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L’anthropologie du médicament (Van der Geest, Whyte et Hardon 1996) prend acte du fait que les indications du médicament, qu’élabore la recherche biologique, ne recouvrent pas exactement l’usage qu’en fait le malade, qui attend un remède à ses maux. Raynaud et Coudert (1987) opèrent un retour à l’étymologie qui nous rappelle en effet ceci : le terme de remède renvoie au point de vue de l’utilisateur et prend le sens de thérapeutique venant réduire l’écart entre un état vécu comme pathologique et l’état de santé relatif aux normes de la culture[1]. Ainsi, l’usage des spécialités industrielles introduites dans des systèmes médicaux non occidentaux est réinterprété à la lumière des représentations locales des maux pour lesquels elles sont prescrites (Van der Geest et Whyte 1988). Rançon de la reconnaissance d’une efficacité, certes définie selon d’autres critères que ceux pour lesquels ils ont été mis sur le marché (Etkin 1988), ces produits sont également commercialisés dans des réseaux parallèles (Fassin 1985). Selon le philosophe des sciences Dagognet (1964), la pharmacopée forme système : l’introduction de tout nouveau médicament est susceptible de remanier les catégories thérapeutiques. Il en est de même de la nosographie. De plus, une nouvelle thérapeutique peut amener à redéfinir certaines entités pathologiques, tandis que l’identification ou l’apparition d’une nouvelle maladie fait reconsidérer les indications de médicaments existants et en élaborer de nouveaux. Ainsi, pathocénose et pharmacocénose constituent des systèmes en interrelation.

Comme toute population rurale de Côte-d’Ivoire, les Gouro[2], auprès desquels cette étude a été menée, disposent, en matière de thérapeutique, des recours fournis par leurs propres médecines traditionnelles et par celles de leurs voisins, mais aussi par des étrangers nomades proposant des remèdes à base de plantes : « les passants ». Aux remèdes se mêlent désormais des spécialités industrielles. Cette offre est complétée par les boutiquiers et les vendeurs du circuit parallèle, auxquels se sont joints récemment les commerçants « chinois ». La médecine officielle des cabinets privés et des hôpitaux reste largement inaccessible aux ruraux qui ne peuvent acheter les médicaments vendus en pharmacie ni même parfois les traitements génériques des dispensaires de soins de santé primaire. Les « médicaments des passants » prennent le relais. Dans ce système de soins de santé, les populations se trouvent au contact de plusieurs ensembles en interaction et intègrent les nouveaux recours en fonction de leurs critères propres, en modifiant éventuellement leurs catégories noso-logiques. Sur les vingt dernières années, période qui vit l’émergence de la pandémie de sida, nous avons pu étudier les remaniements opérés par l’introduction tant de remèdes exogènes « des passants », que de médicaments génériques, sur la symptomatologie et la sémiologie de maladies spécifiquement féminines, pour bonne part des infections gynécologiques sexuellement transmises. Elles se rattachent à des ensembles nosologiques flous dans lesquels nous ne pouvons noter de solution de continuité entre les entités banales, prosaïques au sens d’Olivier de Sardan (1994, 1999), et leurs aggravations létales qui interviennent à la suite de transgressions susceptibles de porter atteinte aux instances invisibles de la personne. Ces propriétés de la pathocénose permettent l’intégration, mais dans le déni, de la nouvelle maladie dont parlent les campagnes d’information, le sida, sans remède à ce jour dans ce contexte, et son rabattement sur une entité ancienne susceptible de s’aggraver sous l’effet d’influences malignes.

Ensemble pathocénose-pharmacocénose dans les premières années de l’enquête

Il y a une vingtaine d’années, lors de notre arrivée en pays gouro (Haxaire 1987), une demande explicite des femmes portait sur la prise en charge de maladies liées aux troubles de la fonction reproductrice et de façon plus large, aux rôles et statuts féminins. Il faut préciser ici que, du fait de l’accord passé entre les habitants du village et nous-même sur l’échange respectif de remèdes, nous ne payons pas pour les recettes médicinales qui nous sont confiées (sinon la boisson et éventuellement le poulet nécessaire lors du sacrifice aux ancêtres). En échange, nous traitons gracieusement les villageois avec les médicaments essentiels dont nous maîtrisons l’usage (étant pharmacienne) et accompagnons auprès des personnels de santé les malades dont les pathologies dépassent nos compétences. Cet arrangement, instauré en 1982, a pu perdurer après l’installation des centres de santé primaire avec l’autorisation des médecins chefs du secteur de santé rurale[3]. Certaines maladies nous étaient alors présentées comme résultant de la transgression d’interdits de rapports sexuels en période d’aménorrhées. Plus tard cet ensemble fut complété par les maladies conséquences d’adultères. Ces interdits relèvent des lois de la terre, entendues comme les lois des ancêtres. Ils visent à maintenir l’ordre social. Les sanctions, ici la gravité des maladies, sont à la mesure des bouleversements induits. La « graine » de palme (appelée si), fruit de l’arbre médiateur entre Dieu et ses créatures (Haxaire 1994), tue brutalement et sans recours possible la nouvelle accouchée coupable d’avoir mis au monde un enfant adultérin sur la terre des ancêtres du lignage du mari, ce qui bouleverse les alliances et, dans cette société segmentaire, laisse le champ libre aux guerres. Les désordres de moindres conséquences, comme l’adultère non fécond ou les comportements contraires aux statuts assignés par les contraintes de la fonction de reproduction, relèvent tout autant des sanctions de la terre mais de façon moins aiguë, ce qui laisse le temps de réparer l’outrage. Les maladies révèlent la faute. Selon la conception gouro de la personne, le double de l’homme, qui réplique le corps dans le monde invisible, est lui-même issu du souffle des ancêtres qui l’accompagnent et le protègent, ce sont ses dieux tutélaires (zou). Tout manquement à l’égard des ancêtres, toute transgression, « découvre » le double et le laisse à la merci des maladies et du malheur. Il s’agit, par la consultation de devins, de déterminer l’offense commise et la réparation convenable.

