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Au cours des dernières années, l’unesco a animé deux séries de grandes conférences pour contribuer au débat mondial sur les enjeux que soulèvent les changements sociaux et culturels. Les premières se sont déroulées de 1997 à 2001 dans le cadre du cycle des « Entretiens du XXIe siècle » ; les secondes ont réuni une vingtaine de participants dans le cadre des « Dialogues du XXIe siècle » au lendemain des événements du 11 septembre 2001. Cet ouvrage regroupe 54 textes qui y furent présentés, reflétant les points de vue d’autant de spécialistes internationaux des sciences sociales et humaines, de penseurs et de décideurs.
Chacune de 18 sections regroupées en quatre grandes parties est précédée d’une introduction pertinente annonçant des thématiques comme l’hybridation des valeurs, leur déclin, leur « frivolité », l’avenir des langues, la « troisième révolution industrielle », le développement, l’éducation, les nouveaux contrats sociaux et éthiques ou encore les nouveaux visages du racisme. Le fil conducteur proposé est celui des valeurs, de leur mutation, de leur avenir. La crise des valeurs, en contexte de développement des technosciences et de la mondialisation, est ici abordée sous deux angles : celui de la dévaluation des valeurs classiques, autant religieuses que laïques ; et celui de leur « fluctuation quasi boursière, ludique et esthétique » et de la perte des repères. Où vont donc les valeurs en ce début de XXIe siècle?
Dès la préface toutefois, Koîchiro Matsuura, Directeur général de l’unesco, remet les pendules à l’heure. Nous sommes loin de voguer vers un monde sans éthique et sans valeurs.
Il y a toujours des valeurs. Nous dirions même qu’il n’y a sans doute jamais eu, dans l’histoire de l’humanité, autant de valeurs en présence. L’un des premiers effets de la mondialisation n’est-il pas de révéler une pluralité de cultures et un pluralisme des valeurs dont auparavant nous ignorions tout […]. Peut-être même y a-t-il aujourd’hui trop de valeurs? (p. 9)
D’ailleurs n’exagère-t-on pas cette supposée perte de repères alors que, par exemple soutient Paul Ricoeur, les bouleversements affectant la conjugalité n’ont affecté ni la solidité du lien familial, ni la stabilité des interdits de l’inceste et de la pédophilie ni l’amour des enfants (p. 77). Tout comme nous pouvons succomber à une exagération dans l’influence de la mondialisation des valeurs, nous devons conserver un esprit critique, soutient Jacques Derrida, face aux « boursouflures rhétoriques » (p. 170) qui scandent, trop rapidement, la fin du travail, l’universalisation de la lutte pour le pardon, la paix ou contre la peine de mort. Les valeurs ne sont pas mortes. En fait le problème ne serait-il pas celui du « sens » des valeurs et de la capacité de gouverner et de décider à la lumière de ces valeurs? N’est-il pas de savoir gérer, par exemple, l’écart majeur dans le degré de sécularisation des valeurs véhiculées par le monde occidental et par ses « ennemis » (Gianni Vatimo, p. 31) tout en cultivant une « attitude sceptique envers les valeurs, cette capacité à s’y tenir sans les considérer comme absolues » (ibid., p. 34)?
La survie des valeurs passe-t-elle par la tradition? Cela n’est pas aussi simple ; au contraire, propose Hélé Béji, la violence manifeste dans les discours de la tradition ne risque-t-elle pas de se substituer au dialogue des cultures? Le problème à la base n’est-il pas que le discours sur l’équivalence de toutes les valeurs, de toutes les cultures, de toutes les traditions répond d’abord aux besoins des Occidentaux de se défaire de leurs préjugés raciaux et de leur culpabilité face au colonialisme? Or, le prix à payer serait, pour Hélé Béji, la montée d’un « préjugé colonial inversé », d’une « nouvelle forme d’orgueil culturel », d’une nouvelle « culture de l’inhumain » qui propage les germes de l’intolérance et de la discrimination. Dans un texte significatif, elle déplore que « le discours de la différence, qui devait en principe me rendre plus attentif à ce qu’on appelle l’altérité, n’a fait au contraire qu’exciter mon besoin d’identité » (p. 56). Les droits culturels ne finissent-ils pas par se placer au-dessus de la condition humaine? La tolérance, en tant que refus de l’intolérable, devient-elle droit à l’intolérance? Le besoin d’identité n’en vient-il pas à détrôner celui de liberté? L’ethnique finira-t-il par liquider l’éthique? Où nous conduira cette libération totale de l’égotisme de l’Autre connu sous le nom de propagande pour les droits de l’homme? demande pour sa part Peter Sloterdijk (p. 65).
De plusieurs façons ici, c’est le débat entre universalisme et relativisme qui resurgit, mais généralement pour chercher à le transcender. Matsuura pose d’entrée la question : au-delà du débat opposant universalisme et relativisme, n’est-il pas possible de penser que « non seulement les valeurs évoluent, mais surtout, qu’elles peuvent être élaborées en commun et faire l’objet de débats et de contrats entre acteurs parfois très différents »? (p. 10). Cette position est défendue par Arjun Appadurai qui ne croit plus aux promesses illusoires du monde libéral en une hybridation qui apporterait miraculeusement des meilleures valeurs. Il propose plutôt un « humanisme tactique », « c’est-à-dire un humanisme reposant non pas sur des principes universels préétablis, mais sur la poursuite d’un processus de négociation sans fin » (p. 42). Le résultat n’en serait pas pour autant un encouragement au relativisme du fait que « l’humanisme tactique ne croit pas à l’équivalence de toutes les valeurs, mais à la production de valeurs à l’issue d’un débat » (p. 42), position qui rejoint celle de l’éthique de la discussion de Habermas.
