Corps de l’article

« Qui chante? Peu importe qui chante? »

Michel Foucault (1969), paraphrasé et questionné

« Music hath charms to soothe the savage breast,

To soften rocks or bend a knotted oak »

William Congreve (1697)

Dans cet essai, je propose une contribution théorique à la réflexion de ce numéro sur les passions politiques. M’inspirant de la sociologie de la domination de Max Weber (1922) et de son réalisme politique, je pars de la supposition que la violence est le moyen propre du politique. Je ne cherche pas à approfondir les débats philosophiques ou anthropologiques sur le caractère de la violence, ni sur son rapport avec les passions humaines ; je postule tout simplement que la violence, soit l’application d’une force coercitive physique ou psychique, représente l’expression ultime des orientations de valeur, ou des passions, politiques. Je vise à identifier les conditions de possibilité sociologiques de différents types formels de violence, et notamment du type qui caractérise l’ère politique néolibérale actuelle. Pour ce faire, je m’appuie sur la démarche wébérienne qui distingue trois niveaux d’analyse applicables à toute sphère de vie sociale, à savoir : sa logique intrinsèque, ou l’autonomie propre à l’idée qui oriente l’activité sociale ; les couches sociales porteuses de cette logique mais également dotées d’intérêts matériels susceptibles de renforcer ou d’entrer en conflit avec cette logique ; et les moyens techniques à leur disposition à un moment donné de l’histoire. Ainsi, par exemple, le capitalisme industriel moderne, selon le célèbre Éthique protestante et l’esprit du capitalisme (Weber 2004), serait-il le produit, entre autres, de l’idée de l’ascétisme intramondain portée par des bourgeois puritains disposant de nouvelles techniques telles que la comptabilité à double entrée ?

Afin de dégager la logique intrinsèque de la violence politique de l’époque néolibérale contemporaine, j’opère, dans la première partie de l’article, un rapprochement entre l’analyse formelle de la légitimité politique chez Weber et les concepts de gouvernementalité et de biopolitique élaborés par Michel Foucault (1997, 2004a, 2004b). Dans un deuxième temps, j’identifie les porteurs sociaux de la logique politique du néolibéralisme, soit les experts socioscientifiques. Ensuite, je décris le contexte technologique qui permet leur ascendance ainsi que la structure institutionnelle qui favorise leur action, en l’occurrence l’organisation non gouvernementale (ONG). L’analyse de la rationalité sous-tendant le fonctionnement des ONG me permet, dans un quatrième temps, de proposer l’existence d’une nouvelle forme de domination légitime que j’appelle la domination thérapeutique. Ainsi puis-je enfin caractériser la violence inhérente à ce mode de domination comme étant « iatrogène », soit une forme de résistance autodestructrice qui finit par renforcer la domination biopolitique thérapeutique. Quoiqu’inspiré de recherches ethnographiques menées sur des sites d’intervention biopolitique (Pandolfi 2002, 2006, 2007 ; Pupavac 2001, 2005 ; Duffield 2007 ; Nguyen 2005a, 2005b ; Fassin 2006, 2007 ; Agier 2002), l’argument théorique que je développe ici se veut idéaltypique dans le sens wébérien propre du terme (Weber 1992). C’est à dire que je cherche à dégager la spécificité pure de la domination thérapeutique et de la violence iatrogène contemporaines par rapport à d’autres modes de domination et à leur violence inhérente en exagérant leurs traits distinctifs. Ainsi suis-je amené, pour des fins analytiques, à faire ce qui peut paraître comme de grossières généralisations, par exemple à l’égard de l’apparent cynisme des ONG. Mon but demeure cependant en tout moment l’identification de la nouveauté de la violence passionnelle de la politique actuelle.

Passion musicale, raison politique et gouvernementalité néolibérale

Dans son essai bien connu de 1917 sur « Le sens de la “neutralité axiologique” », Max Weber (1992) aborde, entre autres, le concept normatif du progrès, qui pour lui ne peut avoir de validité scientifique que par rapport aux moyens techniques « objectivement » plus ou moins adéquats pour atteindre un but donné. Il illustre son propos avec des exemples du domaine de l’esthétique, dont celui de la musique, forme d’expression artistique qu’il avait analysée en profondeur en 1911 dans un ouvrage publié après sa mort sous le titre de Die rationalen und sozialen Grundlagen der Musik (Fondements rationnels et sociaux de la musique, Weber 1921), souvent mal traduit sous le titre de La sociologie de la musique. Dans un paragraphe dense et suggestif de son essai de 1917, Weber propose une synthèse de cette étude, notant comment l’expression passionnelle de la musique, soit son contenu esthétique, qui échappe bien sûr à tout jugement scientifique, prend sa forme particulière selon le type de rationalisation que peut connaître une musique, à savoir dans les failles techniques inhérentes à cette rationalisation. Dans le cas de la musique occidentale depuis la Renaissance, il s’agit d’une rationalisation harmonique (à l’encontre de celles, mélodiques, de l’Antiquité et d’autres aires culturelles), due notamment à des inventions techniques antérieures telles que la notation écrite et les instruments à clavier. Weber précise : « [l]a part essentielle dans toutes ces découvertes revient cependant aux moines missionnaires du haut Moyen Âge qui exercèrent leur apostolat dans les régions septentrionales de l’Occident » (Weber 1992 :409). Et plus loin : « [c]e furent donc des particularités très concrètes de l’état interne et externe de l’Église chrétienne d’Occident, conditionnées sociologiquement et historiquement par la religion qui permirent à cette nouvelle problématique musicale de voir le jour sous l’impulsion du rationalisme qui était propre uniquement aux moines de l’Occident » (Weber 1992 : 409). Bref, les conditions de possibilité de l’expression de la passion humaine, ici à travers la musique, sont établies par des moyens techniques et une rationalité impersonnels, produits des contingences sociohistoriques.