Djekwaso-founin (ictère-anémie), l’entité pathologique la plus grave, se manifeste par un affaiblissement général d’issue fatale. On parle de vertiges, d’une impotence fonctionnelle qui serait due à une faiblesse des articulations, parfois de troubles évoquant soit le paludisme soit l’hépatite. Le diagnostic en est cependant posé a posteriori, lorsque, à la suite d’une consultation de devin, la malade a dû avouer avoir eu des rapports sexuels en période d’aménorrhées. La mort de femmes ménopausées fut ainsi expliquée, mais aussi celle de femmes en pleine jouvence. Cependant, pour la même étiologie, nombre de jeunes femmes se contentèrent de mentionner des douleurs au bas ventre et de la stérilité de bon-gi-bobo : bobo-dans-le-ventre. Nous nous trouvons ici devant une logique des humeurs bien analysées par Héritier (1996) où sang et sperme sont donnés comme « chauds » et où la conjonction d’humeurs de qualités semblables est nocive. Une femme dans un état considéré comme « chaud » s’embrase littéralement au contact du sperme. En effet, les descriptions de ces maladies ou les commentaires, apparus aux détours des recettes, explicitent les mécanismes à l’origine des troubles pour les Gouro. Une femme dans la plénitude de sa féminité (de son humidité) voit sa force entretenue par les rapports sexuels, car, en dehors de toute fécondation, le sperme uni au sang des règles se répand le long des vaisseaux et alimente le corps. Lorsque la femme est en aménorrhée, le sperme se trouve seul. Il reste non résorbé sous forme de boule alors que la femme, encore fraîche, est en mesure d’en neutraliser le pouvoir. S’il diffuse sa puissance dans un organisme déjà asséché et chaud, il provoque une consomption fatale. Nous comprenons alors le décès des femmes ménopausées, mais il fut question également de celui de jeunes femmes en aménorrhées de lactation, en pleine jouvence. Pour la même étiologie cependant, nombre de ces jeunes femmes se contentèrent des douleurs au bas ventre et de la stérilité due à la boule de sperme non résorbée, provoquant la maladie bon-gi-bobo : « bobo ou boule-dans le ventre ». L’ « ictère-anémie » peut survenir comme aggravation de « la boule “bobo” dans le ventre » lorsque, ayant perdu la protection de ses dieux tutélaires qui sont ses ancêtres, une femme se trouve en danger, soit dans un état « chaud ». Or, indépendamment des transgressions majeures, nul ne peut garantir que tous les sacrifices, tous les rites requis par ses ancêtres ont été accomplis et que leur protection lui est acquise. Les symptômes tels que douleurs à la plante des pieds, faiblesse des articulations, vertiges et chutes correspondent aux « maladies de la terre », car les ancêtres « attrapent » nécessairement les trans-gresseurs par les membres inférieurs puisque, marchant sur la terre, ils ne peuvent éviter de se laisser percer à jour.

L’analyse des descriptions données par les guérisseurs (Haxaire 1999) montre que l’étiologie (les rapports sexuels en période d’aménorrhées) et l’issue (la mort pour l’ictère-anémie et la stérilité pour bobo-dans-le-ventre) sont pratiquement toujours mentionnées. Les symptômes quant à eux se déploient de façon plus ou moins détaillée autour des manifestations de la « boule » dans le ventre pour bobo-dans-le-ventre et de la possession par la terre pour l’ictère-anémie. De façon moins constante, on insiste sur l’amaigrissement et les altérations des vaisseaux, signes d’une diminution des liquides corporels que les traitements corrigent : ils favorisent la transpiration, redonnent de la force (liée à l’abondance du sang). Cette analyse se voit confirmée (Haxaire 1999) quand on décompose les remèdes de ces différentes maladies en recherchant les usages habituels des parties de plantes utilisées dans la pharmacopée gouro. En effet, les remèdes de bobo-dans-le-ventre sont en majorité des préparations visant à éliminer ce « bobo » par des purges, des lavements ; ils peuvent être utilisés pour d’autres maladies dues à des « saletés » dans le ventre. Mais ceux-ci ne suffisent pas pour l’ictère-anémie ; il est essentiel dans ce cas de protéger le double de la personne au moyen des plantes « noircissantes » également utilisées dans ce but lors de rituels. Les remèdes préventifs, quant à eux, sont composés de plantes utilisées par ailleurs comme emménagogues ou dans les remèdes « pour faire grossir les nouveau-nés ». Ils comportent les plantes appartenant à l’ensemble de celles « qui-donnent-de-la-force-aux-hommes » ou « aux-femmes », c’est-à-dire qui donnent de la puissance sexuelle aux hommes et la fécondité aux femmes en augmentant la force, donc l’abondance, de leur sang. Le même mode d’action rend les nouveau-nés bien potelés. Ainsi, les remèdes n’agissent pas simplement sur les symptômes, mais tentent de corriger l’altération dont ces symptômes sont le signe, ce qui permet d’expliquer leurs contextes d’apparition. Pathocénose et pharmacocénose se comprennent à la lumière de cette sémiologie. Les douleurs au bas ventre peuvent être le symptôme de bobo-dans-le-ventre, mais aussi d’autres entités pathologiques, précisément réunies autour de ce trouble, qu’une malade peut voir traiter au cours de son itinéraire thérapeutique si elle n’a pas fait état de l’étiologie spécifique.

