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Quelles hypothèses et quelles fictions président à la transformation que supposent l’oeuvre ethnologique et l’oeuvre d’art? Comment les différences entre les anthropologues et leurs informateurs, d’une part, mais aussi entre anthropologues et artistes, d’autre part, infléchissent-elles le passage de l’expérience à l’interprétation?

Depuis la fin des années 1940 jusqu’à la fin des années 1950, durant la période située entre l’effondrement du régime colonial belge et la proclamation d’indépendance de la République Démocratique du Congo (RDC), les peuples de la forêt d’Ituri, au coeur de l’Afrique équatoriale, ont fasciné chercheurs et touristes. À compter des années 1960, s’est imposée une vision des Pygmées Mbuti inspirée du remarquable ouvrage de Colin Turnbull, The Forest People (1961) : leur vie empreinte de pureté, d’harmonie, d’égalité et de bonté s’opposait à celle des villageois agriculteurs et de quiconque vivait en dehors de la forêt : « Il existe un gouffre infranchissable entre ces deux mondes et ces deux peuples », écrivait alors l’anthropologue (1961 : 227). Au-delà du débat entourant sa méthodologie de recherche, les efforts déployés par Colin Turnbull pour distinguer ces communautés relevaient, pour une part, d’une recherche de pureté et, pour une autre part, de la volonté de mettre en scène une voix anthropologique convaincante dans ses textes. En décrivant les Pygmées Mbuti, Turnbull éclipsait tous les chercheurs, célébrités, touristes, chasseurs et collectionneurs d’art qui affluaient au Camp Putnam pour expérimenter la vie dans la forêt tropicale humide africaine et observer par eux-mêmes les Pygmées de la région. Il oblitérait en particulier la collaboration d’Anne Eisner Putnam, grâce à qui il avait pu se rendre à Epulu et dont il consulta les notes ethnographiques détaillées au cours des années 1950. Leur divergence de points de vue et d’interprétations de la société du Camp Putnam et de la vie des Mbuti a alimenté entre eux une amitié personnelle et professionnelle conflictuelle qui a perduré jusqu’au décès d’Anne Eisner, en 1967. Après avoir rassemblé les archives de cette dernière lorsqu’elles sont parvenues entre mes mains au milieu des années 1980, j’ai entrepris de mettre au jour sa contribution à l’histoire de la région d’Epulu[2]. Dans ce qui suit, j’examinerai comment Anne Eisner a mis en scène, dans son oeuvre, une vision de la vie à Epulu qui s’écarte de la polarisation entre inclusion et exclusion qu’en a faite Colin Turnbull. Il y va du dialogue entre l’étranger et le familier qui génère des interprétations différentes et, par là, brouille souvent la distinction nette entre les données observées et les transformations auxquelles donnent lieu leur description ou leur représentation.

Qui était Anne Eisner? Anne Eisner (1911-1967) était une artiste-peintre originaire de New York qui avait été formée dans la tradition du renouveau réaliste du mouvement American Scene dans les années 1930. Elle étudia auprès de George Grosz et Emil Holzhauer à la Parsons School of Fine Arts et à la Art Students League ; elle s’imprégna également de la longue tradition des grands maîtres, en particulier des peintres français du XIXe et du XXe siècle : Cézanne, Matisse, Gauguin, Picasso, etc. Anne Eisner exposa régulièrement ses oeuvres dans les années 1930 (à l’Exposition universelle, au Chicago Art Institute, au Museum of Modern Art et dans les Whitney Galleries), dont plusieurs lui valurent des prix, et, dans les années 1940, présenta sa première exposition solo. Son oeuvre attira très tôt l’attention du New York Times pour la « charge émotionnelle de son réalisme combinée à une interprétation personnelle convaincante ».

Malgré cette carrière new-yorkaise active, Anne Eisner acheta un aller simple vers l’Afrique en 1946 pour suivre Patrick Putnam, un anthropologue indépendant, au Congo belge, où elle vécut jusqu’en 1954 (puis à nouveau en 1957-1958). Elle-même – comme la majorité de ses contemporains artistes et écrivains – connaissait jusque-là relativement peu cette région, en dehors de ce qu’en disaient les ouvrages de Stanley ou de Conrad et d’une sensibilité diffuse suscitée par les peintres primitivistes.

En 1935, le Museum of Modern Art (MoMA) avait inauguré une importante exposition intitulée African Negro Art (Sweeney 1935). Cette exposition rassemblait des sculptures africaines provenant de différentes collections américaines et européennes, dont celles de Tristan Tzara et d’Henri Matisse. Le MoMA chargea Walker Evans de photographier l’exposition. Evans présenta les objets, comme l’exposition le faisait, pour leurs « formal, artistic and abstract qualities, not as ethnographic specimens, as was typical presentation of the time » (Lee Webb 2000 : 13). L’intention était éducative, il fallait enseigner l’art africain. Dès 1914, la galerie d’Alfred Stieglitz avait exposé une « Statuary in Wood by African Savages. The Root of Modern Art ». Stieglitz enchaîna immédiatement avec une exposition qui juxtaposait (comme d’autres le feront plus tard) des sculptures africaines et des oeuvres de Picasso et de Braque afin de renforcer la relation avec la peinture moderne. L’emploi malheureux du mot « sauvages » (dont le racisme brut traversa les années cinquante) voulait sans doute dire pour Stieglitz que ce qui semblait non enseigné ou non civilisé était en fait à la source même de l’art européen le plus récent. Son appréciation portait sur les aspects formels et esthétiques, sortant ainsi les objets de leur contexte pour le public européen et américain. Il révéla la relation avec l’art moderne qu’Alfred Barr réitéra dans son exposition de 1936 au MoMA : Cubism and Abstract Art.

Les réactions à l’exposition de 1935 allèrent de l’étonnement au désarroi à cause du manque de mise en contexte des objets africains :

Everywhere amongst these curios hangs the fog of the Dark Continent. There are so many keys, as it were, to so many complicated locks. To turn them, however, is a matter of ethnology, not of art.