Je me permets ce détour par la passion pour la musique de Max Weber avant d’aborder le sujet qui nous intéresse ici, soit les passions politiques du monde contemporain, pour plusieurs raisons : d’abord et avant tout, afin de présenter ma thèse que les passions politiques, et surtout la violence, peuvent et doivent être analysées dans le cadre de leurs conditions de possibilité rationnelles et sociologiques ; ensuite afin de suggérer la convergence, sur ce sujet, entre la pensée wébérienne et celle de Michel Foucault, les deux très pertinentes et profondes ; et enfin, afin de prendre une certaine distance critique par rapport à Foucault. Je commencerai par ce dernier point en revenant encore à la sociologie wébérienne de la musique. Weber nous laisse dans son essai de 1917 avec la proposition fascinante que la manière dont nous autres, Occidentaux, vivons et apprécions encore de nos jours la passion musicale, cette sensibilité que nous aimons à naturaliser à la Congreve (cité en épigraphe), dépend, ou est une conséquence non voulue, des gestes de quelques moines bénédictins du haut Moyen Âge. Or, quand on se tourne vers la lecture de la Sociologie de la musique de Weber (1921), on est déçu. Là où on s’attend à une analyse, à l’instar de son chapitre magistral sur « Le corps de lettrés » dans son Confucianisme et taoïsme (Weber 2005), de la configuration complexe – entre une couche porteuse d’une rationalité, ses intérêts matériels et idéels, les moyens techniques à sa disposition, la hiérarchie institutionnelle, les modes de légitimation de son autorité, etc. – qui aurait favorisé l’émergence et l’institutionnalisation d’une forme d’expression musicale rationalisée de manière particulière, on ne trouve que des références superficielles et passagères aux acteurs sociaux responsables de la rationalisation musicale, comme si Weber prenait les rôles historiques et concrets des moines médiévaux, de la société de cour de la Renaissance ou de la bourgeoisie mélomane du XIXe siècle pour des évidences bien établies et connues de l’histoire de la musique, ou, en d’autres mots, comme s’il ne lui importait guère de savoir qui chantait, qui dansait, qui écoutait. On ne peut certes pas blâmer Weber d’avoir voulu écrire un texte plus riche en contenu (ethno)musicologique que sociologique, d’autant plus que son intention semble y avoir été de démontrer la multiplicité des rationalités techniques et des pratiques musicales possibles selon des contingences sociales et historiques pour dénaturaliser ou démystifier ainsi un mode d’expression passionnelle. Cependant, dans l’absence d’une analyse sociostructurelle approfondie, le tour de force comparatif extradisciplinaire de Weber a été négligé autant par les sociologues que par les musicologues (Despoix et Donin 2008).

La qualité mi-figue mi-raisin de ce texte wébérien n’est pas sans rappeler celle des oeuvres, notamment politiques, de Michel Foucault, situées quelque part entre l’histoire des idées et l’analyse sociologique. En effet, l’élaboration du concept de la gouvernementalité chez Foucault se rapproche beaucoup de l’analyse sociotechnique que Weber propose dans La sociologie de la musique (1921). En tant que principes et pratiques de gouvernement, les diverses gouvernementalités dont Foucault trace les origines et les contenus sont autant de formes de rationalité politique. Dans la mesure où Foucault inscrit les gouvernementalités dans l’ordre du discours – les assimilant à des régimes de véridiction – et en explore l’efficacité historique et les effets d’assujettissement, il semble négliger ou prendre pour acquis la situation sociologique et historique de leurs porteurs sociaux. Comme Weber dans son étude de la musique, mais aussi dans la première partie, théorique, d’Économie et société (2003), Foucault s’intéresse surtout aux différentes rationalités formelles possibles en dehors de leurs déterminants éventuels dans la réalité non discursive. Ainsi, Foucault et les Foucaldiens se font taxer d’impertinence sociologique (Fox 1998), sinon de non scientificité, alors que son oeuvre se voit également mal comprise ou reléguée hors champ par des philosophes.

L’autonomie de « l’ordre du discours » chez Foucault (1971), comme la logique intrinsèque (Eigengesetzlichkeit) des rationalités propres aux différentes sphères de la vie chez Weber (1988), n’est cependant pas sans intérêt pour l’analyse sociologique, même si ces concepts génériques frôlent le formalisme, voire l’idéalisme, et doivent donc être complétés par des études historiques et empiriques. Dans le domaine du politique, le concept foucaldien de gouvernementalité – défini par Foucault (1994 : 728) comme « l’ensemble des pratiques par lesquelles on peut constituer, définir, organiser, instrumentaliser les stratégies que les individus, dans leur liberté, peuvent avoir les uns à l’égard des autres » – permet de saisir le pouvoir comme une relation bi- ou multilatérale soumise à un régime de véridiction, qui à travers ses règles discursives de critères de véracité (re)produit un ordre social (Foucault 2004b : 37). On peut par ailleurs saisir intuitivement le sens d’un régime de véridiction grâce à l’exemple de différents modes de rationalisation de la musique : une note ne peut « sonner faux » que par rapport à un régime de « véridiction » musicale particulier. Sur le plan formel, la gouvernementalité foucaldienne se rapproche des types purs de la domination légitime wébériens, car l’autorité politique, ou le droit de prétendre à l’obéissance chez Weber (1922, 1, 3) ne décrit pas un rapport unilatéral de force, mais une interrelation dynamique selon une rationalité politique délimitant les gestes légitimes et illégitimes. Ainsi, selon sa typologie tripartite classique, la légitimation de la domination se réalise formellement à travers des rapports soit personnels et quotidiens (légitimité traditionnelle), soit personnels et extraordinaires (légitimité charismatique), soit impersonnels et quotidiens (légale-rationnelle). Nous reviendrons sur la quatrième forme – impersonnelle et extraordinaire – logiquement inférée par la typologie de Weber mais néanmoins absente. Soulignons, pour l’instant, que les valeurs substantives (politiques et donc passionnelles) n’ont aucune signification typologique : un leader charismatique peut autant qu’une bureaucratie légaliste chercher à se légitimer avec un appel à l’égalité ou à la méritocratie, par exemple.

