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L’été 1997 au Japon avait été marqué par le drame dit de Shônen A, un jeune garçon de 14 ans qui avait décapité son voisin de 11 ans. En 2000, cinq grands crimes ont été commis par des jeunes garçons de 17 ans, ce qui avait bouleversé à nouveau la nation japonaise. La délinquance juvénile au Japon serait vraisemblablement à la hausse et plus cruelle que jamais, se manifestant parmi une jeunesse japonaise atypique. Cette jeunesse, responsable de ces crimes, serait un danger pour la nation. Elle est qualifiée de cruelle, asociale et sans aucune notion de la réalité concrète, et dissimulerait cette violence sous le masque du bon enfant normatif. Or, cette réalité sociale d’une jeunesse japonaise secrètement déviante est une construction sociale et médiatique, fondée sur le discours d’une délinquance juvénile en hausse et menaçant la sécurité publique. Ce discours a fortement marqué la population japonaise en 1997 et 2000 et la hante encore. Mais la délinquance est-elle réellement en hausse ? Quel portrait de la jeunesse ce discours dresse-t-il ? Les jeunes ressemblent-ils de près ou de loin aux représentations à leur égard ? Quel est le message émis par ce discours et quelles en sont les répercussions ?

La présente recherche est une étude de discours sur la jeunesse japonaise qui sont devenus dominants et hégémoniques au Japon durant les années 1990 et 2000. Le discours présenté est celui stigmatisant la jeunesse japonaise par le biais d’un dérapage analytique et idéologique, à la suite de crimes de grande violence commis par des délinquants juvéniles dans les années 1997 et 2000. La finalité de cette étude est de déconstruire le discours afin de montrer ce qui y est problématisé au-delà de la vague thématique de la « jeunesse dangereuse », et d’en exposer les répercussions au niveau social et politique.

En premier lieu sera expliquée la criminalité au Japon. Suivra une mise en situation de la problématique de cette « nouvelle » délinquance juvénile. La méthodologie sera ensuite explicitée afin de présenter les résultats de l’analyse de contenu du discours ; la pertinence de la recherche sera finalement exposée.

La criminalité au Japon

Le contexte du Japon et de sa criminalité s’avère être plutôt singulier. Le Japon connait un taux de criminalité extraordinairement faible malgré son niveau d’industrialisation, alors qu’il est généralement considéré que la criminalité augmente en fonction de l’urbanisation et de la rapidité des changements sociaux (Leonardsen 2004 : 3). Le Japon ne se conforme pas à cette règle, ce qui lui a valu le titre de « negative case » en criminalité (Leonardsen 2004 : 3) et le classe parmi les pays de l’OCDE avec le taux de criminalité le plus faible avec 1 494 cas pour 100 000 individus en 2007 (Police Métropolitaine de Tokyo 2009) tandis que le Canada comptait quelque 6 983 cas pour 100 000 individus cette année-là (Statistiques Canada 2009), à l’exclusion des infractions du code de la route pour les deux pays. Cela donne un nombre total de 1 908 836 cas à travers le Japon, dont 1 429 956 sont constitués par des vols, et 1 199 par des homicides (Police Métropolitaine de Tokyo 2009). Les voies de fait (tous niveaux confondus) comptent pour 72 908 cas, et les fraudes pour 75 999. Les crimes violents sont donc relativement peu nombreux et la grande majorité des crimes commis sont des vols.

Dans le cadre de cette étude, la « criminalité » dont il est question est la criminalité conventionnelle, soit les crimes violents (les homicides en particulier). Dans le cas du Japon, le taux d’homicide est de 0,9 par 100 000 individus en 2007 (Police Métropolitaine de Tokyo 2009) versus 1,8 par 100 000 au Canada (Statistiques Canada 2009) et 5,6 par 100 000 aux États-Unis (FBI 2008). Pour ce qui est de la criminalité juvénile, le taux d’homicides chez les mineurs est de 0,59 pour 100 000 jeunes de 10 à 20 ans en 2006 (Shônen Hanzai Data Base 2008). Alors que plusieurs auteurs, en parlant du taux d’homicide, ont affirmé que la criminalité juvénile est en augmentation depuis l’après-guerre, il s’avère qu’elle a grandement diminué depuis 1950 : 0,49 pour 100 000 en 1997, contre 1,77 en 1967 et 2,14 en 1950 (Shônen Hanzai Data Base 2008).

1997-2000 : une nouvelle délinquance juvénile ?

Le 27 mai 1997, la tête décapitée de Jun Hase, 11 ans, est retrouvée devant les portes d’une école secondaire de la ville de Kôbe, avec une lettre signée du nom de « Sakakibara Seito ». Ce meurtre au caractère troublant a tout de suite nourri le sensationnalisme des médias. Le portrait d’un véritable psychopathe puissant était tracé dans les médias et s’inscrivait dans la psyché populaire. Le 28 juin 1997, un suspect est arrêté. Un garçon de 14 ans, dont le nom restera protégé par la Loi sur la jeunesse (Shônenhô), est accusé des meurtres de Jun Hase et d’Ayaka Yamashita (Kusanagi 2006 : 37). Anonymat oblige, il reçoit un surnom, utilisé par les sources d’informations officielles et populaires, et marquant les représentations des délinquants juvéniles au Japon : Shônen A, ou « le jeune garçon A ».

