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Il semble que l’anthropologie n’en finira jamais avec de nouvelles perspectives sur l’inceste et, à lire ce livre, c’est tant mieux! Après l’étude des conséquences de cette prohibition, vue par Lévi-Strauss comme créatrice de la société en empêchant des consanguins proches de se marier, donc en obligeant les hommes à donner leurs soeurs à d’autres hommes et à recevoir des épouses d’autres groupes selon des modalités diverses, Françoise Héritier, il y a vingt-cinq ans, décrivait en grand détail à partir d’exemples tirés des quatre coins du monde un autre type d’inceste, reconnu comme tel dans beaucoup de sociétés, dont la nôtre : celui de deux personnes consanguines de même sexe qui partagent un même partenaire sexuel. Pour distinguer cet inceste du premier, qui s’appelle dorénavant inceste du premier type, Françoise Héritier nomma ce nouvel exemple, inceste du second type. Or, quelques années plus tard, Salvatore D’Onofrio mettait en lumière un inceste du troisième type dont la base est l’interdiction de tout rapport sexuel entre une mère et le parrain de son enfant, une relation encore plus réprouvée que l’inceste du premier type dans la chrétienté ancienne et qui a perduré encore ici et là, en particulier en Sicile où l’auteur a fait son terrain et où il enseigne toujours.

Le présent volume est consacré à cet inceste du troisième type. Remarquablement préfacé par Françoise Héritier, il réunit huit articles quelque peu modifiés et publiés auparavant, mais souvent dans des revues difficilement accessibles. Ceux-ci, augmentés d’une introduction qui les met en contexte, forme maintenant un tout qui se révèle un vrai régal ; c’est un livre vraiment passionnant. L’introduction montre que « l’atome de parenté », isolé en 1945 par Lévi-Strauss, constitué par un homme, sa femme, leur enfant, le plus souvent un fils, et le donneur de femme, l’oncle maternel de l’enfant, a été modifié, dans la parenté chrétienne, par l’effacement de l’oncle maternel, remplacé par le parrain du nouveau-né. Le parrain est un père spirituel de l’enfant, qui remplace sur ce point le vrai père, quelquefois si complètement que celui-ci est même caché lors du baptême. Le parrain devient un compère (co-père) de la mère de l’enfant alors que la mère devient pour le parrain une commère (co-mère). Cela, pour paraphraser Lévi-Strauss, crée un « atome de parenté spirituelle » dans lequel la relation frère-soeur de l’atome de parenté classique est remplacée par la relation compère-commère, d’où l’interdiction des contacts sexuels entre les deux. Mais ce couple reproduit aussi celui de Marie et de Joseph ; il évoque la naissance virginale de la première (elle n’a pas de mari physiologique dans cette structure) et le rôle de simple tuteur du second. Dans cette structure, une mère vierge et un tuteur, l’enfant reproduit symboliquement Jésus au sein de la Sainte Famille. Même si cette parenté spirituelle est datée dans notre monde chrétien, D’Onofrio nous assure qu’il n’en a pas l’exclusivité en évoquant deux exemples, l’un africain et l’autre sud-américain, qui montrent brièvement comment elle se crée dans certaines circonstances en engendrant les prohibitions de l’inceste du troisième type en même temps qu’elle ouvre des orientations possibles pour de futurs mariages. C’est une nouvelle piste de recherches en parenté qui s’avère très prometteuse.

Le premier chapitre explore deux humeurs, le lait et le sperme, qui sont censées provenir des os. Entre autres, on y apprendra, avec une certaine surprise, pourquoi les cocus portent des cornes, comment, en Sicile, le lait maternel est classifié en deux sortes distinctes et pourquoi les enfants siciliens mangeaient, à la Fête des morts et à la Toussaint, des pâtisseries représentant des ossements. Cette dernière coutume est une variante qui confirme les interprétations du célèbre article de Lévi-Strauss, sur le Père Noël supplicié, qui aurait pu être cité à l’appui de la démonstration.

Le deuxième chapitre traite en profondeur de l’atome de parenté spirituelle, de son noyau dur tel qu’il est défini ci-dessus, étudié par l’auteur en Sicile. Il le fait dans une perspective historique et linguistique qui restitue une dimension diachronique passionnante de l’établissement définitif de cette prohibition. Mais la prohibition de base, pourrait-on dire, peut s’étendre, ou non, à une grande variété de parents des partenaires : par exemple, un filleul ne peut épouser l’enfant d’un parrain, deux enfants parrainés par le même homme ne peuvent pas s’épouser, etc. L’auteur nous prévient que les documents sur cette question sont quelquefois lacunaires, mais il en aligne une telle quantité qu’elle nous convainc de l’amplitude des variations et de l’importance que lui confèrent les sociétés concernées. Quant à la prohibition de base, elle s’accompagne aussi, à l’inverse, de transgressions, hautement ritualisées, qui en soulignent l’ambiguïté, bien perdue aujourd’hui puisqu’elle se résume à de simples allusions plutôt négatives sur ce qu’implique pour nous le compérage et le commérage.