De leur côté, les malades auront tendance à présenter non pas l’ensemble des troubles qu’ils ressentent mais les symptômes qui, de leur point de vue, font sens. Lors de consultations médicales, les symptômes sont présentés selon le code qui évoque immédiatement l’une ou l’autre entité pour qui sait entendre. En aucun cas le nom de la maladie n’est donné. D’autres symptômes, qui seraient plus pertinents pour les médecins, sont passés sous silence. Ainsi, c’est clairement l’ictère-anémie qu’une malade avait en tête lorsqu’elle associait aux vertiges des démangeaisons à la plante des pieds (signe d’une « maladie de la terre ») et faisait état de sa crainte que la maladie ne se soit répandue dans son corps. Le guérisseur lui avait fait avouer la reprise des rapports sexuels avant son retour de couche, mais le médecin recherchait d’autres troubles, en l’occurrence une dysenterie. L’interprète comprenant à demi-mot une autre patiente évoquant bobo-dans-le-ventre (« elle me fait mal au ventre, au début, c’était ici, enflé comme une boule »), fait expliciter pour le médecin : « Comme alors je n’avais pas mes règles, je pensais que j’étais enceinte… ». Il est courant qu’une aménorrhée de un ou deux mois fasse penser à une grossesse qu’il est bon de « nourrir » en poursuivant les relations avec son mari. Mais la grossesse n’évolue pas et les règles reviennent, laissant place à la maladie. Avec le recul, nous comprenons l’angoisse de cette jeune femme venue en consultation pour une aménorrhée de lactation, qui présentait ainsi ses troubles : « mes bras, mes jambes, j’ai mal partout. Après [la naissance de] mon enfant, […], je n’ai plus mes règles et j’ai mal au ventre ». Question du médecin : « Comment cela fait mal? », Réponse : « Mon ventre fait mal d’une douleur sourde et continue et j’ai mal à la tête et je ne peux plus marcher ». Le médecin comprenant, sur une information de l’interprète, le motif (absurde pour lui) de la demande, conseilla à la patiente de revenir si les troubles persistaient après le sevrage. Or, cette jeune femme avait une relation adultérine et la douleur sourde du bas-ventre, pensée bobo-dans-le-ventre, avait toutes les chances de s’aggraver en ictère-anémie. L’enquête sur plusieurs années montre à l’évidence que des troubles menstruels bénins étaient alors vécus comme prémisses de l’aménorrhée redoutée. Du fait de cette préoccupation, toute douleur pelvienne était présentée comme relevant d’une dysménorrhée. Jamais les écoulements vaginaux et les brûlures mictionnelles ne faisaient l’objet de demande de consultation.

Les guérisseurs regroupent les entités pathologiques présentées par les femmes dans des ensembles lâches (« familles » : gonon). L’ictère-anémie qui altère le corps entier, est classé dans la famille des « maladie dans le corps » dont les manifestations évoquent les maladies de sorcellerie sans préjuger d’une telle étiologie. Les troubles de bobo-dans-le-ventre l’apparentent aux autres « maladies qui font mal au ventre » comme les « douleurs au bas ventre au moment des règles » (gbani). La famille « maladies de femme » ne comprend que les troubles du post-partum. Les maladies de l’appareil génital féminin qui ne se traduisent pas par des douleurs entrent quant à elles dans la famille des « maladies-dans-le-ventre ». Il s’agit des problèmes d’avortement, d’accouchement difficile, de l’affection décrite comme une mort in utero (nin-wole, « oeuf d’enfant »), ainsi que de la mort brutale survenant après l’accouchement d’un enfant adultérin dès que la coupable consomme la « graine » de palme (si). Parmi les maladies faisant mal au ventre, seules flolo, aussi nommée sopici (chaude-pisse), et la maladie-du-taro[4] (kowuo) appartiennent également, pour les guérisseurs, aux maladies-cachées-sous-le-pagne, à possible transmission vénérienne, au même titre que la syphilis (welai). Cela n’est pas exclusif d’autres étiologies comme diverses souillures de lieux protégés. Pour les guérisseurs, une même maladie relève, selon le stade de son évolution, de l’une ou l’autre famille. Dans les « maladies qui font mal au ventre » nous retrouvons un certain nombre d’entités touchant la région abdominale qui, à l’hôpital, reçoivent la plupart du temps le diagnostic d’infections parasitaires. Les traitements gouro visent à évacuer la maladie et, à ce titre, peuvent se trouver employés dans toute maladie nécessitant ce mode d’action.

Dans les années 1980, de nombreuses plaintes venaient du fait que les règles n’étaient pas normales (moins abondantes, plus noires, douloureuses), ce qui est le signe d’une maladie dont une grossesse marque la guérison. La stérilité que ces troubles présagent menace l’existence sociale de la femme. A minima, les douleurs au bas-ventre au moment des règles peuvent être la sanction de comportements peu dociles envers la belle-famille. Le palmier, médiateur du dieu créateur, comble l’utérus de la coupable d’une substance figée analogue à son huile. Au pire, si ces troubles annoncent l’arrêt des règles, poursuivre les rapports sexuels fait, par dérive, risquer l’entité pathologique mortelle. Ainsi, les maladies qui altèrent spécifique-ment l’appareil reproducteur féminin révèlent tout manquement aux rôles que la société entend faire jouer aux épouses.