À travers l’analyse idéaltypique de la structure formelle des discours de légitimation, Weber vise surtout à identifier les structures institutionnelles qui découlent des relations entre un leader politique et son personnel administratif ainsi qu’entre eux et la population administrée. Parmi les caractéristiques institutionnelles propres à l’autorité charismatique, par exemple, on retrouve le communisme et le commensalisme guerriers, alors que l’autorité légale-rationnelle génère la bureaucratisation et l’autorité traditionnelle favorise pour sa part le patrimonialisme. Tout ordre réellement existant repose toutefois sur une configuration hybride des différents modes de légitimation, et l’analyse politique wébérienne dégage concrètement les tensions et dynamiques inhérentes à ces ordres « légitimes » mixtes. Au-delà des structures institutionnelles, on peut aussi extrapoler, à partir de la définition formelle des modes de domination légitime idéaltypiques, leurs modes de violence typiques. La violence que recèle un ordre charismatique est la plus évidente : personnalisée et en rupture avec un ordre existant, l’autorité charismatique repose sur des formes de violence transformatrice (révolutionnaire) et extériorisée, dont font partie la guerre de conquête, la guerre civile, le génocide, la purge menées par des fidèles sous commande d’un chef exemplaire et arbitraire, menacé quant à lui par des attentats et des complots. De façon similaire, l’autorité personnalisée, mais routinière, d’un ordre traditionnel extériorise la violence, mais elle est restauratrice, prenant des formes de rituel, de sacrifice ou de chasse aux sorcières. Moins évidente, mais aussi destructrice, sans doute, est la violence inhérente aux ordres légaux-rationnels à cause de leur légitimation impersonnelle et routinière. La soumission à des règles et des procédures abstraites nécessite une discipline de soi, une intériorisation de la violence, une subordination à la dictature du sur-moi, tel que Norbert Elias (1973, 1975), anticipant Foucault, décrit le « processus de civilisation » par lequel le sujet moderne naît avec et à travers l’État bureaucratique moderne.

Foucault (2004a) retrace effectivement cette intériorisation de la violence politique concomitante au passage de l’État judiciaire souverain à l’État administratif disciplinaire, c’est-à-dire, pour simplifier à l’extrême, le passage d’un État qui punit des corps individuels à un État qui gère les risques d’une population. La recherche rationnelle d’efficacité gouvernementale amène enfin l’État biopolitique libéral, qui gouverne « moins » afin de gouverner « mieux ». Pendant la deuxième moitié du XXe siècle, la gouvernementalité biopolitique libérale connaîtra une intensification qualitative introduisant ce que l’on peut reconnaître comme une nouvelle gouvernementalité « néolibérale » (Foucault 2004b). Que ce soit sous forme « ordolibérale » ou « anarcho-libérale », il s’agit d’une généralisation des mécanismes libéraux de concurrence marchande et d’entrepreneuriat jusqu’alors propres aux rapports économiques, à la gestion de l’ensemble des relations sociales. Contrairement à la gouvernementalité libérale classique, qui naturalisait le marché afin de prôner le « retrait » de l’État de la sphère économique, le néolibéralisme admet la fragilité, voire l’artificialité, du mécanisme du marché. Ainsi, l’instauration néolibérale d’une société de marché, où les mécanismes d’une rationalité parfaitement économique peuvent enfin avoir de la valeur, dépend-elle d’une naturalisation socioscientifique, ou biopolitisation, de l’ensemble des relations sociales non économiques. De manière autoritaire, mais « légitime »[1], la gouvernementalité néolibérale pousse les populations et les individus à se gouverner, dans tout ce qu’ils pensent, disent et font, respectivement comme des entreprises concurrentielles et des entrepreneurs, le régime de véridiction néolibéral leur permettant de découvrir leur « véritable » nature comme homo oeconomicus.

Les couches porteuses de la biopolitique néolibérale

Nous vivons donc à l’époque d’une biopolitique radicale qui, par une panoplie d’interventions (de l’éducation permanente à la santé publique) auprès des populations et des individus considérés comme étant à risque de décrocher de, ou de ne pas intégrer, la logique sociale marchande, forge un nouveau sujet humain. Dans le langage wébérien, il s’agirait du désenchantement total de la cage d’airain de rationalité capitaliste, l’aboutissement logique de la rationalité instrumentale, ou ce que Sheldon Wolin (1981 : 420) a appelé « la Herrschaft de la facticité ». Ou encore, pour employer les termes de Giorgio Agamben (1997), le sujet politique occidental a été réduit à une vie nue soumise à un contrôle sociotechnique total. Cependant, pour comprendre plus concrètement ce que veut dire la gouvernementalité néolibérale radicalement biopolitique, il faut descendre du ciel de la théorie sur la terre de l’empirie sociologique, l’histoire n’étant pas une ruse de la raison, même pas une ruse de la raison instrumentale déchaînée. Certes, la rationalité politique néolibérale, tout comme la rationalité musicale harmonique, a sa logique immanente, et nous aurons à y revenir afin de qualifier son mode de violence inhérent. Cependant, pour mieux saisir la rationalité et les passions (violentes) de la biopolitique radicale, il faudrait identifier et caractériser ses porteurs sociaux, leurs intérêts et les moyens techniques à leur disposition, c’est-à-dire ses conditions de possibilité historiques empiriques.