Shônen A n’était qu’un « enfant normal », puisqu’il était, selon les informations officielles, un enfant de milieu « ordinaire », appartenant à la classe moyenne ayant grandi dans une famille unie de deux parents et trois enfants (Yoshioka 1997 : 96). Toutes les causes de nature socioéconomique ont ainsi été écartées, et les analyses ont plutôt porté sur les détails de son éducation familiale, son cercle d’amis, ses comportements à l’école et au sein de la famille, ses passe-temps et autres détails de sa vie personnelle. Les causes étaient donc entièrement attribuées à Shônen A lui-même et potentiellement à son entourage proche.

En 2000, lorsque plusieurs meurtres ont été commis par des adolescents de 17 ans, la même approche a été adoptée par les spécialistes et les médias : les suspects étaient des enfants normaux, venant d’un milieu normal, mais qui manifestement avaient un problème plus profondément ancré que cette normalité superficielle ne le laissait croire.

Il s’agit du « meurtre de la femme au foyer à Toyokawa » (Toyokawa shufu satsugai jiken) du 1er mai 2000, du « détournement de bus à Saga » (Saga basu jyakku jiken) du 3 mai 2000, du « matricide de Okayama » (Okayama no hahaoya satsugai) du 21 juin 2000, de l’« explosion de magasins de location de vidéo de Shinjuku » (Shinjuku bideoya bakuha) du 4 décembre 2000 et du « meurtre de la famille de six de Ôita » (Ôitaken ikka rokunin sasshô jiken) du 14 août 2000 (Katada 2003 : 3). Ces cinq crimes ont pour éléments communs d’avoir été commis par des jeunes adolescents, tous de sexe masculin, appartenant à la classe dite moyenne et sans antécédents apparents de délinquance ou violence. Tous ces cas ont été mis dans le même lot, considérés comme étant des cas identiques de manifestation de la « folie meurtrière » des jeunes Japonais, alors que le contexte, les individus impliqués, les milieux de ces individus et les crimes commis ne présentent en fin de compte que très peu de points communs.

Les cas de 1997 et 2000 ont été choquants, mais n’avaient rien de particulièrement atypique. Le taux de criminalité n’a pas été significativement plus élevé durant ces années-là, et des crimes semblables ont été retracés dans les archives policières et journalistiques dès l’ère Meiji, dans les années fin 1800 (Gôda 2006). L’impact qu’ont eu ces cas ainsi que la présence et l’autorité particulière des « hyôronka » dans les médias écrits et télévisés peuvent être attribués au pouvoir des médias de masse au Japon. Les hyôronka sont, à la base, des commentateurs spécialisés (Sanseidô 2011), qui sont souvent des professionnels avec des connaissances d’un domaine spécifique (médecine, psychologie, droit, politique, etc.). Ils possèdent une autorité symbolique de par leur statut social[1] et une visibilité dans les médias de masse (journaux et télévision, principalement), ce qui se traduit par une légitimité et un pouvoir de parole :

L’affirmation qu’une valeur sociale a été accordée au rôle de l’intellectuel public dans le Japon moderne est bien documentée. L’écriture de textes pour un lectorat non spécialisé (zuihitsu) est devenue une tradition établie de la vie académique depuis la fin du 19e siècle […]. Cela reflète non seulement la culture de lecture au Japon, où les livres apparemment « difficiles » se vendent bien dans les kiosques de livres sur les quais des trains et dont la publicité apparaît sur la première page de certains journaux, mais aussi une fluidité de la frontière entre la vie académique et la vie publique. Les commentaires prolifiques des hyôronka font partie du discours public dans plusieurs médias.

Ferranti 2002 : 199[2]

Il faut noter que les activités des hyôronka ne se limitent pas à leur domaine professionnel, et que les médias leur demandent souvent de s’exprimer sur des questions n’ayant aucun lien avec leur spécialité sans que cela n’affecte leur crédibilité. Ils peuvent donc commencer leur métier de hyôronka en tant que spécialistes, mais devenir des commentateurs généralistes. Leur fonction (et réussite financière) en tant que hyôronka dépend de leur popularité (Shokugyô Labo 2011), les poussant ainsi à être de plus en plus visibles[3].

Représentations et discours sur la jeunesse japonaise comme étant un danger pour la nation

Cet article fait état du discours au Japon selon lequel la jeunesse de ce pays serait plus meurtrière et secrètement « monstrueuse » que les générations précédentes, devenant un danger pour la nation. Cette « monstruosité » potentielle est devenue une source d’anxiété inépuisable du fait qu’elle est rendue invisible par l’apparente normalité de ces jeunes, qui restaient conventionnels et répondaient aux normes de la société. Ainsi, un discours définissant tout d’abord un groupe spécifique à partir de quelques exemples concrets – les délinquants juvéniles et leurs crimes – a été élargi au point de stigmatiser la jeunesse toute entière, devenant le discours hégémonique sur la jeunesse dans les années 1990 et au début des années 2000.