Changement social : remèdes des « passants » et maladies correspondantes

Les décès attribués à l’ictère-anémie sont aujourd’hui rares, mais les douleurs au ventre rapportées à bobo-dans-le-ventre ou à « l’oeuf d’enfant » persistent malgré l’emploi de remèdes qui éliminent la boule de sperme ou élèvent le niveau de liquides corporels, voire déclenchent des règles. Ces remèdes sont, bien entendu, utilisés à titre préventif, mais leur efficacité semble parfois prise en défaut. Les jeunes mères de nourrissons y auraient également recours si elles ne craignaient de mettre en danger la vie de leur enfant par les diarrhées qu’entraîne l’altération du lait au contact du sperme. En effet, cet interdit de la terre balisant la fonction parentale pèse de plus en plus dans les conditions de vie actuelles (Haxaire 1998). Relevant de l’ordre ancien, ces interdits perdent de leur efficace à mesure que ceux qui en étaient les garants, les aînés, voient leur pouvoir s’affaiblir.

Autrefois, dans cette société lignagère, l’autonomie économique puis sociale s’acquérait progressivement, le jeune ne devenant « responsable » de sa propre famille qu’une fois ses talents d’agriculteur confirmés. C’est alors seulement que son épouse et lui-même constituaient un foyer, cependant toujours inclus dans l’unité lignagère. Jusqu’alors, le jeune travaillait dans les champs de son père qui payait les éventuelles amendes et compensations matrimoniales. Son épouse aidait la belle-mère dans les tâches domestiques et agricoles, dormant dans la petite maison de son époux mais vivant dans la cour des parents de ce dernier. Dès la naissance d’un enfant, elle quittait son mari pour rejoindre la chambre de sa belle-mère, dans la grande maison du chef de lignage, pour ne revenir qu’une fois l’enfant dûment sevré.

L’introduction des cultures de rente (café, cacao, remplacés avec la sécheresse par le coton) et la réorganisation des associations d’entraide agricole subséquentes (Meillassoux 1964) ont autorisé l’indépendance économique des jeunes qui peuvent cultiver ces plantations, aidés de leur groupe de travail. Le revenu obtenu leur permet de réunir la compensation matrimoniale indépendamment de leur père. La nouvelle unité économique peut dépendre du revenu que la femme tire en propre de la vente des légumes, le temps que les plantations du mari produisent ou si ces dernières sont détruites. Il n’est plus concevable alors qu’elle se mette sous la coupe des femmes du lignage de son mari. Rejoignant rapidement son époux après l’accouchement, elle brave les lois de la terre, mais s’affranchit plus difficilement de la logique des humeurs au moyen de laquelle ces lois se traduisent au niveau corporel. Les préservatifs viennent en partie résoudre leur problème (Haxaire 1998).

Cette libéralisation des contraintes sexuelles à l’intérieur des couples légitimes semble aller de pair avec un plus grand laxisme des moeurs. Dans le même temps, on constate le recours de plus en plus fréquent à des guérisseurs étrangers, non normatifs, traitant les symptômes et non l’étiologie sociale, ce qui en retour modifie le paysage nosologique. Les guérisseuses baoulé voisines ou les marchands ambulants ont introduit une nouvelle entité, nommée boboduman, que certaines femmes donnent pour la traduction de bobo-dans-le-ventre. Elle diffère cependant par le fait que la boule serait ici constituée de l’amalgame (non assimilable en quelque sorte) des spermes de partenaires multiples. La maladie est toujours la sanction d’un comportement que la morale réprouve, mais il n’est plus fait mention des symptômes « des maladies de la terre ». La boule de boboduman tournerait dans le ventre, donnant, tout comme « l’oeuf d’enfant », la sensation d’être enceinte, mais cette boule de sperme provoque l’ouverture de l’utérus : une grossesse est impossible. Les règles de couleur noire et la douleur confirment qu’il s’agit bien d’une maladie qu’il faut éliminer du ventre. Selon une autre interprétation, l’utérus déplacé ne peut retenir le sperme qui s’écoule du vagin. Nous voyons mentionner ici des écoulements génitaux que les femmes ne prennent pas en considération lorsqu’ils surviennent sans être accompagnés de douleur au bas-ventre.

Malgré l’abondance des purgatifs gouro, les femmes préfèrent s’adresser aux étrangers : baoulé, dioula et ghanéens sur le marché, ou nomades nigériennes. Elles décrivent la douleur et surtout se plaignent de stérilité et achètent pour quelques centaines de francs CFA des poudres ou des pâtes de composition secrète. Nul ne viendra ébruiter au village le fait que les lois de la terre gouro ont été transgressées. Ces interdits n’ont d’ailleurs pas de sens dans le monde akan (groupe auquel appartiennent les Baoulé) ou dioula (ethnie du Nord qui détient une bonne part des petits commerces), où les aménorrhées ne chassent pas les femmes de la couche de leur mari. Le remède est souvent donné en lavement.