Le chapitre trois montre comment l’identité sicilienne se construit à travers divers éléments, dont une partie vient du parrain, et comment le parrainage soigneusement choisi peut soit favoriser soit proscrire de futures unions. Le chapitre quatre est une méditation sur la symbolique de la perte de la virginité, rédhibitoire avant le mariage, mais valorisée lors de celui-ci, tout en étant profondément pensée seulement comme une prémisse à une naissance future qu’on voudrait immédiate. Mais, pour accomplir cela, il faut un mari possédant tous ses moyens et le chapitre examine les précautions qu’il faut prendre pour ne pas se faire, selon l’expression populaire française, « nouer l’aiguillette » en pratiquant quelquefois l’inverse de ce qui est officiellement préconisé. On a besoin du sexe pour procréer, mais on fait tout pour essayer symboliquement de le minimiser.

Les deux chapitres suivants s’intéressent à la symbolique des aliments, toujours en Sicile. Le premier analyse celle qui guide les repas de mariage, d’une part, et celle des funérailles, deux événements qui demandent une restructuration de toute la parenté des nouveaux époux ou des veufs ou veuves. Chaque plat véhicule une signification précise dont l’auteur nous fait apprécier la richesse en extrapolant de façon magistrale sur le « triangle culinaire » mis en évidence par Lévi-Strauss. Le second décrit les menus des repas pour les saints, avec en vedette saint Joseph, le parrain-époux, et l’arrangement des tables dont chaque détail, brillamment mis en évidence, est un élément important dans une signification globale très élaborée.

Les deux derniers chapitres sont consacrés à quelques aspects de la littérature médiévale concernant l’inceste du troisième type. L’auteur fait montre ici d’une grande connaissance de la philologie en discutant, d’une part, des méthodologies des médiévistes et, d’autre part, des diverses versions, tant latines que françaises, du Roman de Renart. Les versions françaises font de Renart et de la louve Hersent respectivement un compère et une commère qui pratiquent non pas seulement l’adultère comme dans les versions latines, mais bien un inceste du troisième type, qui est bien pire. Nous avons ici un bel exemple d’époque d’une « actualisation » dramatique juste après que toute la législation sur la parenté spirituelle eut été compilée et abondamment discutée. Cette actualisation d’époque en est bien une, car cette caractéristique a été omise par les critiques littéraires des XIXe et XXe siècles qui n’ont vu que l’aspect trompeur-trompé qui se retrouve dans toutes les versions et qui ont oublié la valeur de l’inceste du troisième type du compérage-commérage.

Le dernier chapitre s’attaque au personnage principal de la Chanson de Roland qui est décrit et représenté en Sicile comme un personnage qui louche avec, en sus, une marque corporelle sous le pied. Ces détails infimes, qui sembleraient anecdotiques et gratuits, sont en fait très importants. La Chanson n’est connue en Sicile que par des versions italiennes populaires et une tradition de marionnettes. Par recoupements avec un grand nombre de versions et de mentions européennes de cette chanson de geste, l’auteur montre que Roland est probablement un enfant adultérin engendré par Charlemagne et sa soeur ou demi-soeur, faisant ainsi de ce dernier à la fois un père caché et un oncle maternel après le mariage de sa soeur, le mari endossant par défaut la paternité de l’enfant. Comme Oedipe, Roland a des défauts physiques et il est promis à un destin singulier, celui de devoir périr d’une mort violente. Ce destin programmé est préfiguré par toutes sortes de détails que l’auteur va retrouver à l’intérieur d’une masse de documents épars dans une quête qui doit impliquer les philologues, les praticiens de la littérature comparative et les anthropologues. Tous ont intérêt à collaborer à cette entreprise. Pour ceux qui en douteraient, l’auteur en fait ici la preuve avec une grande érudition et une audace méthodologique certaine, qu’il explique très bien dans ces deux chapitres. Il y montre que l’anthropologie peut résoudre des problèmes apparemment insolubles si l’on reste simplement confiné à l’intérieur de sa spécialité. C’est à la fois une invite à des disciplines qui ont jusqu’ici considéré l’anthropologie avec méfiance et un beau succès.