Herald Tribune, dimanche 24 mars 1935

Le magazine Art Digest reprit un article du New York World-Telegram qui s’étonnait de la complexité des oeuvres :

The objects have a degree of sophistication and aesthetic purity which are almost incredible considering their origin in what we are prone to consider “Darkest Africa.” They bespeak civilization rarely surpassed in history, artistic skill carried to the highest plane, infinite passion, boundless imagination and great good humor.

Art Digest, 1er mai 1935

Le paradoxe qui consiste à mettre en regard l’art moderne et la complexité de l’art extrait temporellement et spatialement de son contexte (conçu comme primitif et exotique), voilà en quoi consiste l’esthétique primitiviste. C’est une appréciation, plutôt qu’une compréhension, qui saisit l’art à partir d’un modèle darwinien sur lequel reposent l’anthropologie physique et le colonialisme (les peuples soi-disant avancés doivent comprendre, pour les uns, et civiliser, pour les autres, les peuples qui le sont moins) et qui préfigure une vision proto-structuraliste de complexités. En 1946, Harry Shapiro était conservateur de la section d’anthropologie physique au Département d’anthropologie du American Museum of Natural History. Réagissant à la South Seas and Oceanic Art Exhibition du musée, il remarqua que la légitimation de l’art primitif se produisit au moment où :

Classical traditions of Western art [had] weakened […] as newer canons were adopted. It is not without significance that primitive art, although available to European artists since the Age of Discovery and accessible in ethnographic museums for 150 years, was discovered in Paris only at the turn of the century.

Shapiro 1946 : 37

Cette « découverte » unissait les conceptions de ce qui est ancien dans la culture et de ce qui est à venir avec le modernisme ; elle contredisait, d’une certaine façon, la notion de progrès dans la société industrielle puisqu’elle évoquait une esthétique atemporelle.

En arrivant en Afrique, Anne Eisner a senti qu’elle ne pouvait ni ne voulait se transformer immédiatement en peintre primitiviste :

[with] which I’m surrounded at the moment, find thrilling and love. That it should influence me “yes”– but my way of life is so different from the Africans my understanding of them so limited and it’s much more than just a language difficulty. All I can do is paint and try and find me in Africa […].

Lettre du 30 août 1947, Houghton Library

Il lui fallait plus de connaissances et d’expérience pour trouver sa voix comme peintre. En d’autres mots, la marche était haute avant d’absorber l’art africain qu’elle avait collectionné et admiré et de pouvoir assimiler les leçons de cet art, comprendre la culture qui l’avait produit ; elle voyait cela comme un processus de longue haleine. Eisner connaissait ses limites et les limites de sa compréhension. L’aboutissement de tout cela – chose à laquelle beaucoup de peintres primitivistes ne se sentaient pas tenus – prit tournure quelques années plus tard quand elle commença à prendre de nombreuses notes ethnographiques. Comme elle peignait à distance des autres peintres, dans un environnement qu’elle commençait juste à comprendre, elle se fit construire un studio (pensant à Virginia Woolf, elle écrivit : « having a room of one’s own to work in is something special ») et c’est en Afrique qu’elle se redécouvrit en tant que peintre.

Installée à la lisière de la forêt d’Ituri, Anne Eisner continua à peindre ; son style évolua au fil de son intégration au Camp Putnam. Patrick Putnam, qui avait étudié l’anthropologie à Harvard, était parti en Afrique avec une expédition et y était resté (voir Mark 1995 : 21). La communauté de Putnam était unique : elle consistait en trente-cinq familles de Pygmées (chasseurs-cueilleurs semi-nomades) et de villageois agriculteurs bira qui s’étaient rassemblés pour vivre et travailler autour de lui. Le camp comprenait une auberge qui devint célèbre auprès des touristes et des chercheurs du monde entier, ainsi qu’un dispensaire destiné à la population locale, établissements que Patrick Putnam administra jusqu’à son décès, en 1953.

Dans la société coloniale, Anne Eisner faisait figure de marginale. Elle s’aménagea, au sein de la hiérarchie coloniale et en dehors de cette hiérarchie, un rôle dont la signification échappait à la société de l’époque. Première femme blanche à séjourner de longues périodes dans les camps de Pygmées Mbuti, où ils chassaient tandis qu’elle peignait, elle transcrivit deux cents légendes et consigna d’abondantes notes ethnographiques en reprenant le travail là où Patrick Putnam – qu’elle avait épousé en 1949 – l’avait interrompu. Les habitants de la région firent la preuve de la confiance qu’ils témoignaient à Anne Eisner en lui demandant de prendre soin de trois bébés pygmées orphelins qu’elle éleva, durant quelques années, au sein d’un vaste réseau de « mères ». Tant Anne Eisner que Patrick Putnam étaient profondément respectés dans la région. Néanmoins, atteint d’une grave maladie physique et mentale, Patrick Putnam détruisit, avant de mourir en 1953 à l’âge de 49 ans, presque tout ce qu’il avait bâti au Camp Putnam depuis les années 1930. Anne Eisner reprit en main ce camp, puis retourna aux États-Unis en 1954 pour y publier son livre, fort apprécié, Madami : My Eight Years of Adventure with the Pigmies, rédigé par Allan Keller à partir des notes d’Eisner. En 1957, elle revint à Epulu afin d’écrire un article pour le National Geographic et peindre, avant de retourner définitivement aux États-Unis en 1958. La période coloniale belge – et avec elle ses aspects sombres et moins sombres – prit fin avec la proclamation d’indépendance, en 1960.

