire apparaître le fil rouge qui me semble traverser de part en part son oeuvre colossale ; j’ai aussi défait quelques-uns des noeuds qui font tenir ensemble ses livres dans un « book-of-books », et j’ai essayé de faire sentir la pulsation profonde du monde intérieur d’un grand écrivain profondément enraciné dans l’espace ethnique franco-américain. J’ai montré que des noms, des mots, des expressions, des lieux, des événements dessinent, du moins je le pense, les contours de l’extraordinaire ethnographie que Kerouac nous a donnée sous la forme d’une vaste oeuvre de fiction qui n’est pas sans analogie, en moins achevé, avec La comédie humaine de Balzac. Les romans de Kerouac s’intéressent en réalité beaucoup moins à décrire, j’ai insisté là-dessus, le monde new-yorkais de la contre-culture des « beats » – ce que John Clellon Holmes, un ami de Kerouac, avait fait par ailleurs avec brio en 1952 avec son roman Go – qu’à nous fournir une longue chronique d’allure autobiographique du Petit Canada de Lowell, chronique qui n’hésite pas à se transformer, par moments, en mythe. La légende des Duluoz que Jack Kerouac a racontée tout au long de ses romans m’est ainsi apparue comme, dans son sens le plus riche, une ethnographie des Canucks installés aux États-Unis.

Les mots-clés autour desquels s’organise l’ethnographie de Jack Kerouac, les voici, sans ordre :

Double-immigrant, pluralisme, mythe d’origine, voyageur solitaire, aventurier, catholicisme, folie, généalogie, sédentarité provisoire, compulsion, continuité, lignée, mythe lignager, bohème, automatisme, beat, spontanéité, authenticité, diversité, déborder par-delà les frontières, américanité, creuset, dépassement des différences, confidence, route, mémorialiste, mémoire, rétrospectif, porte-étendard, manifestes, apprendre une autre manière d’être américain, récit, marginalité, utilitarisme littéraire, culpabilité, remords, rupture, délire thématique typiquement catholique, manipulation-récupération, lost generation, contre-culture, refus de la politisation de la vie humaine, exploration du moi, survivance, conservatisme, exode, drame, hémorragie, anti-chambre de l’enfer, diaspora, retour, enracinement.

El-Ghadban 2004 : s.p. [25]

Les mots du dictionnaire dont use Kerouac font une place centrale au voyage, à la route, à la migration, au mouvement, à l’errance, à la traversée des frontières, à l’enracinement dans l’américanité, à la quête aussi des racines québécoises et françaises chez un Franco-Américain qui refuse d’oublier d’où il vient, d’où ses ancêtres sont venus. L’américanité qu’il revendique comme une part essentielle de son identité s’amarre à l’histoire d’une communauté ethnique, celle des Canucks immigrés aux États-Unis, des fils d’ouvriers et des catholiques qui ont dû lutter pour se tailler une place dans le vaste continent nord-américain. Jack Kerouac a vécu dans un état de transition permanente, entre le français (langue qu’il a parlée jusqu’à l’adolescence)[26] et l’anglais (la langue de sa maturité), entre son appartenance à une Bretagne mythifiée et à un Québec qu’il ne visita qu’à quelques reprises durant son enfance, entre l’héritage de ses ancêtres européens et le sang amérindien qu’il disait couler dans ses veines. Il n’a cessé de répéter qu’il lui fallait « apprendre une autre manière d’être américain ».

L’américanité s’identifie, chez Jack Kerouac, au recommencement, à la nouveauté, à la mobilité qu’il met en tension avec la sédentarité, la fixation, le retour chez soi, et l’accueil de la mère. Peut-être Jack Kerouac nous donne-t-il à voir dans son père, alcoolique et joueur, la figure de l’homme brisé par la sédentarité ; l’image inverse, celle du voyageur et du bohème, dont Jack a été l’incarnation renvoie, paradoxalement, au même personnage de l’ivrogne, à celui que la bouteille finit par tuer, aussi bien le père que le fils. Les romans de Jack Kerouac disent, à répétition, qu’il n’y a pas d’issue, ni du côté de l’illumination bouddhiste (le satori) qu’il a poursuivie en vain en France ni non plus dans la fausse mystique des médailles catholiques que sa mère n’a cessé de lui accrocher au cou. Deux voies s’étaient ouvertes devant Jack : celle du voyage sur les routes, du dépassement des frontières géographiques, de l’exploration de l’espace et de l’entrée dans le monde des autres, dans une reprise de la tradition des explorateurs qui ont autrefois arpenté le continent nord-américain ; celle de l’errance intérieure, de la recherche religieuse, de l’expansion de la conscience par les drogues. Jack Kerouac s’est engagé dans l’une et l’autre voie, jusqu’au point où elles ont coïncidé, dans un éclatement des repères qui l’a fait basculer dans l’alcoolisme, dans le tarissement de son inspiration, dans la folie.

L’échec de Jack Kerouac pourrait bien être celui de tous les siens, de tous les Canucks, dont il a dit le mythe dans La légende des Duluoz. La source de cet échec final réside sans doute dans sa quête folle d’une origine mythique, située dans une Bretagne lointaine qui a oublié depuis longtemps l’ancêtre baron que Kerouac poursuit en vain. Le retour vers le premier ancêtre, celui-là qui n’avait pas eu peur de larguer les amarres en se lançant dans l’inconnu, venait contredire le mouvement qui est inscrit au coeur même de la migration ; il orientait le regard vers un passé lointain plutôt que vers le futur ; il paralysait en détachant du projet d’enracinement dans la terre américaine. Après le voyage de la Bretagne, Jack Kerouac n’aura plus que trois ans à vivre, sans énergie pour reprendre, à sa façon, l’aventure des pionniers, sans capacité de présence à la nouvelle littérature que la décennie 60 a fait apparaître et sans possibilité de véritable ancrage dans le nouvel univers contre-culturel. Le Jack Kerouac de Satori à Paris n’a pas rencontré le père et la mère qu’il chercha confusément en France. Jack Kerouac n’avait plus qu’à refaire ses bagages, cette fois pour toujours.

Yara El-Ghadban a sans doute raison d’écrire :

Le Jack mourant, ivrogne, vidé de son talent, enfantin est emblématique […]. La légende des Duluoz, la famille canadienne-française, qui a représenté pour une courte période l’américanité renvoie à ce Québec qui est lui-même canadien-français et américain, petit peuple ancré dans un creuset nord-américain et grand peuple aventurier, métissé, autrement dit, « the ultimate american story ».

El-Ghadban 2004 : s.p.

Voilà que Jack Kerouac est revenu au Lowell de son enfance : il est étendu dans son cercueil du Salon funéraire Archambault, avec son chapelet entre les doigts, son noeud de cravate rouge et sa veste pied-de-poule. Le salon enfumé est plein de hippies aux colliers de perles, de Franco-Américains et de Grecs vêtus de noir qui parlent à haute voix, comme si c’était une fête. Ses amis écrivains de la Beat generation se demandent si le Jack qui repose là est bien celui qu’ils ont connu ; Allen Ginsberg a rappelé s’être dit que « Jack avait l’air d’une “poupée Bouddha toute peinte, à la bouche sérieuse, et totalement partie” » (Nicosia 1994 : 723). Jack partageait déjà, en réalité, les Visions de Gérard.