Les concepts utilisés dans les discours et représentations sont vus ici comme évolutifs et non fixes, construits socialement et historiquement, dans le sens de Bourdieu (2001). Les représentations sont les « énoncés performatifs qui prétendent à faire advenir ce qu’ils énoncent » (Bourdieu 2001 : 288), et créent une réalité par la mise en mots. Ainsi, les représentations des divisions de la réalité « contribuent à la réalité des divisions » (Bourdieu 2001 : 290) et font exister les classes et les délimitations de ces dernières. Bourdieu montre la place significative des mots et le pouvoir du langage : le poids des mots dépend de celui qui les énonce et de sa façon de les formuler, avec éventuellement une grande force de conviction. Les discours sont le fruit de ce pouvoir, créés à partir de langage symbolique qui est à l’origine des représentations.

Les discours qui deviennent dominants sont dits hégémoniques. Jean et John Comaroff (1991) ont développé ce concept introduit par Antonio Gramsci en mettant en valeur que l’hégémonie, quand elle est établie, apparaît naturelle. Dans cette optique, on peut dire que le discours analysé dans cet article est devenu hégémonique puisqu’il est accepté comme tel et répété à de multiples reprises dans les médias.

Les représentations des jeunes dans ces écrits ont eu un effet de stigmatisation, « gâchant l’identité » de ces derniers. Selon Goffman (1963 : 11), la société catégorise les individus en définissant les attributs « ordinaires » et « naturels » des membres de chaque catégorie. Un stigmate fait référence à un attribut qui discrédite l’individu, basé sur une « théorie du stigmate » dans le discours hégémonique qui explique l’infériorité de l’individu et sonne l’alarme sur le danger qu’il peut représenter.

Méthodologie et analyse

La démarche méthodologique de cette recherche est l’analyse de contenu des publications qui ont contribué au discours sur la jeunesse japonaise, de manière directe pour la plupart ou indirecte pour d’autres. On s’est donc attaché à repérer les représentations des jeunes (délinquants ou non) et les discours sur la jeunesse japonaise dans les médias. Il s’agissait de définir des thèmes communs et de les identifier dans les écrits analysés. On a donc utilisé l’ensemble de techniques d’analyse des communications définies par Bardin (1977) pour effectuer l’analyse de contenu afin de distinguer les représentations sur la jeunesse japonaise étudiée ici.

Les publications ont été cherchées selon les mots clés japonais « shônen » (jeunes), « shônen hanzai » (délinquance juvénile), « ShônenA », et « 17 sai » (17 ans) ou une combinaison de deux parmi les trois termes dans les sites de librairies et de vente de livres comme Amazon Japan[4] et Kinokuniya[5]. Les publications analysées dans cet article figuraient parmi les vingt premières des listes en 2008 (au moment de la recherche), et ont été retenues pour la popularité et la « crédibilité » de leur auteur (de par son affiliation professionnelle) ainsi que pour leur pertinence par rapport au sujet de recherche. Les choix ont été limités à des auteurs japonais.

Les auteurs sont soit des groupes de recherche de journaux (Mainichi Shimbun Kyôiku Shuzai Han 2001) ou des spécialistes travaillant pour des chaînes télévisées (Tamami Katada pour NHK[6] 2003), soit des médecins, notamment des psychiatres (Masaaki Noda 1997 in Takamura et Noda 1997 ; Shinji Miyadai et Rika Kayama 2001 ; Takehiko Kasuga 2002, 2006 ; Tamami Katada 2003), ou encore des journalistes (Shunsuke Serizawa 1999 ; Atsuko Kusanagi 2005), des écrivains (Shinobu Yoshioka 1997 ; Ryû Murakami 1997 ; Kaoru Takamura 1997 in Takamura et Noda 1997 ; Kunio Yanagida 2007), des professeurs d’université (Shinji Miyadai 2001 in Miyadai et Kayama 2001 ; Masaaki et Yasuyuki Tamai 2002), des spécialistes de la délinquance (Ken Kitashiba 2006) ou encore des psychologues (Mafumi Usui 2000). Tous sont des hyôronka reconnus dans les médias japonais.

Ainsi qu’il a été dit, le point commun entre ces individus et groupes d’individus est le pouvoir d’énonciation qu’ils possèdent et la légitimité que leurs énoncés a acquise, combinés à leur présence importante sur la scène médiatique. Ce qui est exprimé par les auteurs a donc une valeur symbolique socialement reconnue. Certains sont des noms populaires dans le monde académique aussi bien que dans le grand public (Kayama ; Miyadai ; Kusanagi) ; d’autres ont été régulièrement présents dans des émissions télévisées (Kayama ; Miyadai ; Kitashiba ; Usui) ; tous ont écrit de nombreuses publications pour le grand public, une dizaine pour certains (Katada ; Tamai et Tamai ; Kitashiba) ; une vingtaine pour d’autres (Yoshioka ; Miyadai ; Murakami) ; voire une trentaine (Kasuga), ou même une cinquantaine (Kayama ; Serizawa S. ; Yanagida)[7]. Quelques-uns ont même reçu des prix pour leurs publications (Yanagida ; Yoshioka ; Noda).