En 1957, Colin Turnbull, jeune anthropologue débutant, écrivit à Anne Eisner Putnam pour discuter de deux points importants concernant l’utilisation qu’il voulait faire des volumineuses notes ethnographiques que l’artiste avait consignées sur les Pygmées Mbuti : il souhaitait rédiger un article basé sur les deux cents légendes qu’elle avait transcrites durant la dernière année de son premier séjour de 8 ans à Epulu, et inclure ses notes et celles de son conjoint à la thèse qu’il déposerait en 1957 à l’Université d’Oxford. Pour cette thèse, il entendait puiser à deux sources : aux travaux de Paul Schebesta, le spécialiste de la vie pygmée reconnu de l’époque, et à la documentation amassée par le couple Eisner-Putnam. Jeune et en quête d’autorité, il prévint Anne Eisner qu’il la citerait, mais pas en tant qu’anthropologue professionnelle. Ainsi se dessinait la fragile démarcation entre le travail de terrain et la recherche scientifique : la peintre Anne Eisner avait fait sa vie à Epulu ; Turnbull y séjourna en tout cinq mois, au cours de deux voyages différents effectués en 1951 et 1954.

Durant ses séjours prolongés dans les camps de chasse mbuti, Anne Eisner passait du temps avec les gens, activité à laquelle se consacrent également les ethnologues. Elle expliquait avoir consigné les légendes à la main pour en corriger plus facilement la traduction en anglais, ce qu’elle faisait en relisant aux Pygmées la version en kingwana :

I took the legends down in longhand because after I translated them into English I read them back to the Pygmies in KiNgwana to be sure that I got them right and it was easier to make correction in pencil and then type them. Most of the legends were told to me on days when the Pygmies stayed in Camp […].

Anne donnait cinq francs ou des cigarettes en échange d’une légende, mais ces moments de loisirs et d’interaction ne se limitaient pas à la vie dans les camps pygmées ; le village et la maison d’Anne Eisner étaient aussi un lieu privilégié d’échange : « They also used to come and tell them to me in the village when I was at my house and it was quite often apt to be when they and I found we had free time. They enjoyed telling them and enjoyed my interest in them »[3].

On peut présumer que, comme dans tout dialogue, le discours des Pygmées était orienté vers une interaction et un destinataire[4]. Les narrateurs de ces légendes optaient-ils pour une légende plutôt qu’une autre ou infléchissaient-ils le contenu de l’histoire choisie en fonction de ce qu’ils connaissaient des intérêts d’Anne Eisner? Il est impossible de le savoir. La transcription par écrit d’un échange oral fait disparaître les gestes et le langage du corps, aspects performatifs de la narration orale, effaçant en quelque sorte à la fois le contexte et l’histoire. Mais la première édition non abrégée des légendes a conservé des traces de la première rencontre entre les conteurs et la scriptrice, car Anne Eisner prit soin de décrire la façon dont ces légendes lui avaient été racontées, dans ce qui ressemble beaucoup à une série de notes de terrain prises sur le vif. Il est vrai qu’Eisner ne jouissait d’aucune formation institutionnelle en anthropologie ; elle reconnaissait d’ailleurs elle-même que son approche de l’ethnographie n’était pas « scientifique » (comparativement à la méthodologie dominante de l’époque, l’anthropologie physique)[5] ; toutefois, elle avait été formée aux méthodes d’observation de Putnam et avait acquis une connaissance approfondie de la région. Mon propos ici sera d’examiner comment ces légendes ont servi de substrat à la fois aux interprétations de Colin Turnbull, à travers les transformations qu’il apporta aux légendes et l’analyse qu’il en fit, et à celles d’Anne Eisner dans trois de ses oeuvres.

Colin Turnbull avait l’intention de fonder un article sur quelques légendes transcrites par Anne Eisner chez trois Pygmées d’Epulu en 1953-1954. « La délicatesse »[6], selon ses propres termes, était d’éclairer le contexte dans lequel Eisner avait travaillé : elle avait traduit ces légendes à la main du kingwana (un dialecte du swahili) vers l’anglais dans un camp de chasse forestier des Pygmées Mbuti. Turnbull s’inquiétait du fait que l’absence de « texte original » (voulant probablement dire une transcription en langue du raconteur) pouvait les discréditer, lui et Anne Eisner[7]. Celle-ci comprit les réserves qu’il exprimait à l’égard de sa méthode et de ses compétences : elle demanda à ce qu’il la reconnaisse, en tant que peintre, comme une « observatrice expérimentée »[8]. Ce qui est en jeu c’est non seulement la relation chargée qui se développerait entre Eisner et Turnbull, mais aussi celle entre les approches ethnographiques et esthétiques de l’anthropologie. En effet, détacher l’entreprise scientifique de toute émotion procédait d’une quête d’authenticité chez Turnbull, et d’une vision de la bonté primitive dont on retrouve les prémices déjà chez Rousseau. Colin Turnbull lui-même en viendrait plus tard à utiliser la forme du mémoire, en vertu de laquelle la vérité est définie en fonction de l’expérience individuelle.

Que nous apprennent les transformations narratives de la relation entre expérience, ethnographie et art? Vincent Crapanzano propose une comparaison frappante :

The ethnographer is caught in a […] paradox. He has to make sense of the foreign. […] Like Benjamin’s translator, he aims at a solution to the problem of foreignness. […] The translator accomplishes this through style, the ethnographer through the coupling of a presentation that asserts the foreign and an interpretation that makes it all familiar.

Crapanzano 1986 : 52

Tout comme l’ethnologue et l’écrivain de façon plus générale, l’artiste fait face à un défi similaire, visuel plutôt que verbal : comment représenter l’altérité afin que celle-ci soit comprise (voir Guisset 2003 et Geary 2002)?

Les références aux Pygmées remontent à l’Égypte ancienne : Homère, Aristote et Hérodote font déjà mention de ces peuples. Mais la vie quotidienne et la mythologie des Pygmées Mbuti étaient encore peu connues dans les années 1950. Dans les États-Unis de l’après-guerre, la recherche de valeurs de bonté suscita l’intérêt pour ce peuple isolé qui semblait bien plus libre et plus égalitaire que la plupart des sociétés dites civilisées.