La douleur, mais surtout la couleur noire des règles, font penser à une autre des entités pathologiques traitées par les marchands ambulants, la « maladie-du-taro-dans-le-ventre ». On l’assimile désormais à ce que ces marchands nomment « koko », traduit en français local par « hémorroïdes », qui touche les femmes comme les hommes, et qui est connue comme telle dans la sous-région (pour le Burkina-Faso, voir Alfieri [1999]). Selon nos interlocuteurs, avant de s’extérioriser sous forme d’excroissance au niveau génito-anal, la maladie occupe l’utérus et agresse le foetus jusqu’à le détruire, provoquant un avortement. Elle doit s’évacuer avant toute grossesse. Le taro-dans-le-ventre n’est pas nécessairement douloureux, le malade est simplement constipé, signe que le ventre est asséché, ce que les menstrues sombres confirment chez les femmes. Mais une diminution de liquides corporels se traduit par de la faiblesse puis un amaigrissement ; la maladie « boit le sang ». Or, tous ces symptômes se retrouvent dans les maladies de sorcellerie qui peuvent former l’horizon diagnostique redouté de cette forme de maladie du taro. Les perturbations intestinales s’accompagnent de gargouillis, mais ce n’est qu’assez récemment que la diarrhée est, paradoxalement, devenue constitutive du tableau symptomatique, certes lâche, de cette maladie. Le diagnostic de taro-dans-le-ventre nous a souvent été donné pour des malades sur lesquels pesait la suspicion de sida. Cette entité, de pronostic moins sévère que la « méchante maladie », peut être prise en charge par le malade et sa famille qui ont recours aux remèdes traditionnels spécifiques ; son aggravation sera attribuée aux attaques de sorcellerie. L’entourage respecte ce déni, quoiqu’il pense et dise en privé.

Sous l’influence des « passants », nous voyons certaines entités, correspondant à des douleurs pelviennes, perdre leur étiologie sociale au profit d’un modèle plus prosaïque, tandis qu’un processus inverse affecte la maladie-du-taro, dont le profil se modifie pour recouvrir certaines caractéristiques de la « méchante maladie », prémisse des « maladies de sorcellerie » qui la dénient.

Efficacité des spécialités industrielles sur les « maladies cachées » : recours au circuit informel

Nous n’avons pas trouvé mention d’une possible transmission vénérienne des entités féminines précédentes, bien que boboduma soit contractée dans un contexte de relations multiples. Les brûlures mictionnelles ne sont pas retenues comme symptômes chez les femmes, tandis que les écoulements sont assimilés au sperme ou aux saletés échappés de l’utérus ouvert. Seuls les hommes retiennent ces signes comme pathognomoniques de « la chaude pisse ». Pour eux, cette maladie récurrente peut certes avoir été « prise sur une femme », mais sera plus fréquemment mise en relation avec de longs trajets à vélo, les travaux agricoles au soleil, ou encore avec une souillure de la terre en s’asseyant ou en urinant sur les termitières ; elle se calme ou resurgit au gré des périodes lunaires. Les recettes traditionnelles gouro visent à éliminer la maladie du ventre puis à renforcer le sang, donc la puissance masculine. Mais les spécialités industrielles ont la réputation d’être plus rapides et plus efficaces. Les consultations au dispensaire ou à l’hôpital se soldant par l’achat de médicaments relativement coûteux, les villageois, à la suite des citadins, se sont habitués à recourir aux médicaments du circuit parallèle, toujours vendus par les « passants » : les gélules dites « jaune-rouge », « têtes [ou] bouts rouges » ou encore « tout passe » ou « tout paille » par déformation linguistique, vendues 100 F CFA l’unité. Selon Zadi (1991), les gélules « jaune rouge » contiennent divers antibiotiques, souvent de la Tétracycline. Ces produits illicites dont la provenance n’est pas officiellement connue se trouvent chez les marchandes de petits objets du marché hebdomadaire, chez les vendeurs ambulants circulant à bicyclette, voire avec les personnes âgées faisant commerce de savon ou d’eau-de-vie artisanale, koutoukou. Pour les écoulements urétraux explicitement diagnostiqués « chaude pisse » ou encore pour le taro-dans-le-ventre, trois, voire une (au lieu de dix à la capitale), gélules « toutpaille » bues avec l’eau-de-vie abattraient radicalement le mal… à moins qu’une lune mauvaise ne le relève. Si l’achat de ces médicaments se fait à l’insu des partenaires, les femmes n’en ignorent pas les indications. L’une d’elles, qui se savait contaminée par son mari, a soigné son nouveau-né présentant une hématurie avec « toutpasse », car elle pensait lui avoir transmis son mal diagnostiqué « chaude pisse ». Il n’y survécut pas. La reconnaissance du caractère sexuellement transmis de l’affection implique l’usage des spécialités industrielles.

À cette offre de soins s’ajoutent depuis quelques années les médicaments présentés comme « chinois », qui, à côté de quelques extraits de plantes asiatiques, sont essentiellement des spécialités allant de divers anti-inflammatoires aux antibiotiques retirés des marchés occidentaux comme le Chloramphénicol. Des vendeurs gouro, formés par les « Chinois », munis de tensiomètres présentés comme détecteurs universels de maladies, installent régulièrement leur stand sur la place du village. La « prise de tension » se conclut par une « ordonnance » (de 1000 à 15 000 F CFA) qu’il est possible de se procurer sur place ou dans les guérites spécialisées de la ville. Les vendeurs non seulement parlent la langue, mais surtout, étant de la même ethnie, en possèdent les codes sémiologiques. L’un d’eux peut à juste titre réfuter le diagnostic de boboduman proposé à une femme un peu forte se plaignant de douleurs au bas ventre au profit de celui, implicite, de « douleurs au moment des règles » (gbani), arguant du fait qu’elle « a beaucoup de graisses dans le corps », et proposer un médicament la lui faisant éliminer par les urines, interprétation parfaitement cohérente avec les représentations de la patiente.