Toutes les publications analysées étaient en japonais et dataient de 1998 à 2009. Ce sont des écrits qui se fondent supposément sur des recherches scientifiques mais qui ont été rédigés pour le grand public.

Étude du discours

Le discours sur la délinquance juvénile et sur la jeunesse s’est développé en trois grands axes : la stigmatisation des jeunes, les problèmes de la jeunesse actuelle et la problématisation des changements sociaux. Ces trois catégories couvrent, dans le discours, les couches de la criminalité juvénile et de la décadence générationnelle des jeunes, soit : le jeune, ses problèmes et son milieu. Les citations retenues sont celles jugées les plus représentatives des grandes lignes de chaque livre ou publication.

Stigmatisation des jeunes

Un des arguments les plus répétés du discours, repris par tous les auteurs étudiés, est l’idée que les jeunes constituent une « nouvelle race » de Japonais. Les problèmes sociaux récents, associés aux jeunes d’aujourd’hui, sont considérés comme « jamais vu » et « dangereux » : « Les enfants d’aujourd’hui sont réellement et fondamentalement différents des enfants d’avant » (Kusanagi 2005 : 109)[8]. Les jeunes ont un potentiel criminel élevé : « Les enfants d’autrefois, lorsqu’éduqués normalement, devenaient des individus qui n’allaient pas commettre de crimes. De nos jours, même éduqué et élevé normalement, un jeune a des chances de commettre un crime » (Miyadai et Kayama 2001 : 163)[9]. Ils sont physiquement différents des générations précédentes : « Les jeunes ont peut-être des cerveaux différents. Le fait que les adultes ne les comprennent pas serait-il dû au fait qu’ils n’ont pas les mêmes cerveaux que les générations précédentes ? » (Miyadai et Kayama 2001 : 121). Et ils n’ont ni morale ni connaissance des codes sociaux : « Les enfants d’aujourd’hui sont différents des enfants d’hier : les enfants d’aujourd’hui sont définis par l’absence de socialisation, reflétée dans l’absence de bonnes manières » (Tamai et Tamai 2002 : 182) ; « Les jeunes d’aujourd’hui n’évaluent pas leurs options selon une notion de bien et de mal, mais plutôt selon que cela les amuse ou non. Cette particularité est typique des jeunes de nos jours, conséquence d’une société d’information » (Katada 2003 : 64).

Alors que toute une cohorte est dénoncée, un « âge » symbolique a été désigné comme le summum du problème, sous le slogan des « 17 ans fous » (kurutta 17 sai) : dans la définition des shônen dangereux, la référence d’âge de 17 ans était devenue significative consécutivement aux cas survenus en l’an 2000. « 17 ans » était devenu une catégorie sociale et morale, associée étroitement à la délinquance, à la violence et même à la folie par l’utilisation de phrases symboliques : « L’esprit des 17 ans : ses secrets sombres et sa folie » (Katada 2003)[10] ; « Motivations incompréhensibles, existences incompréhensibles, les 17 ans » (Usui 2000). L’âge de 17 ans est spécifiquement troublant : « Avoir 17 ans est un état instable » (Kasuga 2002 : 5).

La nouvelle jeunesse a plusieurs traits qui la particularisent : l’absence de définition identitaire des jeunes, en tant que groupe, et l’incapacité de communiquer entre eux et avec leur entourage. Ils sont tout d’abord insaisissables et incompréhensibles : « Les jeunes et enfants ont un problème identitaire, chose particulière des enfants d’aujourd’hui, et manifestent des émotions “non-humaines” » (Tamai et Tamai 2002 : 15)[11] ; « Les jeunes d’aujourd’hui ne peuvent ressentir une subjectivité et ne peuvent différencier objet et sujet. Ils ne sont pas médicalement malades mais socialement malades » (Miyadai et Kayama 2001 : 30), notamment du fait qu’ils ne savent pas communiquer avec autrui : « Il est impossible de communiquer avec les enfants. Ils sont incompréhensibles et ne pèsent pas le poids de leurs actions » (Serizawa S. 1999 : 88) ; « Les jeunes ne comprennent pas les mots et n’arrivent pas à faire une distinction entre la réalité et le monde virtuel, tous deux à cause des jeux. C’est le “cerveau de jeu” » (Kusanagi 2005 : 110) ; « Il est de plus en plus difficile d’établir un échange avec les enfants aujourd’hui » (Kusanagi 2005 : 9)[12] ; « Les jeunes d’aujourd’hui ne savent pas être sociaux » (Kusanagi 2005 : 20) et ne ressentent aucune détresse à vivre dans une société « malade » : « Les enfants d’aujourd’hui ne ressentent aucune aliénation face à ce monde étrange. En fait, ils n’y voient plus rien car ils sont eux-mêmes tous étranges » (Yanagida 2007 : 16).