Colin Turnbull affirmait : « there is no standard body of folklore, it is rather a matter for individual, spontaneous invention or adaptation » (1959 : 59). Il classa les légendes selon des catégories sociales et religieuses et supprima le nom des individus qui les avaient racontées, fit des changements d’ordre éditorial sans indiquer la date, le contexte ou la langue de la nouvelle version. Ainsi, là où Anne Eisner avait opté pour une version spécifique et locale d’une légende (tout comme elle s’intéressait également aux peintres et aux sculpteurs de la région), Turnbull insista sur les aspects universels des légendes choisies. Paradoxalement, ces légendes étaient pour lui l’expression spontanée d’individus et, en même temps, des exemples de folklore oral traditionnel. On ignore si Colin Turnbull travailla effectivement à partir de la transcription effectuée par Anne Eisner en 1954 ; Francis Chapman, un cousin de Colin Turnbull qui filma les Pygmées à Epulu en 1954, ne se souvient pas d’un tel travail. Si la première version de ces légendes transcrites par Eisner remonte à 1953, le suivi qu’en fit Turnbull pourrait bien ne pas s’être effectué avant 1957-1958, date de son deuxième séjour à Epulu, qui coïncide d’ailleurs avec l’ultime séjour là-bas d’Anne Eisner. Ce laps de temps aurait renforcé l’idée que ces légendes ont une existence ethnographique atemporelle[9]. Ainsi se posaient les jalons du travail de Colin Turnbull opposant les Pygmées, dans leur bonté et leur harmonie idéalisées, aux villageois vivant à l’extérieur de la forêt.

J’analyserai maintenant la transformation de l’une des légendes transcrites par Anne Eisner, parce que je la crois importante pour son travail et pour celui de Colin Turnbull au cours de la seconde moitié des années 1950. Je discuterai ensuite brièvement de trois des oeuvres de la peintre, qui se rapportent à la fois à sa situation et à une légende qu’elle a transcrite. Cette légende concerne un enfant affamé et un satani[10]. Dans la première version transcrite du kingwana en anglais par Anne Eisner, un époux, sa femme et leur enfant sont endormis. Au milieu de la nuit, l’enfant est réveillé par la faim, et la mère se lève pour lui donner une banane plantain. Les parents se rendorment, mais l’enfant a encore faim et continue à pleurer. Un satani arrive et concocte un plat de bananes plantain et de viande. L’enfant mange jusqu’à satiété. Mais le satani le force à continuer jusqu’à ce que son ventre éclate. Quand elle se réveille, la mère se demande ce qui s’est passé. La nuit suivante, le père fait semblant de dormir, attrape le satani et le tue parce qu’il a tué leur enfant.

Selon Colin Turnbull, l’une des faiblesses de cette transcription particulière résidait dans l’absence de détails contextuels. Même s’il déplorait l’absence des textes originaux, qu’il disait n’avoir malheureusement pas pu obtenir, Turnbull se portait garant de l’authenticité de cette légende, sur la base de sa propre expérience :

I myself worked on the original manuscripts shortly after their completion, and had the opportunity of hearing many of the tales re-told, sometimes spontaneously, but more often with a little prompting given with the aid of the manuscript version.

Turnbull 1959 : 47[11]

Ainsi, il est possible que Colin Turnbull ait posé des questions à partir des transcriptions d’Anne Eisner et demandé à ce que soient précisés certains détails. Aucune trace n’en reste toutefois dans l’ensemble des documents (liste des légendes, marques éditoriales et notes sur plusieurs autres légendes) laissés par l’anthropologue que nous avons pu consulter dans la collection Joseph Towles du Avery Research Center for African American History and Culture, College of Charleston.

Qu’est-ce qui constitue un « texte original » quand les narrateurs et l’auditoire parlent le kingwana[12], mais qu’aucun des narrateurs n’a pris part à l’écriture? La critique formulée par Colin Turnbull sur la transcription et son affirmation sur la fidélité du contenu affirment plus une quelconque compétence qu’elle n’en font la preuve : que l’anthropologue ait lui-même entendu ces légendes n’empêche pas qu’il ne les accompagne, à l’instar d’Anne Eisner, d’aucun détail relatif au contexte linguistique (utilisation de langues différentes), à l’époque et au lieu de la transcription. En un sens, malgré les critiques formulées par Turnbull à l’égard du travail d’Eisner, la similarité de la démarche de l’un et de l’autre confirmerait le point de vue de Regina Bendix, à savoir que l’aspiration à une « méthode scientifique » a contribué à renforcer les « aspirations romantiques » de la sphère du folklore (1997 : 46). Colin Turnbull invoque une structure organisatrice composée de trois catégories : celle des mythes de création, celle des relations sociales et celle des relations avec le monde surnaturel. Mais le passage de l’expérience (même si elle est effacée dans le cas qui nous occupe) à la connaissance établit un lien fondamental entre « l’ethnologie et l’autobiographie »[13]. Colin Turnbull déploie déjà, dans ce premier travail, ce qui deviendra sa vision dichotomique du monde, une vision dont le premier terme est valorisé non seulement structurellement, mais aussi moralement : Pygmées-villageois, sacré-profane ; forêt-village ; vertu-vice ; bonne mère-mauvaise mère, etc.

La légende que j’ai décrite ci-dessus se range dans la catégorie des mythes relatifs aux relations sociales telle que la définit Colin Turnbull et est, étrangement, la seule de cette catégorie à figurer dans son article. Turnbull reconnaît que d’autres légendes pygmées ont pour thème une bonne mère, un bon père, une bonne soeur ou un bon frère. Mais il précise qu’il a choisi la seule qui traite d’une mauvaise mère, parce que dans cette légende « the emphasis seems to be on the thoughtlessness of the mother rather than the trickery of the satani » (Turnbull 1959 : 50). Son objectif était, affirmait-il, de reproduire les légendes de façon telle qu’elles véhiculent quelque chose de la manière dont elles avaient été contées tout en les débarrassant de répétitions « souvent sans fin » (ibid. : 47). Et Turnbull de souligner qu’en transcrivant le manuscrit, il n’avait « jamais [apporté] aucune modification au contenu ». Néanmoins, nous verrons qu’une révision a bel et bien été effectuée, qui porte à la fois sur le satani et sur la mère. De fait, la comparaison de son article, reproduit plus tard dans The Mbuti Pygmies : An Ethnographic Survey (1965), avec la première transcription effectuée par Anne Eisner[14], révèle des disparités marquées.

