Corps de l’article

En dix chapitres complémentaires, augmentés d’une introduction et d’une « réflexion » conclusive très stimulante, Anthropology Put to Work rend compte du 136e symposium de la Wenner-Gren Foundation, qui s’est tenu à New York en 2005. Il s’agissait à cette occasion de mettre en perspective non seulement un ensemble de pratiques du travail des anthropologues, mais également leur légitimité, tant au regard des sociétés dans lesquelles ils opèrent que vis-à-vis de leurs confrères. Partant de cette double problématique, les contributions réunies dans cet ouvrage se veulent avant tout une défense du métier et de ses formes d’engagements spécifiques au regard de la discipline académique et ce, par le biais d’une discussion de leurs pratiques du point de vue de leur validité épistémologique et de leurs qualités éthiques.

Ce questionnement renvoie au débat récurrent qui oppose les formes appliquées et académiques de l’anthropologie. Ici, le principe même d’une distinction entre ces deux paradigmes est largement critiqué. Comme le défend l’introduction de Field et Fox, d’importants changements historiques dans l’organisation de cette frontière la rendent aujourd’hui caduque. Une anthropologie qui n’intègrerait pas ses effets sur les différents univers sociaux qu’elle traverse est-elle seulement tenable? Pour l’engagement féministe de Linda Basch ou encore l’anthropologie activiste défendue ici par Charles Hale, la réponse est clairement négative. En deçà de ces propositions plus radicales, le propos général de l’ouvrage vise à dépasser l’expression célèbre de James Fernandez, « Anthropology is a vocation, not a job » (p. 202) en acceptant, comme y répond Andrew Walsh, de reconnaître que l’anthropologue, par définition, est engagé pour faire un métier, ce qui implique qu’il prend au sérieux les attentes explicites et implicites de ses interlocuteurs.

Pour ce faire, l’anthropologue sous contrat développe des protocoles ethnographiques et théoriques originaux, susceptibles d’alimenter le régime normal de la science. En témoignent, notamment, différents déplacements dans la manière de construire le terrain et de le rendre intelligible. Les travaux défendus ici privilégient une démarche collaborative (Dorretti), aboutissant parfois dans des processus de cothéorisation impliquant informateurs et/ou commanditaires des études (Rappaport). D’une manière générale, les protocoles mis en place sont économes en termes de collecte des données nécessaires à la production d’un savoir utile et légitime (Toussaint). Le rôle du praticien se trouve ainsi questionné dans différents contextes limites, ce que Dorretti & Burrell appellent des « gray spaces », souvent extérieurs aux intérêts universitaires. Néanmoins, pour les étudiants et jeunes diplômés, les enjeux sont importants, notamment à l’égard des formes d’engagements personnels et des réalités nouvelles (Sundar) auxquelles ils sont confrontés ; telle que la recherche de subventions, qui demande des compétences administratives rarement enseignées (Block). Ce livre a été pensé pour eux.

Extrêmement stimulant, Anthropology Put to Work éprouve ses limites dans le choix de privilégier un argumentaire éthique et épistémologique. À l’exception de certains passages plus méthodologiques (chez Frank ou Woodson), le lecteur se trouve quelque peu démuni face aux réalités pratiques de l’anthropologie sous contrat. Comme le souligne Douglas Foley en conclusion, malgré des propositions d’approches plus dialogiques, les travaux présentés renvoient finalement assez souvent à des protocoles d’enquêtes de facture classique.

On peut également questionner la représentativité des auteurs. La plupart d’entre eux opèrent dans des contextes étasuniens, malgré quelques contributions qui, de l’Australie (Toussaint) à la Colombie (Rappaport) ou à l’Inde (Sundar), illustrent des formes de structurations professionnelles différentes. Plus important encore, à deux exceptions près, les contributions rapportées ici sont celles d’universitaires, et laissent dans l’ombre les travaux d’anthropologues – très nombreux – opérant en marge des sphères académiques. L’absence de consensus dans les termes utilisés pour nommer les différentes formes de métiers est, nous croyons, significatif du travail qu’il reste à accomplir dans cette direction. En témoignent notamment les résultats des différents travaux discutés, centrés sur la production de savoirs et la contribution à des formes de bien-être social, économique et identitaire. Le fait que les notions d’engagement et de « bénéfice collectif » priment ici en l’absence d’anthropologues opérant, par exemple, en contexte industriel ou en salariat au sein d’entreprises, fait s’interroger sur l’extension de la notion d’éthique telle qu’elle est défendue, de manière implicite le plus souvent, dans cet ouvrage. D’autres formes de pratiques, utiles et bénéfiques (pour qui? comment?), ne serait-elles pas concevables? Faisons le pari qu’en engageant la réflexion dans cette direction, l’anthropologie comme métier pourra renouveler sa façon de penser son développement, éthique et théorique, en relation avec les sphères académiques, civiques et économiques. À défaut de prendre à bras le corps ce questionnement, Anthropology Put to Work illustre au moins l’intérêt et la légitimité de ces enjeux, une problématique que l’on aimerait voir plus souvent débattue avec cette profondeur au sein de nos universités francophones.