Sont-ils alors de mauvais enfants qui se rebellent contre la société des adultes ? La réponse des divers auteurs, étonnamment, est non. Les jeunes restent conformistes, mais ce conformisme même est problématisé. Les nouveaux jeunes semblent « normaux » et « bons » : « Les enfants d’aujourd’hui sont de “bons enfants” » (Serizawa S. 1999 : 50), mais les auteurs doutent de cette normalité puisque certains d’entre eux, les suspects des grands crimes, ont pu commettre des crimes brutaux malgré leur conformisme aux normes : « Les crimes violents ont été commis par de bons enfants » (Tamai et Tamai 2002 : v) ; « l’accusé était un enfant normal, sans antécédents de délinquance ou déviance » (Tamai et Tamai 2002 : 34)[13]. La « normalité » des jeunes, dans ce cas, est aussi justifiée par son milieu familial : « Le jeune (criminel) était un bon élève, sérieux, issu d’une famille de classe moyenne » (Usui 2000 : 14)[14].

Par conséquent, cette « normalité » apparente dérange, puisque ces mêmes jeunes sont aussi « immoraux » : « Les enfants sont immoraux et matérialistes, et ce, à cause de la baisse des naissances » (Kusanagi 2005 : 31) ; ils sont également « dangereux » : « Les jeunes de nos jours sont dangereux. Ils ne méritent aucune compassion » (Kitashiba 2006 : 25) ; « perdus » : « Les enfants, tout comme le Japon, n’ont plus de modèle, sont confus et perdus » (Murakami 1997 : 122) ; « Les enfants ne comprennent pas des choses normales » (Tamai et Tamai 2002 : iv) ; et certains d’entre eux ont commis d’horribles crimes : « Comment se fait-il que le Japon puisse produire des enfants si anormaux, étranges et horrifiants ? » (Yanagida 2007 : 191).

La stigmatisation de la jeunesse s’est traduite par une nouvelle interprétation du terme « jeune », soit shônen. Shônen fait référence, généralement et dans le cadre de la Shônenhô, aux garçons et aux filles d’âge inférieur à 20 ans, qui est l’âge de la majorité. Le terme est polysémique, et désigne aussi « jeunesse » ou « être juvénile », mais s’applique en fait surtout aux garçons dans le langage quotidien.

Le terme shônen désigne donc de jeunes garçons, et est utilisé par extension pour les différentes catégories de délinquants juvéniles[15]. Shônen, utilisé seul et non en tant qu’adjectif, a été médiatiquement associé aux crimes juvéniles lors de la popularisation du nom Shônen A, à la suite de l’arrestation du jeune meurtrier en 1997. Son utilisation dans la Shônenhô a renforcé cette symbolique du mot qui, depuis, ne s’en est pas départi. Certains titres, par exemple, laissent transparaître cette association : « Pourquoi les jeunes tuent-ils ? (Shônen tachi wa naze hito wo korosu no ka) » (Miyadai et Kayama 2001) ; « Pourquoi le jeune a-t-il choisi le crime ? (Naze shônen wa hanzai ni hashitta no ka) » (Usui 2000) ; « Pourquoi les jeunes commettent-ils des crimes violents et deviennent délinquants ? (Shônen no kyôaku hanzai, mondai kôdô wa naze okiru no ka) » (Tamai et Tamai 2002).

Problèmes de la jeunesse actuelle

Lors des nombreuses tentatives de « comprendre le nouveau jeune et sa folie », plusieurs phénomènes sociaux ont été soulevés et dénoncés comme ayant contribué à la criminalité juvénile. C’est le cas du hikikomori (refus de socialisation de jeunes qui restent cloîtrés chez eux) et des problèmes de socialisation chez les jeunes, ainsi que de la perte de contrôle des émotions. La perte de contrôle est attribuée aux nouveaux médias (comme les jeux vidéo) et à leur influence sur l’émotivité des jeunes et des enfants.

Le hikikomori est un phénomène social de plus en plus problématisé au Japon. Selon le Ministère de la Santé, un hikikomori désigne un individu refusant de sortir de sa chambre ou de son logement pour plus de 6 mois et n’ayant aucune interaction sociale ou très peu[16]. Le hikikomori n’est pas un syndrome ni un symptôme d’un problème psychiatrique, mais un problème social à part entière. Le terme a commencé à être utilisé en 1986 (Furlong 2008 : 310) et s’est répandu durant les années 1990, mais de nombreux auteurs retracent la présence du phénomène dans la société japonaise jusque dans les années 1970 (Ide 2007 : 35). Quoique la population des hikikomori soit diverse, ce phénomène est généralement associé à la jeunesse puisqu’il est qualifié de « maladie de la jeunesse moderne ».

Quelques suspects des « grands crimes » de 1997 et 2000 ont été associés au hikikomori, notamment Shônen A[17] ainsi que le suspect du détournement de bus de Saga. Être un hikikomori a été alors considéré comme un facteur potentiel de criminalité, attirant automatiquement l’attention de population sur le fait que ceux qui en souffrent peuvent être dangereux : « L’absence de socialisation mène au hikikomori/au refus d’aller à l’école. Et ce dernier entraîne la perte de contrôle et, potentiellement, un crime » (Katada 2003 : 169).