Dans la transcription proposée par Anne Eisner, la mère se lève pour donner une banane plantain à l’enfant, mais les deux parents se rendorment, tandis que l’enfant recommence à avoir faim et reçoit la visite du satani. L’enfant mange jusqu’à en éclater, et la mère se réveille pour trouver son enfant mort. Le père tue alors le satani. La version publiée ultérieurement par Colin Turnbull a été enrichie de dialogues, qui font porter à la mère une lourde responsabilité dans la mort de l’enfant. En effet, l’enfant dit au satani : « Ma mère ne m’a pas donné assez à manger et elle ne se réveille pas ». Et juste avant de tuer le satani, le père impute la cause de la mort à la négligence de la mère : « Tu as tué notre fils parce qu’on lui a permis d’aller au lit avec la faim au ventre! ». Après quoi il abat le satani. Par ailleurs, la première transcription est attribuée à Anne Eisner Putnam, alors que la seconde, dactylographiée par Joan McD. Miller, fait état des deux noms (celui de Colin Turnbull et celui d’Anne Eisner) sur la page de titre. Une deuxième copie de cette seconde version figure dans les papiers Turnbull du Avery Research Center[15] : la page de titre en a été modifiée et se lit comme suit : « Legends as told by the BaMbuti Pigmies of the Epulu district of the Ituri Forest. KiNguana and Kibira speaking ; some Kilessi and Kandaka » (« Légendes telles que les racontent les Bambuti, Pygmées du district d’Epulu de la forêt d’Ituri, en kingwana et en kibira ; et en kilessi et en kandaka pour quelques-unes d’entre elles »). Cette seconde copie est attribuée uniquement à « Colin M. Turnbull, Magdalen College, Oxford ». Tant les changements apportés à la légende que la progressive attribution de la transcription à Turnbull méritent d’être soulignés.

Si l’on ne peut savoir avec certitude qui est l’auteur des modifications apportées à la seconde version – s’agit-il du résultat d’une collaboration entre Anne Eisner et Colin Turnbull ou d’une initiative de ce dernier[16]? –, il n’en demeure pas moins qu’un changement de perspective est à l’oeuvre dans la dernière version publiée par Colin Turnbull, où la mauvaise mère prend le pas sur le satani. Il convient également de souligner que, lorsque la mère se lève pendant la nuit, elle donne à l’enfant une banane plantain, aliment que les Pygmées se procurent par du troc auprès des agriculteurs bira de la région. Tout se passe comme si la mère avait déjà fait la preuve de son inaptitude en proposant un fruit qui ne provient pas de la forêt. Lorsque le satani entre en scène, il offre à la fois de la viande (produit de la chasse des Pygmées) et des bananes plantain, soit un mélange d’aliments provenant de l’intérieur et de l’extérieur de la forêt. Que les Pygmées puissent ou ne puissent pas vivre dans la forêt indépendamment des agriculteurs, avec qui ils faisaient du troc, est une question a été débattue ailleurs (voir Hart et Hart 1986 ou Hart 1997). Turnbull, pour sa part, estimait que les Pygmées étaient indépendants de leurs voisins villageois et qu’ils constituaient un peuple libre, contrairement aux peuples des civilisations occidentales.

Quant à Anne Eisner, elle ne fut pas une participante active du régime colonial belge, durant ses séjours au Camp Putnam, de 1946 à 1954, puis de 1957-1958, ni ne se considérait comme telle. Elle connaissait les administrateurs locaux de la région et entretenait avec eux des relations cordiales, bien qu’elle ne comptât aucun véritable ami parmi eux, et elle se plaignait du pouvoir que le gouvernement exerçait à son endroit et sur les habitants du Camp Putnam. Elle et son époux étaient considérés comme des marginaux, tant par rapport aux Européens que par rapport à la population locale. Eisner était certainement consciente de son statut de blanche et des limites qu’une telle condition imposait à sa connaissance des diverses cultures qui coexistaient au Camp Putnam. Elle apprit le kingwana dès le début de son premier séjour dans la région et se consacra essentiellement à son travail d’artiste, faisant des croquis quand elle ne pouvait peindre. Néanmoins, elle s’occupait de l’auberge et passait de longues périodes dans les camps de chasse. De fait, Patrick Putnam lui transmit tout ce qu’il savait sur la population locale et la forêt, d’abord pour qu’elle puisse l’informer de ce qui se passait dans les camps, où il ne séjourna guère. Après 1950, il aurait d’ailleurs été incapable de le faire, handicapé qu’il était par l’emphysème, une faiblesse croissante et un début de démence (peut-être due à une syphilis avancée). Ce n’est qu’à partir de 1953, quand Putnam devint de plus en plus renfermé et violent, qu’Anne Eisner se mit à consigner systématiquement ce qu’elle observait, y compris les légendes qui lui étaient rapportées.