Concrètement, la biopolitique néolibérale consiste en des politiques sociales visant à former des individus ou groupes capables de s’insérer dans des rapports concurrentiels marchands ou analogues. L’articulation et l’exécution de ces politiques peut revenir à des agents étatiques, mais la logique néolibérale cherche autant que possible à « privatiser » ces actions, pas forcément dans le sens d’un transfert vers des entreprises privées à but lucratif, mais dans celui d’une prise en charge par ceux-là mêmes qui subissent l’action. Ainsi, par exemple, les systèmes de santé publics ont pris le virage de la médecine ancrée dans la communauté (community-based), alors que les politiques de la petite enfance, qui s’avèrent des mécanismes efficaces de la prévention de la délinquance adolescente, sont souvent l’oeuvre de corporations à but non lucratif financées par l’État mais formellement gérées par des parents bénéficiaires ; on peut citer encore les jeunes chômeurs qui s’organisent en clubs d’entrepreneurship parrainés par des intérêts privés ou publics. Ces politiques s’accompagnent d’un discours d’empowerment et de good governance qui n’est pas totalement hypocrite : les individus et les communautés s’approprient le pouvoir politique, se responsabilisent dans le sens, bien sûr, d’une politique dont la validité véridictionnelle ne peut être remise en question.

Toutes ces techniques gouvernementales reposent sur l’existence d’une nouvelle couche sociale d’experts socioscientifiques. On peut diviser cette couche en trois strates : les producteurs des discours et techniques de gouvernementalité néolibérale, leurs propagateurs et leurs exécuteurs/consommateurs. Parmi les producteurs du discours, les moins intéressants sont sans doute les idéologues néolibéraux, dans la mesure où leur normativité explicite suscite de la contestation (à la limite on pourrait leur attribuer une fonction divertissante). Par contre, le gros du travail de production des techniques néolibérales et de leur légitimation implicite revient à des intellectuels qui ignorent – et souvent récuseraient – ce rôle. Il s’agit notamment de chercheurs universitaires en sciences sociales et humaines qui développent des savoirs à prétention universaliste de plus en plus orientés, sous la pression du financement public et privé de la recherche, vers la « rentabilité » sociale et économique. Au-delà des économistes, depuis toujours au service du bon fonctionnement du marché, les politologues, par exemple, élaborent désormais des modèles et de « bonnes » techniques de « gouvernance » et de transition à la démocratie – libérale, bien entendu. Les sociologues et psychologues, sans parler des criminologues et praticiens d’autres disciplines appliquées, se mettent également au diapason, et en toute bonne conscience, pour dépister des stratégies pour former de braves citoyens performants. Enfin, le complexe médicopharmaceutique se met à l’oeuvre pour pallier ou panser les accidentés de la société du risque.

La frontière entre les producteurs universitaires des techniques gouvernementales néolibérales et leurs propagateurs n’est bien sûr pas étanche. Se considérant de plus en plus comme des entrepreneurs eux-mêmes, des universitaires fournissent des services de consultant et d’intervenant. On peut penser aux promoteurs experts, le célèbre Harvardien Jeffrey Sachs à leur tête, qui ont introduit le designer capitalism et les recettes de démocratisation aux sociétés postcommunistes des années 1990. La vente de l’expertise ne nécessite cependant pas que l’on soit chercheur ou producteur d’idées. La multiplication des formations professionnelles au-delà du MBA traditionnel, notamment en gestion et évaluation de « programmes » en tous domaines a créé une armée de techniciens qui ont un intérêt matériel et idéel à voir ces programmes d’intervention foisonner et se perpétuer. Enfin, sur le terrain, les techniques néolibérales ont besoin de consommateurs ou exécuteurs suffisamment formés et informés pour les mettre en oeuvre. Par exemple, le travail communautaire auprès d’une population dite à risque dépend de l’existence au sein de cette population d’interlocuteurs capables d’assimiler les techniques et d’assumer au moins une partie de la responsabilité de leur application. L’importance de cette disponibilité locale devient très évidente dans le cas des programmes d’intervention internationale, où l’implantation des politiques requiert la présence parmi la population locale, comme courroies de transmission, de personnes déjà « branchées » au discours d’intervention, c’est-à-dire anglophones, entreprenants et internautes (Pandolfi et al. 2005 ; Pandolfi 2007).

Les moyens techniques et le cadre institutionnel de l’expertise néolibérale

En effet, un certain cosmopolitisme théorique et pratique sous-tend et soutient la gouvernementalité biopolitique néolibérale. La possibilité d’instaurer le marché comme mécanisme d’organisation sociale universelle présuppose que tout individu, à moins d’être un débile biologique, puisse, grâce aux bonnes politiques sociales scientifiquement dosées, devenir un acteur économique concurrentiel, ou, autrement dit, que la matière première de la vie nue recèle l’éclosion potentielle d’un homo oeconomicus. Cette présupposition biopolitique théorique repose cependant sur des conditions techniques propres à l’époque historique actuelle. On pourrait prétendre que le progrès technique des sciences sociales et humaines, depuis l’innovation de la statistique des XVIIe et XVIIIe siècles (Foucault 2004a) a permis une perfection de la biopolitique, mais c’est moins la validité « objective » de ces sciences que leur validité « universelle » qui en fait un savoir pouvoir. En d’autres mots, c’est moins le fait qu’une technique (par exemple, l’ajustement structurel d’il y a quelques années) soit réellement efficace que le fait qu’elle soit universellement reconnue comme valable (par les économistes et les institutions internationales) qui importe. L’émergence d’un tel consensus technoscientifique, du moins en dehors des sciences naturelles (et probablement même là), ne découle donc pas de l’efficacité objective d’un régime de véridiction, mais de sa diffusion uniforme et rapide. Il s’agit d’un phénomène purement technique de communication. En effet, de nos jours et pour la première fois, la généralisation à l’échelle planétaire de la mobilité physique, de la communication électronique instantanée (téléphones cellulaires, Internet, chaînes de diffusion des nouvelles en continu, etc.) et de l’anglais comme lingua franca n’ont certes pas créé une culture mondialisée homogène, mais constituent les conditions de possibilité d’une couche sociale cosmopolite porteuse (producteurs, propagateurs, et exécuteurs) du discours néolibéral.