La présence du hikikomori dans le discours a accentué la gravité des « problèmes » de socialisation des suspects des crimes 1997 et 2000 : « Le jeune (suspect) n’avait pas beaucoup d’amis et ne participait pas aux activités sociales de la classe, jouant toujours aux jeux vidéo » (Tamai et Tamai 2002 : 61)[18] ; « De manière générale, les jeunes ayant commis des crimes avaient des problèmes de communication et de socialisation, regardaient des films d’horreur et jouaient aux jeux vidéo, étaient de “bons enfants” et subissaient un stress quelconque » (Tamai et Tamai 2002 : 128). Ces auteurs insistent sur le fait que, pour eux, ces jeunes ont très peu d’interactions sociales et que cela pourrait avoir des conséquences dramatiques : « Le hikikomori reflète la perte de sociabilité des nouveaux jeunes Japonais, qui, à son tour, est fondamentale pour le potentiel délinquant du jeune » (Tamai et Tamai 2002 : 180)[19]. Cette absence d’interactions semble une particularité qui caractérise la jeunesse de 1990-2000 : « Un des symptômes de la maladie de société du Japon moderne est la diminution de la qualité des relations sociales, entraînant des conséquences sociales importantes dont la criminalité juvénile d’aujourd’hui » (Tamai et Tamai 2002 : iii), qui est une conséquence de la perte d’homogénéité de la société japonaise : « La diversification des valeurs a mené à une perte de l’homogénéité et de l’esprit de communauté. Les individus ne peuvent partager les mêmes sentiments, et deviennent plus violents que jamais auparavant » (Yoshioka 1997 : 99)[20].

Un autre problème sur lequel plusieurs auteurs ont insisté est celui de « kireru ». Le terme kireru est une expression créée par les adolescents dans les années 1980 signifiant « s’énerver violemment »[21]. Les jeunes l’utilisaient (et l’utilisent encore) notamment lorsque quelque chose les énervait ou les fâchait. Le terme s’est vite répandu et a été repris par les médias comme un « mot à la mode » s’insérant tranquillement dans le vocabulaire familier quotidien des Japonais tout en restant associé aux jeunes. L’expression « kireru » existait depuis les années 1980, mais les phrases « kireru 17 sai (les 17 ans fous) » ou « kireru kodomo (les enfants sans contrôle) » sont des émanations du discours sur la délinquance juvénile post-2000.

Les crimes de 1997 et 2000 ont été, d’après les auteurs des écrits analysés, sans motifs, et les jeunes n’ont commis ces crimes que par impulsion. Cette perte de contrôle est une des caractéristiques de la criminalité juvénile d’aujourd’hui : « Les particularités des crimes juvéniles d’aujourd’hui sont : […] Les crimes sont violents et impulsifs, et les victimes sont choisies au hasard. Les jeunes n’arrivent pas à contrôler leurs émotions » (Tamai et Tamai 2002 : 39)[22] ; « Les enfants et jeunes d’aujourd’hui ont beaucoup moins de force d’inhibition que dans le passé, car ils ont une vision différente de la colère. Ils perdent ainsi plus facilement le contrôle » (Tamai et Tamai 2002 : 35)[23]. Encore une fois, la jeunesse toute entière en est touchée : « Les enfants et jeunes d’aujourd’hui perdent plus facilement le contrôle, et ce genre de cas semble augmenter de plus en plus. Ils perçoivent aussi la colère différemment, et ont moins de force d’inhibition que dans le passé » (Tamai et Tamai 2002 : 35, 205)[24]. Plusieurs auteurs ont dénoncé les nouveaux médias (jeux vidéo, Internet et autres) comme causes de la tendance chez les jeunes à perdre le contrôle de leurs émotions : « Les jeux vidéo, Internet et les cellulaires causent une perte de socialisation » (Yanagida 2007 : 25).

Problématisation des changements sociaux

Alors que le jeune est au centre du discours, plusieurs auteurs ont aussi dénoncé certains changements sociaux comme des problèmes contribuant à la nouvelle criminalité. Cette dénonciation va de la critique de la « modernité » au Japon à une remise en cause du système d’éducation en passant par l’anxiété face à l’affaiblissement des structures familiales.

Certains auteurs affirment avec fatalisme que « Le Japon moderne n’est plus le vrai Japon » (Tamai et Tamai 2002 : 119), puisque le Japon moderne est un Japon « malade ». De nombreux problèmes sociaux hanteraient le Japon, et seraient des « symptômes » de la chute du Japon, dont le hikikomori : « Le cas du détournement de bus a attiré l’attention car il fait référence à plusieurs phénomènes typiques de la société actuelle, comme le hikikomori, le refus d’aller à l’école ou les effets de l’Internet » (Katada 2003 : 79) et l’intimidation à l’école (ijime) : « Même les ijime ne sont plus pareils de nos jours. Les ijime sont plus cruels, à plus long terme et par des groupes de plus en plus nombreux. Dans le passé, un “héros” serait venu à la rescousse ; plus aujourd’hui » (Usui 2000 : 124).

