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Howard S. Becker, Écrire les sciences sociales. Commencer et terminer son article, sa thèse ou son livre. Préface de Jean-Claude Passeron. Paris, Economica, 2004, 179 p., réf.[Notice]

  • Samuel Lézé

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  • Samuel Lézé
    Laboratoire de sciences sociales
    Et UMR Genèse et transformation des mondes sociaux — GTMS
    École normale supérieure
    48 boulevard Jourdan
    75014 Paris
    France

Lorsque j’ai commencé le judo, mes combats étaient de figuration. Je montrais combien je savais bien enchaîner des prises compliquées et j’étais fier de mes ceintures. Sans vouloir le reconnaître, il m’arrivait pourtant d’être paralysé par la réflexion : comment vais-je commencer avec cet adversaire? Comment vais-je ordonner mon combat? Quelle prise est vraiment la plus efficace avec ce gabarit? etc. C’est ainsi que j’ai appris à mes dépens deux choses élémentaires : 1. « Combattre, c’est combattre », me criait-on lorsque je soustrayais ma pensée à la prise. 2. les bons judokas sont ceux qui paraissent les plus inoffensifs, parfois les moins sportifs. En mordant souvent le tapis, j’y ai laissé ma prétention à vouloir faire du judo, mais j’ai commencé à en faire un rien. Au moment de l’écriture, le chercheur est tenté par la figuration. Il montre combien il est savant. Lexique et locution oiseuse sont là pour indiquer son allégeance théorique, rappeler qu’il fait bien de la « sociologie » ou de « l’anthropologie ». Beaucoup se contentent de cette pénible récitation pour ne pas pleinement assumer la responsabilité de leur texte. C’est ainsi que les maîtres font école. Mais cela peut ne pas suffire : la paralysie s’impose alors. Or, il ne faut pas voir dans ces affres une psychopathologie qui révèle des difficultés très personnelles d’écriture (Passeron file la métaphore psychanalytique tout le long de sa préface). Le regard anthropologique de Becker montre qu’il faut le mettre au compte de l’organisation de la recherche en sciences sociales, ce n’est donc pas étonnant que les chercheurs se posent les mêmes questions que le judoka : Comment vais-je commencer mon texte? Comment bien l’organiser? Quelles opérations seront les plus efficaces? Si seulement j’avais un modèle à suivre! Et ces questions sont, comme les siennes, insolubles. Car ce n’est pas la bonne posture. C’est alors le bon moment de crier à l’oreille du convalescent un truisme éloquent : écirre, c’est réécrire. Cette petite formule est avant tout heuristique. Elle permet de faire rupture avec une mauvaise posture d’écriture : l’écriture est une activité personnelle, la clarté s’obtient par don ou une pensée claire. C’est ce que je nommerais l’effet Boileau (« ce qui se conçoit bien, s’énonce clairement […] »). Écrire, au contraire, c’est penser. Peirce loge la pensée sous la plume. Elle est donc très physique (chapitre 9) et collective (chapitre 6), car c’est toujours un dialogue avec les membres d’un monde social. Le premier jet n’est jamais le bon. Il n’y a pas de bon départ, autant le cracher rapidement. Puis il s’agit d’expliciter ses décisions théoriques, dégager un ordre explicatif, élaguer les redites et le jargon. Plusieurs versions successives, diverses formulations, vont rendre compte de ce qu’on veut dire (voir l’exemple d’un texte de Becker en Chapitre 4). Penser, c’est penser par versions. Un cercle des lecteurs lira et réagira. L’exercice implique un minimum de prise de risque. Qu’autorise Becker avec ses récits et ses truismes? Rares sont les enseignants qui posent cet acte de transmission en tant que tel. Les élèves sont avant tout récompensés de leur récitation. Ils savent ce que les maîtres savent, mais c’est tout. Becker offre les conditions d’une pensée personnelle, autonome et responsable. En reprenant souvent ma pensée sous ma plume, je renonce donc à produire immédiatement la bonne version et mes prétentions à faire l’anthropologue, mais je commence à l’être un peu.