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« De fait, le travail d’invention invente beaucoup plus que ce qu’il prétend inventer » (p. 7 et 121). Par son exploration des trajectoires jalonnant les travaux d’élaboration d’un vaccin contraceptif, Yolande Pelchat tient son pari, entraînant les lecteurs dans un récit mettant en lumière l’épaisseur des enjeux et significations entourant un artefact de la médecine. Elle nous convie à une incursion dans des mondes qui se croisent, s’affrontent ou se dominent. Évitant de se laisser fasciner par la réalité scientifique à laquelle prétendent les discours de la biomédecine comme par ceux qu’émettent les activistes politiques féministes et les experts en planification familiale, l’auteure nous permet de percevoir ce qui fait monde : cet enchevêtrement des catégories où sont étroitement mêlées les pratiques scientifiques avec le contexte religieux, politique, social et économique. Avec un regard critique, elle parvient à mettre en évidence le statut toujours provisoire des représentations et des faits, contribuant ainsi au travail de déboulonnage des monuments de vérité auquel s’emploie l’anthropologie, notamment sous la direction insufflée par Bruno Latour.

L’affiliation de Yolande Pelchat avec Latour est revendiquée dès l’introduction et le cap maintenu tout au long de l’ouvrage. Elle nous livre ici un exemple de lecture du cheminement d’un objet biotechnologique où les soucis démographiques des uns, les convictions des autres quant au refus de l’avortement et encore les prises de position d’associations militantes pour la santé des femmes s’entrecroisent comme acteurs dans le débat concernant le système immunitaire et interfèrent avec les orientations des chercheurs biomédicaux. En retraçant les débats qui ont traversé les milieux de la médecine immunitaire, elle nous montre des chercheurs en biomédecine aux prises avec une question à portée philosophique : quels sont les critères de discrimination entre le soi et le non-soi? À cette démonstration de la fluidité des frontières entre science, politique et philosophie, l’auteure ajoute la dimension de l’instabilité de ces frontières en décrivant l’évolution concomitante de la compréhension de ce qu’est le soi avec les descriptions du réel auxquelles cette question donne lieu.

En commençant son récit en 1962, date choisie comme repère pour décrire les péripéties entourant l’émergence du vaccin, l’auteure adopte une démarche d’anthropologie historique. Basée essentiellement sur des recherches documentaires et des entretiens, cette « histoire du présent » (p. 44) recourt à une lecture anthropologique de sources historiques : actes de colloques scientifiques, rapports de conférences d’organismes internationaux. Ces documents font office de terrain anthropologique. Il s’agit là d’un choix méthodologique cohérent avec l’objectif visant à rendre compte à la fois de la succession des acteurs et « candidats » mobilisés dans l’élaboration d’une immunocontraception et de la succession des théories biomédicales qui sous-tendent le projet de vaccin. Yolande Pelchat recourt ainsi à la notion d’ethnographie multi-site développée par G. Marcus, non pas dans une perspective topographique mais diachronique : il s’agit ici d’un seul site – celui de la contraception immunologique – « dont les contours se dessinent au fur et à mesure qu’avance l’investigation » (p. 40).

Maniant subtilement le suspens, l’auteure exploite la portée significative des obstacles à l’émergence du vaccin. En suivant les modifications d’interprétation de la ligne de partage entre le soi et l’étranger, elle nous fait découvrir leurs incidences sur la description du système immunitaire et, dans un même mouvement, l’ancrage de la contraception immunologique dans l’univers féminin. À ce titre, il est regrettable que l’auteure n’ait pas poussé plus loin la déconstruction dans le champ du genre comme elle a si bien su le faire dans celui des sciences. Pour se montrer fidèle avec l’engagement pris en début d’ouvrage de faire une anthropologie encore plus symétrique, à savoir non seulement une anthropologie qui « raccommode », comme le dit Latour, la réalité avec la construction de la réalité, mais aussi une anthropologie qui met en évidence les mécanismes de discrimination entre les sexes qui accompagnent la fabrication de la réalité, on aurait attendu davantage de développements sur les conséquences sociales des positionnements scientifiques mis en évidence. En fin de compte, et comme elle le reconnaît en fin d’ouvrage, Yolande Pelchat choisit une posture de mise à distance totale, autant face aux promoteurs de la contraception immunologique que face à ses détracteurs. Il en ressort un décryptage fin et rigoureux des mouvements jamais épuisés de description du réel. Nous lui sommes reconnaissants pour cet entraînement salutaire au scepticisme.