La criminalité juvénile n’est qu’un autre « symptôme » du « nouveau Japon malade » : « Les crimes d’autrefois étaient plus faciles à analyser, tandis qu’aujourd’hui ils sont incompréhensibles » (Takamura et Noda 1997 : 151) ; « Les criminels, “avant”, étaient reconnaissables parce qu’ils avaient des dossiers de délinquance, mais plus maintenant. Maintenant ce sont des enfants de familles et milieux normaux qui commettent des crimes » (Kusanagi 2005 : 35). Selon les hyôronka, les crimes juvéniles sont en augmentation bien que les statistiques indiquent l’inverse : « Il semble que depuis 1997, à commencer par le crime de Shônen A, les crimes juvéniles ont augmenté en nombre et en violence » (Tamai et Tamai 2002 : iii)[25], et les crimes commis sont présentés comme plus cruels et plus violents que ceux des générations précédentes.

Des structures fondamentales de la société japonaise ont été questionnées, notamment la famille. La famille « normale », c’est-à-dire de classe moyenne, n’a plus sa valeur d’antan puisqu’elle a produit des criminels dangereux : « La famille heureuse est la plus en danger ! » (Usui 2000 : 141)[26]. Cette chute – « La famille est en détresse » (Murakami 1997 : 121) – serait due aux divers changements dans la famille elle-même. Parmi ceux-ci sont évoqués la baisse des naissances : « La baisse des naissances (shôshika) a fait des enfants des “nouveaux enfants” immoraux et matérialistes » (Kusanagi 2005 : 29) ; la présence des femmes sur le marché du travail qui se traduit par son absence dans la maisonnée : « La famille est absente, ce qui explique la popularité des jeux et des mangas [qui occupent les enfants] » (Takamura et Noda 1997 : 156) ; et l’ébranlement de l’autorité parentale : « De plus en plus de parents craignent leurs enfants, horrifiés par les crimes juvéniles de ces dernières années » (Yanagida 2007 : 230).

Le système d’éducation est également visé par les critiques : « Les crimes violents et cruels qui ont eu lieu récemment sont, directement ou indirectement, causés par les changements des structures familiales et scolaires » (Kusanagi 2005 : 33)[27] et, comme on l’a dit, l’intimidation (ijime) a des conséquences bien au-delà du cadre de l’école.

Analyse

Les critiques envers la jeune génération n’ont rien de spécifique au Japon des années 1990. Elles ont existé ailleurs et dans d’autres contextes, comme dans le Japon des années 1920, où on présumait que les jeunes « qui s’occidentalisaient » allaient aliéner le Japon entier par une montée de la criminalité (Ambaras 2006 : 2). Les grandes lignes du contenu du discours ne se limitent aucunement au Japon, et une pensée similaire existe au Canada : le gouvernement de Steven Harper a fait voter une loi en 2011 qui alourdit les peines des jeunes criminels. En 2008, Harper avait suggéré qu’il faudrait peut-être lever l’anonymat dans les cas de crimes violents commis par des mineurs.

Cette « suggestion » s’est par ailleurs appliquée au Japon, constituant la conséquence la plus lourde et la plus irréversible du discours démonisant la jeunesse : les modifications de la Shônenhô en 2000. À l’origine, l’idéologie fondamentale de la Loi sur la jeunesse était le sentiment paternaliste de protection de la jeunesse, selon lequel les jeunes délinquants ne devaient pas être punis mais éduqués (Serizawa K. 2006 : 45). Ils étaient considérés comme victimes de la société, ce qui n’est plus le cas depuis les modifications de 2000. Les deux modifications les plus importantes sont les suivantes : l’âge minimum pour être jugé et puni comme un adulte a été abaissé de 16 ans à 14 ans ; et les victimes et leur famille sont autorisées à consulter les documents et le suivi de l’enquête (Serizawa K. 2006 : 94). Le gouvernement japonais a tout simplement cédé sous la pression de l’opinion publique, cette dernière voulant que la société prenne les délinquants juvéniles au sérieux en durcissant les peines (Izumida-Tyson 2000 : 741).

Au niveau du discours et de la culture populaire, les shônen de 17 ans qui « perdent contrôle (kireru) » ont été marquants. D’ailleurs, les expressions « kireru » et « 17 ans » ont été nommés les termes clés de l’an 2000 lors du concours annuel des médias du Ryûkôgo Taishô (Concours des termes populaires), tenu par la maison d’édition Jiyû Kokuminsha (2011) et voté par le public.

Le discours a été popularisé et catalysé par le sensationnalisme médiatique, mais se fonde sur une anxiété qui plane sur le Japon depuis la crise économique des années 1990. Consécutivement à l’anxiété produite par la perte du pouvoir économique lors de l’éclatement de la bulle, la société japonaise elle-même semblait être en éclatement. C’est ce qui est reflété dans le discours sur la jeunesse japonaise, qui fait référence à certaines structures sociales comme des piliers devenus instables et mettant en danger la nation. Il s’agit tout d’abord de la chute de la famille précédemment mentionnée, famille dans laquelle le changement du statut et du rôle de la femme ainsi que sa présence sur le marché du travail, parallèlement à la baisse du taux de natalité, auraient pour conséquence de fragiliser le fondement même de la société japonaise qui se base sur le système de maisonnée (ie) (Bernier 1995). Le système d’éducation est aussi remis en question et les problèmes de l’intimidation à l’école (ijime) et de réclusion chez soi (hikikomori) – qui est considéré comme une extension du problème du refus d’aller à l’école (futôkô) (Ide 2007) – ne sont que quelques exemples parmi d’autres de ces changements sociaux. Au-delà de ces deux institutions, ce qui effraie le plus et qui se retrouve dans le discours sur la jeunesse sont l’anxiété et la peur face à la diversification de la société japonaise ainsi que la fin du mythe de la classe moyenne nationale. Le Japon a vécu, depuis l’après-guerre, dans l’illusion d’un pays sans différences de richesse, de culture et d’ethnie (Kelly 1993). Or, avec l’éclatement de la bulle et les crises économiques successives, les écarts ont été inévitables, ébranlant cette image du Japon homogène. L’anxiété qui se manifeste dans le discours sur la jeunesse, pointant du doigt quelques criminels et à travers eux toute une génération d’adolescents, n’est qu’une réflexion de la crise identitaire, sociale, politique et économique que traverse le pays.