De par sa position d’épouse, de femme et d’Occidentale, Anne Eisner se trouvait, par certains aspects, contrainte et, par d’autres, libre de s’inventer dans ce milieu. Les lois belges gouvernant la Province Orientale ne laissaient aux femmes qu’un pouvoir restreint, sinon inexistant, dans la hiérarchie coloniale ; aussi dut-elle notamment, à la mort de son époux, lutter contre son éviction du Camp Putnam. Aussi Anne Eisner était-elle prise dans un système au sein duquel, d’une part, les « Blancs » l’identifiaient aux « Autres », ces peuples dits primitifs (avec tout ce que ce terme comporte d’irrationnel, d’enfantin et de mystique), et, d’autre part, les Africains – Pygmées Mbuti et villageois – attribuaient fort probablement à l’artiste occidentale un statut élevé dans la hiérarchie coloniale ; aussi la population d’Epulu ne put-elle croire qu’Anne Eisner eût pu être obligée de partir. Cette situation fut presque impossible à négocier[17]. Anne Eisner ne ressemblait en rien aux épouses des administrateurs belges qui adhéraient au protocole colonial (voir Hunt 1997 et Femmes coloniales 1987). Contrairement à beaucoup de femmes blanches vivant au Congo, elle s’était fortement engagée dans la communauté et dans les structures familiales en adoptant trois enfants qu’elle élevait au quotidien. C’est pourquoi elle apparaissait davantage affranchie des contraintes sociales non seulement aux yeux des épouses blanches des administrateurs coloniaux, mais également à ceux de ses collègues restés à New York (sa vie dans le contexte africain en tant qu’épouse parmi d’autres de Patrick Putnam, qui avait de nombreuses femmes africaines, renforcerait d’ailleurs cette vision). L’adoption qu’elle fit de trois enfants pygmées, l’amour et le soin qu’elle leur apporta avec d’autres membres de leur famille durant trois ans semblaient confirmer le fait qu’elle était « devenue primitive ». Elle s’exposait, par exemple, aux maladies comme le pian en transportant les enfants dans ses bras (un topos du discours sur la nécessité de la séparation). C’est pourquoi plusieurs Belges considéraient qu’Anne Eisner occupait un statut plus proche de celui des indigènes que de celui des Blancs d’Afrique.

Occidentale et bourgeoise, Anne Eisner était ainsi associée aux indigènes par l’effet d’une contre-culture agissant au sein d’une autre contre-culture[18]. Plus tard, comme nous le verrons, la complexité de son immersion dans la vie d’Epulu se refléterait dans ses tableaux de femmes. À cet égard, je me suis longtemps demandé, à l’instar de Griselda Pollock, s’il est possible de remettre en question les positions impossibles suivantes, à savoir endosser le « travestisme » des chercheuses, dans le cas de Pollock (spécialiste de l’histoire de l’art), et celui des femmes artistes, dans le cas d’Anne Eisner, afin de « s’identifier de façon masochiste à l’image de sa propre réification que facilitent les appropriations diabolisantes de cultures non européennes » ; ou celle de « déplacer ses intérêts vers des préoccupations formelles qui procurent ce que Freud appelle le “surplus de beauté esthétique” » (Pollock 1992 : 8). Autrement dit, est-il possible de faire autre chose que répéter une structure de domination ou la contourner par le formalisme? Pollock entendait résister aux préjugés coloniaux sous-jacents à ces histoires autant qu’à sa propre subjectivité en tant qu’occidentale (1992 : 9). L’oeuvre et la vie d’Anne Eisner dans la communauté d’Epulu soulèvent des questions semblables : comment aborder l’histoire complexe des genres et ce que Pollock appelle « la couleur de l’histoire de l’art » (ibid.)? La stratégie adoptée par Pollock consistait à se dépouiller de tout marqueur identitaire [dis-identify] et à rendre étrange le familier, pour se réapproprier l’identité de chercheuse féministe [re-identify], suivant en cela l’exemple qu’elle-même donnait des femmes tahitiennes peintes par Gauguin. Pour ce faire, Pollock analysa certaines avancées du milieu artistique d’avant-garde. Elle traita du voyage sous les Tropiques et de la façon dont le regard masculin de Gauguin a imposé une signification aux femmes dans le contexte tahitien. De fait, Gauguin est le peintre fondateur du primitivisme moderne et son oeuvre était bien connue d’Anne Eisner.

Anne Eisner dut elle-même passer par certaines étapes, telle est ma conviction, avant de trouver une manière de peindre les femmes d’Epulu qui lui soit propre. D’abord, le fait d’avoir pris en charge le soin des bébés pygmées orphelins afin qu’ils soient élevés dans le réseau familial étendu qu’elle entretint jusqu’à son départ du Camp Putnam lui permit de se détacher [dis-identify] de son statut de mère adoptive. Ce fait peut expliquer pourquoi elle aurait pu elle-même consentir aux ajouts faits à la légende qui insistent sur l’erreur de la mère, afin d’endosser ce rôle de la mauvaise mère. Non seulement elle laissa derrière elle, de fait, ces enfants lorsqu’elle retourna aux États-Unis en 1954, mais elle eut également l’impression d’abandonner un peuple qui en était venu à dépendre d’elle (pour le travail et pour la structure sociale qui s’était établie au Camp Putnam) après le décès de Putnam.

La stratégie de « ré-identification » d’Eisner, pour continuer avec la terminologie de Pollock, consista d’abord à distinguer des oppositions au sein du pouvoir : bonne mère-mauvaise mère ; intérieur-extérieur ; civilisé-primitif. En réalité, le point nodal de ces oppositions résidait dans la notion de « primitif », dans ce qu’elle recouvrait et ceux qu’elle désignait. Bien qu’il semble qu’Anne Eisner ait rempli différentes fonctions pour différentes personnes, une constante émerge. Patrick Putnam racontait qu’il était tombé amoureux d’elle (aux États-Unis) d’abord parce son visage évoquait un masque africain ; il l’appelait affectueusement sa « Pygmée », quelquefois la « Madonne » des Pygmées. Le fils du voisin immédiat d’Anne Eisner à Epulu, M. De Medina, m’a pour sa part expliqué, lors d’une entrevue à Bruxelles, qu’il considérait Anne Eisner « comme un homme » parce qu’elle avait repris l’administration du Camp Putnam à la mort de son mari. Pour sa part, le photographe Aaron Siskind, plus tôt dans les années 1940, avait mis en scène la peintre en lui opposant des photographies surréalistes sur Martha’s Vineyard : la beauté idéalisée et la femme sexualisée entourée de plateaux abîmés dans le sable[19]. Par ailleurs, Richard Grinker, le biographe de Turnbull, suggère que l’idée de mère opprimante associée par Turnbull à la figure d’Anne Eisner était liée à sa propre mère, et que c’était la raison pour laquelle il n’avait pas reconnu l’étendue de ce que son travail devait à Eisner[20]. Ainsi, à maints égards, ces points de vue sur Anne Eisner évoquent des questions de genre qui habitent toujours la vision que les Occidentaux se font des primitifs, comme Marianna Torgovnik l’a montré dans son ouvrage Gone Primitive (1990). Il est certain que le fait qu’Anne Eisner s’identifiait elle-même à cette communauté la rendait particulièrement consciente de son statut de femme dans cette situation complexe.

