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Généralement, lorsqu’on entreprend des études d’ethnologie ou de sociologie, le recueil de données devient vite une évidence, comme il devient vite évident à l’étudiant que les entretiens réalisés par les maîtres de la chose ou par ses pairs, et sur lesquels il pourrait s’appuyer et se comparer, sont une denrée aussi rare qu’inaccessible. Alors, un livre présentant in extenso un entretien, est un vrai régal et devrait être le support de bien des cours.

Darima Boudaraevna est chamane bouriate de son état. C’est elle que l’on « entend » parler tout au long du livre. Zhargalma Dandarova est aujourd’hui professeure associée à la Faculté de psychologie de l’Université de Saint-Pétersbourg (Russie). L’entretien a été réalisé dans le cadre d’un DEA sur l’histoire comparée des religions, à l’Université de Lausanne (Suisse).

On appréciera l’approche pédagogique de l’ouvrage, car, avant de se lancer à corps perdu dans le jeu des questions réponses, Zhargalma Dandarova nous ouvre les portes du chamanisme bouriate – la Bouriatie est une petite république à l’est du lac Baïkal, au nord de la Mongolie. Et l’on s’aperçoit que ce chamanisme – et pourquoi pas les autres? – porte en lui valeur explicative du monde avec une cosmogonie complexe, un polythéisme structuré et très hiérarchisé, une pluralité de l’âme, des cérémonies très ritualisées et neuf interdits que le chamane doit respecter. Dans cette religion sans livres sacrés – la transmission est uniquement orale – , sans édifice religieux – des piquets ou des rubans suffisent à sacraliser les lieux – le chamane n’est pas un guide spirituel pas plus qu’il n’est le serviteur d’un culte ou de dieux : sa raison d’être est de servir ceux qui le consultent. Et s’il fait des offices privés ou collectifs, c’est pour obtenir la bienveillance des esprits ou des dieux. Un glossaire en fin de volume permet de s’y retrouver quelque peu.

Comme en contrepoint, le discours de cinq heures enregistrées de Darima Bouda-raevna, jeune chamane de 32 ans, vient donner corps et chair à la description scientifique. Elle y explique son statut de chamane, son cheminement, douloureux, jusqu’à la cérémonie d’initiation du premier grade, son parcours de vie, ses faiblesses, ses réussites, son seul échec, ses intuitions… Bref, à peu près tout ce qu’on voudrait savoir sur la vie d’une chamane contemporaine. En même temps que la mise à nu de la pratique quotidienne, s’esquissent les frontières d’un monde parallèle où le destin de l’individu n’a de sens que par rapport à ce qu’ont pu faire ses aïeuls, où la télépathie pratiquée entre chamanes les dispense d’avoir un téléphone, où le voyage dans le temps passé et à venir n’est qu’une formalité, tout comme l’est le déplacement sur des dizaines de kilomètres qui ne prend que quelques secondes. Ainsi, Darima Boudaraevna affirme : « Je suis à l’intérieur du temps. Si je regarde ici, je vois l’avenir, si je regarde là, je vois le passé » (p. 93), ou encore : « Peut-être que [le temps] s’arrête, peut-être qu’il s’élargit. En tout cas, j’ai le temps d’être ici et là-bas » (p. 106).

La chamane évoque aussi ses doutes, sa formation avec son maître, les petits arrangements avec les interdits et la fonction sociale du chamane, le fait d’être au service des gens, intercesseur auprès des esprits et des dieux, décodeuse de rêves et bienfaitrice. On y apprend aussi l’interpénétration des trois religions de la région : chamanisme, bouddhisme tibétain et l’orthodoxie chrétienne.

Mais au-delà de l’intérêt du sujet, ce long entretien vaut aussi pour sa construction, l’alternance des questions réponses, le passage des « questions de la grille » à celles de relance. Ou les questions qu’on aurait eu envie de voir poser et qui ne l’ont pas été. Ainsi on ne saura pas de quoi vit la chamane ou comment se fixe la reconnaissance de l’aide. Tout juste sait-on incidemment que des clients se sont plaints d’une chamane « qui avait réclamé de l’argent ». Bref, un vrai cas d’école…