Telle que je l’ai décrite de manière idéaltypique ici, la gouvernementalité néolibérale serait omniprésente et inhérente aux structures sociales et techniques de notre contemporanéité. C’est effectivement le cas, surtout si nous nous rappelons, avec Foucault (2004a), que les techniques de pouvoir ne se remplacent pas, mais se superposent. Le pouvoir néolibéral décrit sous sa forme idéaltypique s’exerce en réalité conjointement avec et parallèlement à des techniques légales, disciplinaires, sécuritaires et libérales associées à l’État souverain et à des institutions extra-, inter- et super-étatiques (par exemple le marché, les organisations et le droit internationaux). Le néolibéralisme jouit cependant d’une forme institutionnelle qui lui est typique et largement propre, à savoir l’organisation non gouvernementale (ONG). Les ONG ont certes des finalités et des modes d’action multiples et jouissent d’une histoire institutionnelle longue, remontant notamment aux organismes caritatifs du XIXe siècle (Duffield 2007), mais on peut toutefois en construire une représentation idéaltypique afin de dégager leur rôle de plus en plus central dans le nouvel ordre néolibéral. L’ONG se définit négativement : elle n’est pas étatique et, du fait qu’elle est sans but lucratif, elle n’est pas économique non plus, mais malgré son étiquette, elle n’est pas non gouvernementale, dans le sens foucaldien de l’adjectif. Au contraire, l’ONG représente un nouveau lieu du pouvoir, doté de sa propre rationalité politique.

Animée par des experts cosmopolites historiquement et sociologiquement nouveaux, l’ONG revendique une forme de légitimité qui la distingue des autorités antérieures. Nous avons vu, avec Weber, que les modes de légitimation idéaltypiques varient selon que leur forme est personnelle ou impersonnelle, ou encore quotidienne ou extraordinaire. De plus, on peut associer aux trois modes de légitimation wébériens classiques certaines formes abstraites de rationalité selon la typologie wébérienne quadripartite qui distingue entre les rationalités instrumentale (Zweckrationalität), de valeur absolue (Wertrationalität), affective et coutumière (ou habituelle). Ainsi, la légitimité traditionnelle, personnelle et quotidienne, fait surtout appel aux rationalités affective et coutumière ; la légitimité charismatique, personnelle et extraordinaire, aux rationalités affective et de valeur absolue ; et la légitimité légale-rationnelle, impersonnelle et quotidienne, aux rationalités instrumentale et habituelle. Reste donc à savoir quel type de légitimité faisant appel à quels types de rationalité caractérise, de façon idéaltypique du moins, l’autorité des institutions néolibérales, et en particulier les ONG.

La domination thérapeutique

Pour répondre à cette question, on peut se rappeler les objectifs prétendus des politiques néolibérales, c’est-à-dire des valeurs qui justifient l’intervention autoritaire. Le néolibéralisme cherche à rendre efficace le marché comme mécanisme de génération et de distribution équitable des richesses matérielles en amenant des individus et des collectivités à se perfectionner et à se responsabiliser comme acteurs économiques entreprenants. La revendication d’autorité d’un acteur social qui propose ou impose une commande, ou une politique, néolibérale ne dépend aucunement de sa personne ; celle-ci n’incorpore pas de valeur à titre exemplaire (charismatique) ou d’héritier (traditionnel). Le pouvoir néolibéral promeut après tout un mécanisme parfaitement impersonnel, le marché. Cependant, à l’encontre de l’autorité légale-rationnelle, l’autorité exercée lors d’une relation de commande néolibérale n’est pas quotidienne ou routine, mais extraordinaire ; elle vise à briser une pratique sociale existante. Que son intention soit réparatrice ou innovatrice, une politique néolibérale vise la transformation d’un ordre afin de réaliser la promesse future du marché parfait.

Impersonnelle et extraordinaire, l’autorité néolibérale pourrait représenter un croisement hybride des dominations légitimes légale-rationnelle et charismatique, ou bien la quatrième forme logiquement implicite dans la typologie wébérienne. Weber lui-même reconnaît une forme transitionnelle qui est la routinisation et l’institutionnalisation du charisme et préconise également le renouvellement charismatique périodique des ordres bureaucratiques. Cependant, sous l’ordre néolibéral, l’impersonnel et l’extraordinaire se retrouvent moins en situation de contradiction ou de tension qu’en situation de renforcement mutuel. Le contexte (conçu ou construit comme) extraordinaire qui justifie l’intervention néolibérale autorise également l’application d’une norme impersonnelle. Qui plus est, le caractère impersonnel de l’intervention rend plus crédible la revendication de légitimité, parce que la politique néolibérale prétend agir uniquement dans l’intérêt du sujet objectivé. Par analogie avec l’intervention médicale, on peut en effet qualifier cette quatrième forme de « domination légitime thérapeutique ». Tout comme le médecin applique, dans les circonstances extraordinaires de maladie ou d’accident, un protocole de traitement dont la validité (scientifique) découle de son caractère impersonnel (ou universel), afin de restaurer ou d’améliorer la santé du patient, l’intervenant néolibéral agit, exceptionnellement quant à lui, jusqu’à une réinsertion dans le marché, à titre d’expert doté d’un savoir « objectivement » valable afin d’accroître le bien-être des acteurs économiques ciblés.