Dispensaire de soins de santé primaire et médicaments génériques

Un dispensaire de soins de santé primaire, dépendant du district de Bouaflé, a été ouvert dès 1994 pour l’unité territoriale du village de l’étude. L’infirmier y délivre certains médicaments génériques. Les rapports fournis au cours des six années suivant sa création mentionnent peu les pathologies qui nous intéressent (de 23 à 33 diagnostics d’« écoulement génital », de 0 à 2 « ulcérations génitales » et « végétations vénériennes », 1 sida).

La fréquentation du dispensaire par la population gouro du village se stabilise autour de 110 (±10) consultations par an depuis 1999. Si nous analysons les motifs de consultation enregistrés, il devient frappant que nombre de symptômes présentés par les femmes gouro renvoient aux entités pathologiques décrites précédemment. Ainsi une jeune femme de 18 ans se plaignant de « maux de ventre sur aménorrhées de 4 mois et de lombalgie » a été traitée par des injections d’antispasmodique parce que diagnostiquée « complications de grossesse ». L’infirmier qui dans ce cas semble avoir fait un examen vaginal note : « pas de leucorrhée au doigt ». Sait-il que les femmes gouro mettent un point d’honneur à pratiquer une soigneuse toilette intime avant tout examen? Se taisent-elles à l’interrogatoire ou l’infirmier n’insiste-t-il pas pour rechercher ces signes, lorsque les symptômes mentionnés brouillent par trop la sémiologie biomédicale? Les femmes qui venaient se plaindre de « maux de ventre sur aménorrhées de 3 mois entraînant souvent des selles liquides et des bruits hydroaeroiques [sic] »  et qui se voient traitées par un antiparasitaire avaient, elles, manifestement à l’esprit la maladie du taro-dans-le-ventre. Les « diarrhées chroniques », « rapides, depuis 12 mois », de cette femme décédée depuis, persuadée quant à elle que son zona (lili) avait gagné le ventre, n’ont pas suscité d’autres diagnostics. Aucun sida n’a été signalé sur les 5 ans. Une « aménorrhée de trois mois, [avec une] sensation de corps étranger dans le ventre, pas de signe de grossesse » fut diagnostiquée « parasitose intestinale », et traitée comme telle. Or, dans la maladie de « l’oeuf d’enfant », la sensation de « battements » due à l’infection est interprétée comme « pulsations » du foetus. Lorsque la malade rattache ses douleurs à gbani, elle insiste sur les irrégularités du cycle, ce qui induit, sans plus d’investigations, le diagnostic « troubles cycliques, dysménorrhées » et la prescription hormonale correspondante.

Il nous apparaît ici que l’infirmier, dont la compétence par ailleurs n’est pas mise en doute, adopte le protocole thérapeutique qu’appellent les symptômes décrits par les consultantes, sans les remettre en cause. Ne communiquant avec ses malades qu’à travers les langues véhiculaires mal maîtrisées par ces dernières, l’infirmier se trouve limité dans ses demandes d’explications. La décence interdit au garçon de salle d’interpréter, et à l’infirmier de multiplier les examens gynécologiques. La maternité attend toujours sa sage-femme qui serait sans doute plus à l’aise. Néanmoins, retrouver les entités gouro derrière les motifs de consultations devrait être possible à un soignant informé du code sémiologique de la culture de ses patients. Il pourrait alors être alerté sur la forte probabilité que certains des symptômes présentés sont le signe d’entités qui, de son point de vue, sont des infections gynécologiques à traiter, et mener les examens qui s’imposent. À leur décharge, les employés peuvent trouver que cette recherche est vaine, dans la mesure où ils savent que leurs malades ne disposeront pas des liquidités nécessaires à l’achat de traitements efficaces (pas moins de 15 000 F CFA par personne à la pharmacie). Pour réunir une telle somme sans l’aide de citadins, il faudrait que la décision de traiter survienne au moment de l’année où il est possible de sacrifier la totalité de la vente des arachides de l’épouse, une bonne partie des revenus du coton, un ou plusieurs des petits animaux domestiques.

Kits MST et évolution de la demande entre 1997 et 2002

Nous avons appris en 1997 que des kits MST (contre les maladies sexuellement transmises) avaient été mis au point par le Programme National de Lutte contre le sida, les MST et la tuberculose ; et nous avons acheté[5] les formules correspondant aux traitements des écoulements vaginaux ou urétraux adaptés aux structures qui ne disposent pas de laboratoire. Ces traitements étaient délivrés en échange d’informations sur les itinéraires thérapeutiques antérieurs des consultants et d’entretiens sur la connaissance qu’ont les femmes du sida. Nous exigions la présence de l’ensemble des partenaires lors de l’administration des médicaments et nous complétions, en gouro, leurs connaissances sur la prévention du sida et des MST. Durant cinq séjours au village (de 1997 à 2002), nous avons accueilli les demandes d’une centaine de personnes (entre une trentaine et une vingtaine par an). Le dispensaire n’a pas été doté de ces kits avant 2002.

Le recours effectif aux structures médicales officielles évolue peu au cours de ces années, bien que la biomédecine soit de plus en plus perçue comme pertinente en ce domaine. Les hommes se rendent au dispensaire à l’insu de leurs partenaires. Faute de médicaments abordables, la communauté féminine attend la venue prévisible de l’ethnologue pour un traitement gratuit et « normal » (c’est-à-dire efficace).