Aussi n’est-il pas surprenant qu’Anne Eisner ait commencé à peindre de mémoire en 1956 et 1957. Durant les quelques années qu’elle passa à New York entre ses deux séjours à Epulu, durant la période où elle transmit à Colin Turnbull les légendes mbuti qu’elle avait transcrites, elle réfléchit sur nombre d’aspects de la vie des femmes d’Epulu. À certains égards, le modelage et le remodelage des femmes dont elle fit le portrait et même la création de sa propre image (qui apparaît remarquablement déformée sous la plume du rédacteur Allan Keller dans Madami) annonçait la manière dont la critique postcoloniale et féministe aborderait les notions d’authenticité et de primitivisme à partir des années 1980. La question de l’autorité et de la transgression des frontières entre disciplines (ethnologie, art et littérature) s’y manifestait alors déjà[21].

Dans les deux toiles que je prendrai pour exemple se trouvent une mère et un enfant. Dans la première (Mother with Child I, 1956 ; figure 1) apparaît une femme très musclée assise, arborant un pagne décoré de couleur orange. Sa tête est tournée dans la même direction que celle de l’enfant qui est assis à ses pieds. On dirait que la femme et l’enfant sont assis dans deux espaces différents, et le corps de la femme traverse la ligne démarcatrice entre les tons clairs et les tons plus sombres. La division entre les deux mondes pourrait être la terre et le ciel ou des représentations abstraites de la forêt et du village. Sous le pied droit de la mère se trouve un régime de bananes plantains. Les éléments de ce monde sont réduits et les personnages individualisés uniquement par la position de leur corps. Dans la seconde toile, Mother with Child II (1957), figurent encore deux personnages aux postures similaires : l’enfant est assis à côté de la jambe de la mère, qui sort de sa jupe de façon provocante. La mère porte un collier de perles qui trouve un écho dans les décorations qu’elle porte aux genoux et dans la ceinture de l’enfant. Le tissu de son pagne ressemble davantage à celui d’une robe de soirée ornée d’un liseré, et ses cheveux sont attachés en une tresse ceignant la tête ; sur son visage, seule la bouche légèrement tombante est visible. Sur le sol à côté de la mère se trouve un objet rond, un panier qui ne contient que quelques restes de nourriture, et une natte semble attirer la mère et l’enfant vers leur gauche et au-delà de la toile vers l’observateur dans la maison. La division entre l’intérieur et l’extérieur, l’abstrait et le non-abstrait est nette, mais le paysage extérieur est contraint dans des lignes géométriques marquées de couleur. Le corps de la mère se trouve entre ces deux mondes.

Figure 1

Mother with Child I

Mother with Child I
Anne Eisner, 1956

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Figure 2

Mother with Child II

Mother with Child II
Anne Eisner, 1957

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Dans le premier tableau, l’objet le plus détaillé est le régime de bananes ; dans le second, le vêtement et les bijoux de la femme évoquent une sexualité frustrée. Ces deux toiles ont été faites sur la base de souvenirs et évoquent la relation d’une femme et d’un enfant, ou peut-être d’une femme et d’un homme par l’intermédiaire d’un enfant[22]. L’écart entre la bonne mère (qui donne de la nourriture) et la mauvaise mère, dont l’oisiveté apparente en fait également une figure de la tentation sexuelle, montre ce que nous pouvons présumer être une mère villageoise et un enfant pygmée. L’artiste craignait de ne plus être en mesure de les nourrir, au propre comme au figuré. Avant son départ d’Epulu en 1954, une augmentation subite de la population dans la région (un nouvel hôtel s’était dressé de l’autre côté de la route) jointe à de mauvaises récoltes avaient provoqué une disette ; Anne Eisner se rendit compte alors qu’elle était incapable d’aider la communauté installée au Camp Putnam, qui s’était avéré un gouffre financier depuis son arrivée en 1947. Mais ce qui m’intéresse particulièrement dans cette représentation esthétique, c’est la façon dont ces femmes enjambent la division entre deux mondes. La distance et la proximité, l’étrangeté et le familier faisaient partie intégrante de la vie à Epulu. Dans sa vie comme dans son art, Anne Eisner n’optait ni exclusivement pour le peuple des villageois ni pour celui de la forêt ; dans les notes qu’elle a laissées dans les marges de l’ouvrage Forest People de Colin Turnbull, elle écrit d’ailleurs qu’il insiste davantage sur les Pygmées qu’elle ne l’aurait fait[23].

En peignant des femmes, Anne Eisner put, en convoquant ses souvenirs, reconnaître l’ambivalence de ceux auxquels elle s’était identifiée (Fabian 2001 : 162) : des femmes et des hommes, des Pygmées et des villageois, avec leurs forces et leurs vulnérabilités – le bon et le mauvais. Elle aussi se trouvait entre le monde du colonialisme (les administrateurs, les chercheurs et les touristes) et celui d’Epulu (les villageois et les Pygmées). Néanmoins, dans les toiles qu’elle peignit à partir de 1956 à New York, la mémoire picturale de la maternité combinait pour l’artiste la vie dans son village bantou et les légendes pygmées. Bien qu’aucun de ses tableaux ne puisse être réduit à une tranche biographique, la proximité-séparation de la mère et de l’enfant dans les deux toiles prises pour exemples suggère non seulement une distance spatiale dans l’oeuvre, mais aussi une distance temporelle en termes autobiographiques. Il y va de la perte et de la reconstruction, et d’un sens de la féminité qui transcende les relations individuelles.