J’ai ailleurs assimilé cette quatrième forme de légitimité thérapeutique à celle de la science en général, la démarche impersonnelle de la méthode formelle étant indissociable de la révolution permanente des connaissances substantives (McFalls 2007). La force du néolibéralisme repose effectivement sur sa prétention à la scientificité, et sa mise en oeuvre, nous l’avons vu, dépend d’une couche porteuse d’experts scientifiques. Ce lien entre le pouvoir politique et la science ne date cependant pas d’hier. L’émergence de l’État souverain dépendait d’expertises fiscales, juridiques et militaires, alors que l’État administratif disciplinaire est impensable sans l’apport de la biologie, de l’économie politique, des statistiques, etc. Le savoir pouvoir néolibéral introduit toutefois une rupture dans le rapport entre le pouvoir politique institutionnalisé, notamment l’État, d’une part, et les scientifiques, d’autre part, rupture dont les causes sont plutôt sociologiques qu’inhérentes à la rationalité scientifique. Jusqu’à récemment, le développement des sciences, surtout des sciences sociales, renforçait, et profitait de la bureaucratisation et la centralisation du pouvoir dans des structures étatiques. Cette relation a été inversée – c’est du moins l’hypothèse que je propose – non pas par l’éclatement du savoir scientifique, ni sous la force de la critique scientifique et idéologique de l’État par le discours néolibéral, mais plutôt par la disponibilité de certains moyens techniques de communication et de structures organisationnelles. Dans le passé, l’intérêt matériel et idéel des scientifiques coïncidait en effet avec ceux d’une bureaucratie étatique centralisée. Aujourd’hui, les scientifiques disposent d’une mobilité sociale, institutionnelle et géographique qui leur permet de, et les encourage à participer à une diffusion et une défusion du pouvoir, à une démultiplication des lieux du pouvoir.

Comme je l’ai déjà indiqué, l’ONG est le nouveau lieu de pouvoir idéaltypique de notre époque, une institution flexible et amiboïde, où des membres de la large couche d’experts scientifiques peuvent exercer leur autorité thérapeutique de manière ponctuelle ou permanente, opportuniste ou convaincue, passant souvent d’une implication au sein d’une ONG vers d’autres dans les domaines gouvernemental, universitaire ou privé/lucratif et vice-versa. À la différence d’une agence étatique soumise à l’autorité légale-rationnelle et à ses rationalités instrumentales et habituelles, l’ONG pratique une autorité thérapeutique, qui, de par son caractère à la fois impersonnel et extraordinaire, suit deux rationalités à la fois complémentaires et contradictoires, soit la rationalité instrumentale et la rationalité des fins ultimes. La première est procédurale, ordinaire, impersonnelle, formelle et « objective », la rationalité étant inhérente à l’adéquation des moyens pour l’atteinte d’une fin donnée, alors que la deuxième est plutôt arbitraire, aléatoire, substantive et subjective : il s’agit de choix de valeurs échappant à toute hiérarchisation indépendante. La rationalité instrumentale dépend de celle des fins ultimes pour fixer ses buts et la rationalité des fins ultimes compte sur la rationalité instrumentale pour se réaliser, mais les deux moments de rationalité, parfaitement incommensurables, doivent rester distincts.

La violence iatrogène du nouvel ordre politique

Suivant Agamben (1997), on peut penser cette faille entre les deux rationalités comme une zone d’indifférence, ou un état d’exception dans lequel la biopolitique foisonne et où la violence politique contemporaine s’exerce. Plus simplement, on peut aussi diviser la légitimité thérapeutique de la biopolitique néolibérale en ces deux moments rationnels et ainsi dégager, enfin, la structure formelle de la violence qui lui est propre. Tout comme le médecin intervient d’abord au nom d’une fin ultime (la santé, la vie) et ensuite par l’application d’un protocole de traitement, l’intervenant néolibéral, disons une ONG, identifie une valeur à favoriser et ensuite applique un programme scientifiquement fondé. De prime abord, cette séquence semble logique, voire incontournable pour toute action politique. Or, elle est précisément l’inverse de ce qui se produit dans des gouvernementalités statocentristes, où la multiplication des programmes d’intervention auprès des populations découle dans un premier temps de la rationalité instrumentale de l’autorité légale-rationnelle qui doit constamment rechercher à accroître ses moyens de contrôle. Weber (1919) était le premier à reconnaître cette (ir)rationalité instrumentale de l’hypertrophie bureaucratique qui ne diffère en rien de l’(il)logique de l’accumulation du capital comme une fin en soi. Ce dérapage irrationnel de la rationalité instrumentale suscite ensuite la réaction de la rationalité de valeur des acteurs qui, par la lutte politique (devenu charismatique), cherchent à s’emparer des moyens politiques avant de tomber victimes à leur tour de l’instrumentalisme de l’appareil. Même si la domination légale-rationnelle et son instrumentalisme finissent par l’emporter sur les résistances charismatiques des valeurs politiques ultimes, un espace de résistance, de violence et de changement politique demeure possible.

