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Made Mantle Hood – fils de Mantle Hood, un des grands noms de l’ethnomusicologie américaine – apporte avec cet ouvrage une contribution non dénuée d’intérêt et d’originalité au champ déjà généreusement pourvu des études balinaises.

Fruit d’une thèse de doctorat à l’Université de Cologne, Triguna : A Hindu-Balinese Philosophy for Gamelan Gong Gede Music se focalise sur un type de gamelan (orchestre de percussions typique de l’Indonésie) ancien dont le répertoire est encore aujourd’hui abondamment joué lors des très nombreuses cérémonies ponctuant le calendrier religieux hindo-balinais. S’inspirant d’un traité de théorie musicale autochtone du XIXe siècle, l’auteur interprète le répertoire du gamelan gong gede sous l’angle du triguna, un concept philosophique hindouiste établissant les trois composantes qui, ensemble, forment le caractère de l’individu : la bienveillance (satwam), l’émotivité (rajas) et l’ignorance (tamas).

En premier lieu, Hood plante le décor en procédant à un inventaire ethnographique des quelques dizaines d’orchestres gong gede encore actifs de nos jours, relatant notamment les légendes entourant la création et l’acquisition de ces instruments au capital symbolique important, légendes qu’il met en relation avec une perspective historique factuelle, une démarche qui est ici tout à fait la bienvenue. Le concept du triguna est ensuite discuté en profondeur, avant d’être posé en tant que fondement d’une classification des différentes pièces du répertoire, celle-ci s’appuyant sur l’exégèse de leur titre. Hood fait preuve ici d’originalité en intégrant à son investigation des éléments de philologie et de linguistique, disciplines rarement considérées dans les études musicales balinaises. L’ouvrage se conclut avec une analyse musicale exhaustive d’une large part du répertoire, dans laquelle l’auteur, s’appuyant sur une grille articulant la notion de « famille de consonances » (warga sandi), fait apparaître des modalités de hiérarchisation parmi les cinq degrés de l’échelle du gamelan. Cette méthode est prometteuse, en ce sens qu’elle pourrait constituer un point de départ pour une analyse systématique de l’esthétique mélodique balinaise.

L’ouvrage souffre toutefois d’une lacune méthodologique majeure, soit l’absence d’une démarche de validation crédible auprès des musiciens. L’auteur tente de justifier, sans vraiment convaincre, la pertinence du concept du triguna, et des interprétations qu’il en tire, pour la société balinaise contemporaine. On ne peut toutefois s’empêcher de mettre en doute son argumentation lorsqu’on remarque que la parole des musiciens villageois, pourtant abondamment rapportée dans la première partie ethnographique sur les orchestres, disparaît complètement dans la section suivante, soit au moment où Hood enfile les lorgnettes philosophiques du triguna. Subsiste donc cette impression que l’interprétation et la classification du répertoire qu’il établit ne sont que peu (ou pas du tout) pertinentes pour les communautés étudiées. En soi, cela ne poserait aucun problème si l’auteur s’était complètement assumé dans son exercice herméneutique, ce qui n’est pas le cas ici.

Dans une optique plus large, la démarche de Hood est symptomatique d’une tendance, relevée chez plusieurs spécialistes de ce terrain, à vouloir faire une lecture de la musique balinaise en termes de « culture savante », celle-ci ayant étant développée depuis des siècles par les prêtres brahmanes et autres élites lettrées. Or, dans les zones plus rurales (là où Hood a principalement enquêté), la majorité des musiciens de gamelan sont issus des couches plus humbles de la société, et malgré une accessibilité accrue de nos jours, ces dernières ne se sont que très peu approprié ce type de savoir ésotérique. D’ailleurs, Hood le démontre implicitement : lorsque arrive le moment de procéder à l’interprétation des titres de pièces, il fait appel presque exclusivement à un éminent érudit de l’Institut des arts d’Indonésie – soit le genre d’informateur tout à fait en mesure de proposer le type de glose savante recherché – tandis que la parole des musiciens du gamelan gong gede n’est nullement considérée, probablement du fait de l’absence de ce type de discours chez eux. Sur la base de quels critères doit-on, à l’image de Hood et d’autres avant lui, privilégier le discours savant par rapport au populaire ?

Malgré ces insuffisances, auxquelles nous ajouterons un travail d’édition largement déficient où l’on ne compte plus les coquilles, l’ouvrage donne à lire trois études – ethnographique, philosophique et analytique – en elles-mêmes tout à fait intéressantes et souvent novatrices. Par contre, Hood convainc moins lorsqu’il tente d’unifier ces trois approches à l’aune du triguna, trop de conclusions demeurant de nature spéculative. De par sa précision ethnographique, l’ouvrage plaira avant tout à l’habitué des terrains balinais et indonésien. Le praticien du gamelan y trouvera également son compte en raison de la compilation exhaustive de transcriptions du répertoire, incluse en annexe.