Le travail exceptionnel de transcription effectué par Anne Eisner en 1953 durant l’agonie de Patrick Putnam constituait une tentative – vouée à l’échec – pour donner la parole aux Pygmées. Il s’agit d’un moment de sa vie où elle se tourna vers le langage et la traduction afin de se rappeler et d’immortaliser une partie d’Epulu qui non seulement l’avait fascinée de par sa proximité et sa distance, mais dans laquelle elle s’était aussi investie passionnément.

En me demandant pourquoi Anne Eisner était passée de ses premières oeuvres de la période 1948-1950, qui s’attachaient à la vie dans les camps pygmées, aux peintures à l’huile et à l’aquarelle de femmes et d’activités féminines quotidiennes entre 1951 et 1957, je suis parvenue à deux conclusions : d’abord, il était devenu important pour elle de faire place à la femme ; ensuite, les femmes traversaient la ligne séparant ces sociétés d’une manière qui leur était propre. Mais le plus important, je crois, est la façon dont, pour Anne Eisner, rapprocher ces deux mondes signifiait renforcer l’agencéité [agency] de toutes ces femmes. Les femmes pygmées épousaient autant des agriculteurs-villageois que des hommes blancs ; les hommes pygmées ne pouvaient épouser des villageoises[24]. Les femmes pouvaient porter des vêtements faits de textiles européens et entrer au village pour utiliser les outils de ses habitants. Les femmes et les hommes du village, quant à eux, portaient parfois des habits et des textiles européens, mais jamais n’empruntaient des vêtements ou des accessoires aux Pygmées ; par ailleurs, aucun villageois ne portait de tissus en écorce battue (bien qu’Anne Eisner elle-même en ait porté de temps en temps pour le plaisir lors de festivités).

Anne Eisner ne considère pas le passage de la vie des villageois à celle des Pygmées comme une « dégénérescence » à la Rousseau, de la pureté primitive à la corruption sociétale, mais comme une certaine latitude accordée aux femmes. Dans la toile intitulée The Women (1956 ; figure 3), il semble y avoir deux femmes pygmées vêtues d’un pagne auxquelles s’est jointe une femme plus grande ; toutes les trois semblent danser autour du pilon et du mortier. Anne Eisner imagine la subtilité que déploient les femmes Pygmées pour se transformer par le vêtement et pour se mettre ainsi sur le même pied que les villageoises plus grandes et soi-disant plus « civilisées ». Parallèlement, elle ne place pas la femme villageoise sur un piédestal par rapport aux autres. La femme du village à droite est physiquement plus grande, mais du fait qu’elle se penche vers l’arrière, elle apparaît de la même taille, voire un peu plus petite que les deux femmes Mbuti. L’identification d’Anne Eisner avec la position pygmée effectuée par elle-même et Putnam est, comme j’ai tenté de le montrer, complexe. Moyennant quoi, l’ambivalence de la mère révélée dans les deux premières toiles s’avère une force dans la troisième.

Figure 3

The Women

The Women
Anne Eisner, 1956[25]

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Devant les difficultés que suscitent les tentatives pour « rendre intelligible l’étranger », selon les termes de Crapanzano, ce que peut faire le traducteur par l’entremise du style ou l’ethnographe en rendant familier ce qui est étranger, la femme peintre l’accomplit par une transmutation en vertu de laquelle l’Autre « intégré » [outsider in] est représenté par un Même exclu [insider out]. Le pinceau d’Anne Eisner a conféré à ces femmes une allure tout à la fois étrange et familière, tout comme l’artiste elle-même faisait figure d’étrangère dans le milieu colonial.

Le sens esthétique d’Anne Eisner, enrichi au contact de ces différentes cultures, trouve des ponts et des intersections. S’il est vrai que beaucoup de toiles qu’elle a peintes au début de son premier séjour à Epulu constituent des scènes de la forêt, d’une part, et des scènes de village, d’autre part, Anne Eisner rendait avec finesse le transfert culturel d’un point de vue pictural. En ce sens, sa position diffère de la tradition anthropologique qui s’est établie après la publication de l’ouvrage Forest People de Colin Turnbull, dans lequel les villageois agriculteurs sont opposés aux Pygmées, peuple de la forêt[26] : seule la vie des Pygmées a attiré l’attention des chercheurs, comme le montre l’exposition permanente créée par Colin Turnbull, qui se trouve encore à l’American Museum of Natural History et dont le thème central demeure les Pygmées. Anne Eisner n’était pas partie au Congo en tant qu’anthropologue, mais pour y vivre et y peindre. Son intérêt ethnographique se développa à partir de son travail de peintre et de son engagement dans la communauté d’Epulu. C’est dans cet esprit qu’elle transcrivit les deux cents légendes. Les échanges personnels et économiques entre Anne Eisner, Patrick Putnam, les villageois et les Pygmées, ainsi que ceux qu’ils entretenaient avec les visiteurs, créèrent une société multiculturelle vigoureuse. Le « regard anthropologique » de l’artiste tel qu’il se dégage de ses toiles procède d’un point de vue multiple : en tant que femme, en tant que l’une des « mères », en tant qu’Occidentale et en tant que peintre. Anne Eisner était en effet « l’une de ces femmes », puisqu’elle-même traversait les frontières et s’inventait dans ses tableaux. Que sa liberté artistique ait surpassé ses notes écrites témoigne de la complexité du monde dépeint dans son oeuvre.

Article inédit en anglais, traduit par Catherine Broué.