Par contre, la domination – et c’est ici le malin génie de la gouvernementalité néolibérale – rend la violence de la résistance autodestructrice et futile parce qu’elle réussit à court-circuiter le rôle de la rationalité des valeurs dans la relation politique. Cette mise en échec se voit le plus facilement encore une fois par analogie avec la médecine. La valeur qui motive l’intervention (médicale) n’est jamais inhérente à l’intervenant, mais à sa cible, même si le diagnostic se fait de l’extérieur à travers une objectivation totale de la population ou de l’individu ciblé. Une fois identifié comme tel, le malade veut a priori être soigné tout comme le chômeur, le délinquant, le drogué, le pauvre, le vieux, le réfugié, le jeune enfant, etc., veut voir ses chances de vie dans un ordre donné s’améliorer. L’intervention qui s’ensuit n’est que l’application du moyen objectivement ou scientifiquement le plus adéquat pour parvenir à ce but objectivement fixé. Le malade qui refuse un traitement ou le chômeur qui rejette une offre de formation nuit peut-être à lui même, mais surtout donne raison à l’intervenant et à la validité de son protocole de traitement. On peut bien sûr préférer, selon ses propres valeurs ultimes, vivre en maladie ou à faible revenu, mais la résistance qu’on affiche ainsi ne fait que renforcer son vis-à-vis. La violence de cette résistance, que j’appelle iatrogène par analogie à des maladies que le traitement médical provoque ou aggrave, se dirige toujours contre son instigateur.

De fait, la violence iatrogène est la contrepartie logique à la domination thérapeutique. Soumis au regard objectivant de l’intervenant sur son corps, le sujet biopolitique ne peut se réapproprier son corps qu’en lui infligeant sa propre violence physique, devenant de nouveau et encore plus un objet d’intervention biopolitique. S’il y a changement dans l’ordre de domination thérapeutique néolibérale à cause de la violence iatrogène, il ne représente certes pas une victoire, même infime, des valeurs sous-tendant la résistance. Au contraire, le changement découle de la logique inhérente aux intérêts de la couche porteuse et à leur structure institutionnelle. Le changement normatif suit l’intérêt scientifique de définir de nouvelles pathologies, dont les différentes formes de violence iatrogène, et de nouveaux moyens pour les combattre, toujours dans l’« intérêt » des sujets objectivés de ces nouvelles interventions. Encore une fois, l’ONG s’avère la structure institutionnelle idéale pour la mise en oeuvre d’une série sans fin de biopolitiques. Contrairement aux instances administratives étatiques, l’ONG n’est pas soumise à la priorité de la rationalité instrumentale de l’État, ou de l’entreprise capitaliste, qui poursuit son autoperpétuation et son agrandissement, ni à l’identification par son personnel de son propre intérêt matériel avec celui de l’institution bureaucratique. Les ONG peuvent suivre le vent normatif du jour, s’adaptant aux nouvelles valeurs identifiées par la gouvernementalité néolibérale avec un personnel en rotation constante des milieux scientifiques, médiatiques, étatiques et d’affaires. Elles sont effectivement plus « flexibles » que les administrations étatiques, et plus arbitraires dans leur capacité d’introduire et d’imposer des normes changeantes selon les besoins des marchés.

De la violence idéaltypique aux réalités des terrains

Cette description idéaltypique de la violence exercée par des ONG prétendument bienveillantes et de la résistance futile qu’elle suscite se veut, bien entendu, provocatrice. Dans un monde où la survie est devenue l’enjeu principal de la politique (Abélès 2006), les sauveurs de vie, de feue Mère Térésa aux médecins sans frontières, sont des héros dont les bonnes intentions, sinon l’ensemble des gestes, demeurent généralement au-dessus de toute critique. Il serait d’ailleurs entièrement répréhensible de prétendre que le monde serait moins malheureux si on mettait fin aux programmes d’aide humanitaire. Toutefois, le but d’une construction conceptuelle sous forme idéaltypique, il faut le rappeler, n’est pas de rendre compte de la réalité, mais d’en dégager la spécificité de manière unilatérale et exagérée selon une logique pure (Weber 1904). L’idéaltype ne cherche pas à reproduire la réalité dans sa complexité, sa nuance et son ambivalence ; il vise plutôt à jeter la lumière sur un ou des aspects de la réalité qui échappent à la logique des autres constructions conceptuelles.

Dans le cas actuel de l’idéaltype de la domination thérapeutique et de sa concomitante violence iatrogène, il s’agit d’un effort pour comprendre des effets inattendus et pervers des interventions humanitaires observées par des collègues anthropologues. Ainsi, par exemple, Vinh-Kim Nguyen (2005a, 2005b) a-t-il constaté que des sidéens – soumis au vaste appareil de traitement antirétroviral impliquant des ONG, des agences gouvernementales et des compagnies pharmaceutiques sous l’égide du programme américain PEPFAR[2] – cherchent, dans un geste de violence iatrogène évident, à se réapproprier leurs corps non seulement en refusant le traitement mais en pratiquant une promiscuité infectieuse volontaire. Les recherches de terrain dans les Balkans postcommunistes de Mariella Pandolfi (2002, 2006, 2007) fournissent de nombreux exemples moins directement médicaux de la domination thérapeutique et de la violence iatrogène. Le cas du Kosovo est peut-être le plus parlant : après les hésitations et les échecs de l’intervention humanitaire en Bosnie au milieu des années 1990, la communauté internationale s’est massivement installée au Kosovo aux lendemains des bombardements de l’OTAN en 1999. Une pléthore d’organismes inter- et non-gouvernementaux s’est chargée d’instaurer une société civile multiculturelle, démocratique, libérale et de marché selon des règles de l’art universelles et éprouvées. Une décennie plus tard, force est de constater que ce territoire demeure sous une tutelle thérapeutique, les acteurs et agences prolongeant et redéfinissant leurs missions de bienfaisance dans une autoperpétuation qui s’alimente de l’« autopathologisation », si l’on peut dire, de la société locale en même temps qu’il la nourrit.