Cependant, les motifs de consultation, les symptômes décrits et les diagnostics rapportés évoluent. Il est de plus en plus rare de présenter les rapports sexuels en période d’aménorrhées comme étiologie. Parfois il est question de « boule » d’origine non précisée et plus souvent encore de « quelque chose qui bouge dans le bas ventre comme un enfant », mais sans lien avec bobo-dans-le-ventre. Les symptômes pouvant évoquer les maladies de la terre, encore retrouvés en 1997, sont ensuite interprétés différemment. Les troubles des règles ne servent plus systématiquement d’introduction, bien que nombre de traitements aient été donnés pour « les douleurs au moment des règles », ou parfois pour « l’oeuf d’enfant » au cours de l’itinéraire thérapeutique.

Nous observons une tendance croissante à présenter comme symptômes des douleurs au bas ventre ou aux reins, accompagnées ou non de brûlures mictionnelles. Les écoulements vaginaux sont de plus en plus reconnus comme maladies. Cet élément est intégré dans la sémiologie des affections traitées par les kits MST. Les pertes blanches, spontanément mentionnées, renvoient également souvent au diagnostic de boboduman, et cela d’autant plus que les sécrétions ont une odeur, mais le diagnostic va de soi lorsque les symptômes douleurs et stérilité sont présentés ensemble.

La stérilité est en effet le symptôme qui incite le plus volontiers les femmes à s’engager dans une recherche thérapeutique, et la venue d’une grossesse est la mesure de l’efficacité des traitements que nous leur proposons, tout comme elle l’était des remèdes traditionnels. Ainsi les femmes se plaignant d’avortements répétés, correspondant parfois aux « plaies à l’utérus » (boli-lolou), sont venues en pensant que les kits MST levaient les troubles de la fécondité puisque certaines de nos patientes s’étaient retrouvées enceintes.

Les brûlures mictionnelles, parfois atroces et récurrentes durant plusieurs années, étaient souvent banalisées par les pairs ou les guérisseurs. Désormais, les occurrences où la femme les présente comme « maladies » sont les seules pathologies associées sans ambiguïté à une transmission sexuelle et diagnostiquées « chaude pisse ». Certaines femmes traitées mettent les récidives sur le compte des relations non protégées que leur époux est présumé avoir eues pendant la période de réclusion sexuelle qu’elles subissent lors de l’allaitement.

Si nous voyons se succéder, au long de l’itinéraire thérapeutique d’une même femme, les remèdes de bobo-dans-le-ventre et de boboduman (et parfois de gbanni) selon les guérisseurs consultés, nous constatons de plus en plus l’alternance de ceux de boboduman et de la maladie du taro, soit des deux entités pathologiques reconnues par les « passants ». On craint la forme interne taro-dans-le-ventre qui se révèle par ses manifestations intestinales. Les hommes associent désormais les écoulements urétraux, les brûlures mictionnelles et la douleur au bas ventre aux vertiges et à l’amaigrissement, c’est-à-dire les symptômes rattachés au diagnostic de « chaude pisse » à ceux du taro-dans-le-ventre ou parfois, du fait des vertiges, à l’hépatite-paludisme (djekwadjo). Les femmes, attentives aux pertes blanches, aux douleurs du bas-ventre, font état de ballonnements intestinaux, de « ventre qui émet du bruit » et y associent le fait de ne pas « pouvoir grossir ». Lorsque l’on sait que, selon les Gouro, le ventre gonfle dans les maladies de sorcellerie, on comprend l’inquiétude des femmes. Nous savons quant à nous que derrière ces diagnostics (taro-dans-le-ventre, djekwadjo ou sorcellerie) se profile l’ombre de « la méchante maladie », qui donne une connotation dramatique à ces symptômes, alors même que nos interlocutrices ne l’évoquent pas explicitement, la dénient ou peut-être n’en sont pas conscientes.

Au fil du temps, nous constatons que les symptômes tendent à changer d’interprétation, voire à simplement être reconnus comme pathologiques en tant que tels. Les douleurs pelviennes, de boule dans le ventre, en viennent à être décrites comme « plaies dans le ventre » qui, associées à des écoulements, pourront être diagnostiquées sopici, donc attribuées au comportement irresponsable des partenaires. Devant la recrudescence de la sorcellerie qui, comme chacun sait, se nourrit des racontars, certaines femmes nous disent explicitement qu’elles « cherchent plutôt des médicaments auprès d’étrangers qu’à obtenir un diagnostic de leur mal en le décrivant aux personnes qui les entourent ».

En 2002, une seule récidive fut attribuée aux relations sexuelles en période d’aménorrhées, tandis qu’une autre femme, soignée sans succès pour la maladie du taro, espère que notre traitement lui permettra enfin « de grossir ». Ces patientes se situent aux deux pôles du système que constitue la pathocénose à ce moment précis.

Sur les cinq ans de l’étude, nous avons donc pu observer comment l’introduction de nouvelles thérapeutiques, tout comme la prise de conscience de pathologies émergentes étaient susceptibles de modifier la perception qu’avait une partie de la communauté féminine des maladies qui lui étaient spécifiques. Cette évolution s’est faite très rapidement lorsque des traitements efficaces ont pu être mis à disposition. La question semble moins ici le fait de leur gratuité (leur coût – moins de 10 000 F CFA pour trois partenaires – serait acceptable), que de la justesse des indications, du choix et des conditions d’administration des médicaments, garanties en effet de leur efficacité, ce que nos interlocuteurs qualifient à leur façon de traitement « normal ».