Conclusion

Le discours démonisant la jeunesse japonaise, sous prétexte que la délinquance juvénile serait en croissance, se résume ainsi : les délinquants juvéniles sont plus cruels et plus violents que par le passé, tout en étant des enfants « normaux » ; les autres jeunes, qui sont aussi « normaux », sont potentiellement criminels puisque rien ne sépare ces deux groupes. Ils ne sont plus comme les générations précédentes et ne sont, conséquemment, plus de « vrais » Japonais. Ils manifestent un problème identitaire profond, tant au niveau individuel que social (de cohorte) et ont un problème fondamental d’incapacité de communication et socialisation. Plusieurs problèmes « de jeunesse » sont représentatifs de leur « anomalie » et de leur particularité, comme le hikikomori et la perte de contrôle des émotions (« kireru »). Les problèmes de socialisation sont d’ailleurs extrêmement dangereux pour la société japonaise : l’absence ou le refus d’interactions sociales pousse l’enfant à être hikikomori ou à refuser d’aller à l’école, ce qui entraîne une accumulation de frustration menant éventuellement à une explosion du jeune (Katada 2003 : 169). Les jeunes portent en eux cette capacité qui peut constituer un danger imminent et éventuellement devenir une pulsion criminelle.

Le discours se termine sur une note dramatique : ces futurs adultes Japonais ne ressembleraient en rien aux « vrais » Japonais que la nation a toujours connus. La délinquance juvénile des années 1990 et 2000 en serait une preuve concrète, en tant que symptôme de la maladie sociétale du Japon (Katada 2003). Cette nouvelle jeunesse serait alors en rupture avec le vrai Japon (Tamai et Tamai 2002 : 119).

Quelque temps après sa popularisation, plusieurs auteurs (Ayukawa 2001 ; Kotani 2004 ; Serizawa K. 2006 ; Gotô 2008) ont commencé à critiquer ce discours et sa tendance à créer une phobie de la jeunesse, au point d’en faire des « monstres » (Leonardsen 2010 : 140), ainsi que l’expliquent Hamai et Serizawa :

Cette tendance [à considérer les jeunes comme des individus dangereux] ne pouvait plus être renversée. Les crimes juvéniles sont les vedettes des médias, et les jeunes étaient devenus incompréhensibles sous les messages du type « jeunes criminels plus cruels que jamais », « les jeunes sont socialement dysfonctionnels », ou « les jeunes perdent contrôle ». Dorénavant, la société avait abandonné toute intention de vouloir aider et comprendre les jeunes.

Hamai et Serizawa 2006 : 106

Néanmoins, la prise de position de ceux qui critiquent le discours dominant reste encore marginale.

Ce discours dominant n’aurait pas été si pertinent s’il était demeuré une opinion parmi d’autres. Or, la réaction des médias et de la population a été tout à fait surprenante, acceptant ces idées et représentations et les répandant même davantage. La jeunesse japonaise a subi une véritable marginalisation idéologique, et en porte encore le fardeau plus de dix ans plus tard, alors que ceux qui avaient 17 ans en 2000 sont maintenant sur le marché du travail. Le récent cas d’un adolescent de 16 ans ayant tué des chats a immédiatement été comparé à celui de Sakakibara ou de Shônen A[28], puisque ce dernier avait tué plusieurs chats avant de s’en prendre aux enfants. Le cas de Sakakibara ainsi que le thème de la jeunesse dissimulant sa folie restent encore très présents dans l’imaginaire populaire.

Depuis la crise économique en 2008, le discours rendant la jeunesse responsable de la chute morale du Japon s’est transformé en discours la rendant responsable de la chute économique du Japon. Les jeunes de la génération que le discours dominant a nommés les « 17 ans fous » sont maintenant dans la fin vingtaine et sont appelés les « herbivores » : des jeunes sans appétit pour les relations amoureuses (entendre : le mariage) et la réussite économique. Ce nouveau discours les décrit comme étant passifs, sans désirs, peu intéressés à accumuler de la richesse et sans sentiment de valorisation sociale par la consommation (la propriété, les voitures). Ils handicapent ainsi une reprise économique qui est déjà souffrante.

Dix ans plus tard, l’anxiété d’un Japon en agonie n’a que diversifié son vocabulaire, pour peser encore plus lourdement sur les épaules des citoyens, tout en masquant les réels problèmes de sa société en transition.