Dans une même optique, Alain Touraine milite pour un « contrat culturel » qui prendrait la forme de contrats de communication entre des cultures définies non comme des « essences » mais comme des constructions changeantes. Il en résulterait un droit culturel qui ne se résume pas au droit d’être différent, mais « le droit d’être à la fois participant au monde global et spécifique, particulier, singulier culturellement » (p. 310). C’est à ce prix que nous pourrions réaffirmer certains principes universalistes sans risquer d’instaurer un nouvel ordre régi par une culture hégémonique. Hélé Béji ajoute une autre condition : éviter la sacralisation des droits culturels, des traditions, du fait que « les droits de l’homme se définissent comme des droits naturels, à l’opposé des droits culturels » (p. 314) qui, trop souvent, enracinent l’homme dans ses préjugés. Bref, « nous devons cesser de considérer l’universel comme une garantie [et] promouvoir un humanisme prêt à négocier au-delà des frontières et débarrassé de tout présupposé universaliste » (Appadurai, p. 43).
Mais l’universalité, loin d’être une vertu en soi, porte un risque majeur, celui de la mort des cultures. Partant du postulat que « toute culture qui s’universalise perd sa singularité et se meurt » (p. 45), Jean Baudrillard croit que, au contraire des cultures mortes de leur singularité, détruites par la force assimilatrice du colonialisme et de la mondialisation, nos cultures occidentales risquent de mourir, moins dignement, de la perte de toute singularité et de l’extermination de leurs valeurs propres sous la pression à l’universalisme. Pire, « l’universel périt dans la mondialisation » du fait de la prolifération et du nivellement par le bas des valeurs universalisées, y compris celles qui fondent les droits de l’homme et la démocratie. Michel Maffesoli, face à cette menace de l’universalisme, revendique un relativisme autant théorique qu’empirique qui se donnera comme mandat de dénoncer l’universalisme en tant que logique du devoir et moralisme. Il nous faudrait sortir de l’obsession de la logique du salut qui prend ses racines dans la sotériologie de saint Augustin et qui alimente toutes les théories de l’émancipation universelle (du péché, de l’aliénation, de l’imperfection) (p. 120). De toutes façons, pour échapper aux risques de dérapages de l’universalisme et du relativisme des valeurs, il nous faudra, affirme Souleymane Bachir Diagne, s’affranchir du religieux pour cultiver le spirituel. Si le religieux est source de division, le spirituel ne serait-il pas lieu de communication et de communion? Pour ce dernier, les valeurs spirituelles sont profondément liées aux valeurs de décentrement et de dialogue orienté vers une visée panhumaine (p. 141). Elles peuvent servir de fondement à une civilisation de l’universel, et à une mondialisation plus humaine, fondée sur la tolérance et l’antidogmatisme.
Comme dans tout ouvrage de ce type, certains textes sont « moins égaux » que d’autres. De même, certaines sections nous entraînent dans des réflexions intéressantes traitant des nouvelles technologies, de l’avenir des langues, des développements en astronomie, de l’appauvrissement de la biodiversité et la pollution, de la mondialisation économique, ou de la révolution génétique, mais sans que les liens avec le thème central de l’évolution des valeurs ne soient toutefois clairement établis. Surtout, tout au long de l’ouvrage, en dépit de la vigueur des débats portant sur la perte, la frivolité (Jean-Joseph Goux), la création, le renouvellement, l’esthétisation (Wolfgang Welsh), la féminisation (Julia Kristeva), l’intériorisation (Roger Sue), la marchandisation (Jeremy Rifkin) ou l’universalisme des valeurs, ces dernières ne sont à peu près jamais nommées, identifiées, définies. À part quelques rares exceptions, les auteurs traitent des valeurs comme un tout informe, désincarné. Mais quelles sont ces valeurs qui fondent cette culture mondialisée à laquelle se réfèrent la plupart des auteurs : l’individualisme, la bienfaisance, la justice, le partage, la réussite? La même question peut être posée à Daryush Shayegan (p. 221) ou à Alain Touraine (p. 229) qui invoquent une nouvelle culture moderne fondée sur le cumul et le bricolage des valeurs, le pluralisme, le morcellement identitaire, la surconscience de soi. Quelles sont les valeurs en jeu dans ce pluralisme? La solidarité, le respect de l’Autre, la tolérance, l’efficacité, le paternalisme, la non-violence, la liberté, l’égalité des sexes? Si l’économie générale de l’ouvrage justifie la mise à l’écart d’études empiriques sur la prévalence et la distribution d’une liste finie de valeurs, son approche est exclusivement « philosophique ». Sa pertinence réside alors dans les défis lancés aux sciences sociales pour donner une assise à ces questionnements de fond et pour décrire les contenus de ces nouvelles valeurs.