Conclusion

Le suivi, sur une vingtaine d’années, de la prise en charge des maladies touchant à la fonction reproductive des femmes en pays gouro nous montre que pathocénose et pharmacocénose forment un système en constante évolution, remanié tant par l’émergence de nouvelles entités pathologiques que par l’introduction de thérapeutiques exogènes, qui entraînent une redéfinition de la nosologie. Ces remaniements se produisent dans le contexte de bouleversements économiques et sociaux qui modifient quant à eux les contraintes sociales pesant sur les rôles de la femme dans cette société, tandis que le contexte économique du pays tout entier les place à la croisée d’une pluralité de recours thérapeutiques. Si l’introduction des remèdes « des passants » induit à décrocher de l’étiologie sociale les troubles désormais diagnostiqués boboduman et koko, c’est bien sûr parce que l’affaiblissement des anciens, incapables de faire respecter ces lois des ancêtres, autorise cette introduction. Les remèdes, moins spécifiquement liés à la communauté, se trouvent alors en concurrence avec les thérapeutiques proposées, et évalués à l’aune de leur efficacité empirique du point de vue des utilisateurs.

Par ailleurs, l’émergence d’une morbidité diffuse due à l’épidémie de sida fait soupçonner l’influence insidieuse des sorciers, étiologie sociale en extension dans un monde moins contrôlé. Déniant l’éventualité de la maladie sans nom et sans remède, que le seul qualificatif de « méchante » suffit à désigner, mais redoutant de se penser la proie de sorciers, nos interlocuteurs n’ignorent pas les signes qui présagent le plus souvent de l’issue fatale, et accordent désormais une importance particulière à des entités comme djekwadjo et la maladie du taro (koko), quitte à en modifier la symptomatologie. Ici l’absence de thérapeutique a conduit à réaménager le système nosologique en laissant en creux les traces de la nouvelle entité.

L’introduction de traitements antirétroviraux, s’ils doivent un jour remédier à cet état de fait, devra tenir compte des contraintes dues au réaménagement du système décrit, lequel comporte l’ensemble des acteurs, c’est-à-dire non seulement la population concernée, mais aussi les thérapeutes des circuits officiels et informels. Nous avons montré dans cette étude que les femmes gouro intègrent les indications d’une nouvelle thérapeutique dès lors qu’elle leur apparaît efficace selon leurs critères, et recomposent la nosologie en conséquence. Le thérapeute dans le système biomédical se trouve alors devant au moins deux exigences qui tiennent à la double valence, de médicament et de remède, des produits qu’il prescrit. Le médicament, en tant que substance naturelle, tient son efficacité de son utilisation pour des indications et dans des conditions précises, selon une posologie définie, ce que l’anthropologue ne doit pas oublier, car ses interlocuteurs ne l’ignorent pas, eux qui parlent d’usage « normal » du système de santé. La première condition exige donc le professionnalisme de personnels attentifs à comprendre le point de vue de malades qui doivent trouver remède à leurs maux. L’alliance thérapeutique prônée en Occident pour une médecine centrée sur le patient est tout aussi nécessaire ici lorsque le thérapeute formé à la biomédecine se confronte au savoir préalable de patients[6] dont il croit connaître la culture parce qu’il en partage la nationalité, alors que, tout comme ses confrères des pays du Nord, il n’entend pas la signification de leurs plaintes. Poser le bon diagnostic nécessite d’abord de savoir décrypter les signes présentés. Mais pour s’atteler à cette tâche, le soignant lui-même a besoin de savoir qu’il a la possibilité de prescrire ensuite un traitement efficace, adapté aux ressources de ses patients, et s’assurer de son suivi, sinon la tentation est grande de s’en tenir au manifeste, sans plus d’investigation. En d’autres termes, il était nécessaire ici de pouvoir disposer des kits pour chercher à traiter les MST, mais poser correctement le diagnostic là où ces traitements sont les plus utiles (soit quand on ne peut recourir aux analyses complémentaires) demande dans bien des cas d’être informé du code sémiologique de ses interlocuteurs. Pour le personnel soignant également, au niveau opératoire, pathocénose et pharmacocénose forment système. Face au risque que les réalités du terrain ne conduisent ce personnel à renoncer, à se décourager, voire à adapter sa pratique de façon non contrôlée, il serait utile de l’aider à penser sa place dans un système de soins de santé aux multiples composantes en interaction qu’il ne peut espérer infléchir que s’il en prend explicitement connaissance.

Les commanditaires des « passants », qui ne s’encombrent d’aucune orthodoxie médicale, obéissent à l’impératif commercial de partir des préoccupations de la clientèle. Leurs vendeurs font la démarche d’aller vers les malades, de communiquer dans leur langue, de s’adapter à leurs disponibilités et à leurs codes. Le marketing social l’a bien compris qui applique ces techniques à la prévention du sida en Côte-d’Ivoire. Au niveau de l’ensemble du système de santé, freiner le développement des circuits parallèles de commercialisation des médicaments, qui répond à un besoin de la population, demande certes dans un premier temps de mettre à sa disposition des médicaments génériques en installant des dispensaires de soins de santé primaire dans les villages. Mais s’en tenir à ce seul constat économique néglige de prendre en compte le savoir-faire de ces acteurs. Cette étude d’anthropologie du médicament, tout en analysant les ressorts de ce savoir-faire, a pu montrer que son incidence n’est pas négligeable en termes de santé publique. Lorsque leurs objectifs visent le médicament, ces commerces intègrent dans leurs stratégies de vente le fait que tout acte thérapeutique comporte une dimension humaine et ne peut faire abstraction du sens que prend le produit dans la culture du client. La santé publique serait avisée de s’en inspirer en formant le personnel de soins de santé primaire à l’écoute des patients. En cette matière comme dans d’autres, les analyses anthropologiques ne peuvent que lui fournir matière à réflexion.