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Dans cet essai, Gérard Bouchard cherche à baliser le nouveau sentier dans lequel il voudrait bien voir le mouvement nationaliste québécois s’engager. L’historien de l’Université du Québec à Chicoutimi croit que le projet national est dans l’impasse, certaines conceptions québécoises de la nation continuant d’être définies par l’ethnicité, c’est-à-dire d’être articulées autour d’un nous canadien-français. Bouchard pense ici tout particulièrement à la conception — qu’il appelle thèse des nations ethniques — élaborée notamment par Fernand Dumont et ses épigones, pour qui la société québécoise est composée d’au moins trois nations (française, anglaise et autochtone). Or, cela va à contre-courant de l’évolution du nationalisme qui, depuis 1945, valorise la diversité et le pluralisme. Bouchard propose donc un important et ambitieux changement de cap en demandant rien de moins qu’une « reconstruction de la mé-moire collective et des mythes fondateurs » (p. 17).

Pour mener à bien cette nouvelle entreprise d’édification nationale, Bouchard explique, dans une première partie, qu’il existe un modèle mitoyen entre ceux de la nation civique et de la nation ethnique. Car si le modèle ethnique doit être rejeté, Bouchard avance que la formule du nationalisme civique n’est pas plus « viable », celle-ci reposant sur une « vision réductrice de la société », c’est-à-dire sur une conception individualiste trop peu soucieuse de la dimen-sion collective de la vie sociale (p. 22). En fait, pense-t-il, chaque nation est à sa manière un mariage de « contenus ethniques » et de principes civiques et il revient à chacune d’inventer sa propre équation nationale et de trouver l’équilibre entre les deux. Toutefois, les principes du nationalisme civique (diversité et pluralisme) doivent continuer, selon Bouchard, de guider le projet national québécois pour que ce dernier garde toute sa crédibilité. Dans cette logique de légitimation politique, l’historien propose un « élargissement du nous collectif […] à l’ensemble de la francophonie québécoise » (p. 62-63). Ainsi, le Québec ne devrait plus être défini comme une société composée de plusieurs nations mais plutôt comme une seule nation. Et Bouchard s’empresse de rassurer ceux qui craindraient de voir son modèle faire peu de cas de l’expérience historique des Canadiens-français en rappelant que la langue française, seule mais importante concession à l’ethnicité, demeure le ciment (culturel) de la nation québécoise.

Parler de nation québécoise implique de profonds réaménagements du récit national, ce qui est l’objet de la seconde partie de l’essai. Dans l’optique bouchardienne, la « nouvelle » histoire nationale ne doit plus être exclusivement relatée à partir du point de vue du « nous » canadien-français. La réécriture de l’histoire de la nation, tout en faisant la valorisation de la diversité, implique une vision qui intègre tous les groupes culturels au sein d’une société dorénavant envisagée comme une nation. Ainsi comprise, l’histoire nationale engloberait toutes les « mémoires singulières », mais sans les nier précise Bouchard, dans une seule mémoire, de manière à donner une identité nationale à la société québécoise. Les futurs historiens de la nation auraient donc pour tâche de montrer que les diverses communautés culturelles du Québec sont, malgré leurs expériences historiques singulières, bien embarquées dans le même navire national. Par exemple, Bouchard propose que le nouveau récit national doive maintenant présenter les Amérindiens non pas seulement comme les premiers occupants du territoire, mais plutôt en tant que « premiers Québécois » (p. 117).

Mais la volonté de faire des Amérindiens les ancêtres de la nation québécoise est un révélateur criant des problèmes grevant la conception défendue par Bouchard. On doit en effet souligner, comme l’a fait l’historien Jocelyn Létourneau (2000), que cette proposition aussi généreuse soit-elle repose sur une « aporie ». En effet, si on devait aller dans le sens de Bouchard, il faudrait accepter de présenter les Amérindiens comme étant à l’origine d’une nation qui, et lui-même l’admet, n’existe ni dans le passé, ni dans le présent (p. 140). Or, ce faisant, l’historien ne sombre-t-il pas ainsi dans l’anachronisme historique? Surtout si on tient compte du fait que, à partir du début du XIXe siècle, les autochtones ont été écartés du processus de construction étatique et nationale plutôt qu’invités à y participer. En fin de compte, prendre trop de liberté avec la rigueur historienne, ne serait-ce pas là le danger qui guette en permanence toute entreprise d’édification nationale se proposant de créer des mythes fondateurs? Voilà la question lancinante qui nous trotte dans la tête après avoir refermé ce livre.