Un exemple suffit pour illustrer la logique de la domination thérapeutique et de la violence iatrogène à l’oeuvre au Kosovo. Au moment de la déclaration unilatérale d’indépendance du Kosovo le 17 février 2008, des Kosovars de la minorité serbe se sont livrés à des actes de violence, ce qui aurait constitué, indépendamment de toute considération de leur efficacité éventuelle, des gestes de résistance tout à fait compréhensibles, quoique répréhensibles, si leurs cibles avaient été des individus ou des institutions représentatives de la nouvelle autorité légitime revendiquée par la majorité albanophone. Or, les cibles des attentats serbes étaient justement des bureaux des organismes d’intervention internationaux, notamment ceux de l’ONU et de l’Union européenne. Les Kosovars serbes ne se sont pas trompés de cible : d’un seul coup, ils ont identifié les détenteurs effectifs de la domination légitime, en l’occurrence de type thérapeutique, et par le fait même ont renforcé cette autorité et ses raisons justificatrices. Après tout, la violence serbe, provoquée par l’emprise de la communauté internationale sur l’ancienne province serbe, n’a fait que donner raison aux intervenants internationaux dont l’action originelle se justifiait par la violence ethnicisée des Serbes. La violence iatrogène serbe finit par court-circuiter ainsi toute résistance à la domination thérapeutique de la communauté internationale.

Conclusion

Écrivant au milieu des années 1990, avant que l’intervention internationale dans les Balkans ne s’éternise en ordre thérapeutique, le philosophe italien Giorgio Agamben a bien anticipé l’émergence d’une nouvelle rationalité politique :

[…] il ne faut pas considérer ce qui est en train de se produire dans l’ex-Yugoslavie et, plus généralement, les processus de dissolution des organismes étatiques traditionnels en Europe orientale comme la réapparition d’un état naturel de lutte de tous contre tous, annonçant la constitution de nouveaux pactes sociaux et de nouvelles localisations nationales et étatiques, mais plutôt comme l’émergence de l’état d’exception en tant que structure permanente de dé-localisation et dis-location juridico-politique. Il ne s’agit pas d’une régression de l’organisation politique vers des formes surannées, mais d’événements prémonitoires annonçant, comme autant de messagers sanglants, le nouveau nomos de la terre qui, si le principe sur lequel il se fonde n’est pas remis en cause, est destiné à s’étendre sur toute la planète.

Agamben 1997 : 47

Dans cet essai, j’ai voulu dégager la spécificité de ce « nouveau nomos de la terre ». Les génocides réels, menacés et imaginés en ex-Yougoslavie ont rappelé la pire biopolitique raciste de l’Europe de la première moitié du XXe siècle. Mais ils ont également suscité des interventions humanitaires d’une radicalité biopolitique équivalente. Qu’il s’agisse de l’exterminer dans des camps de morts ou de la protéger dans des camps de réfugiés, la gestion de la vie nue s’annonce comme la rationalité politique propre à notre époque. La logique intrinsèque de cette rationalité (bio)politique se révèle sous une forme presque pure, ou idéaltypique, sur les sites d’intervention humanitaire contemporains, mais elle traverse l’ensemble des discours, des techniques et des pratiques de la soi-disant « gouvernance » néolibérale actuelle.

En somme, si nous vivons effectivement à l’ère de la gouvernementalité néolibérale, celle-ci repose sur un mode de légitimation thérapeutique qui, de par sa structure rationnelle, suscite une violence iatrogène. Les conditions de possibilité historiques et sociologiques d’un tel ordre de domination légitime sont : premièrement, l’émergence d’une couche d’experts scientifiques dont les intérêts ne coïncident plus avec ceux de l’administration étatique ou de l’entreprise capitaliste ; deuxièmement, le développement des moyens techniques de communication permettant l’extrême mobilité des experts ainsi que la diffusion et l’homogénéisation de leurs discours ; et troisièmement, la multiplication des lieux plus ou moins éphémères du politique, dont notamment l’ONG. Le génie ou le danger (ne portons pas de jugement de valeur!) de cette gouvernementalité néolibérale consiste dans ses capacités, tout d’abord, de réduire l’État administratif à ses fonctions répressives de maintien de l’ordre social existant ; ensuite, de faire porter la domination de manière plus ou moins consciente et volontaire par une couche (anciennement et peut-être encore? potentiellement critique) d’experts non seulement prétendument neutres, mais altruistes ; puis, de « démocratiser » la « gouvernance » en faisant participer la population administrée à son propre gouvernement (dans le sens foucaldien) à travers des programmes, prétendument dans son intérêt, dévolus au sein d’une « société civile » active et organisée grâce notamment aux sages conseils experts des ONG ; et enfin et surtout, de transformer toute résistance possible en violence autodestructrice. En fin de compte, la logique intrinsèque de la domination thérapeutique a introduit une nouvelle qualité passionnelle à la politique contemporaine. D’une part, la place occupée par la rationalité substantive dans cette logique induit une surenchère, ou plutôt un nivellement vers le bas, d’appels à la valeur absolue de la protection de la vie, non de la vie bonne, mais de la vie tout court. D’autre part, cet humanitarisme ambiant s’accompagne de – ou plutôt provoque – la violence futile de la tentative des corps gérés à se réapproprier une vie bonne. Ainsi découvre-t-on à notre époque une intimité insoupçonnée entre l’anankè, la pure bienveillance maternelle, et le thanatos, la pulsion aveugle de la mort.