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Après la fin de l’esclavage, des propriétaires fonciers de la Guadeloupe et de la Martinique se sont tournés vers l’Inde où ils ont recruté des travailleurs engagés sous contrat pour les travaux agricoles (la culture de la canne à sucre). Le livre de Benoist et al. se penche sur la musique, la littérature et les arts visuels des descendants de ces immigrants arrivés dans les Antilles françaises durant la seconde moitié du XIXe siècle. Il est donc question ici d’indianité antillaise, et de façon plus générale du devenir identitaire de ces gens qui, grâce notamment à la magie de l’aviation, ont aujourd’hui des contacts plus soutenus avec l’Inde, même s’ils s’en sont éloignés sur le plan linguistique.

Il semblerait cependant qu’on change de langue plus facilement que de dieux. Ce livre traite ainsi beaucoup de religion, et plus spécifiquement de l’« hindouisme créole » qui fut un facteur de survie culturelle et qui se retrouve aujourd’hui dans une situation de tension paradoxale avec un hindouisme plus « brahmanique » et des pratiques artistiques associées à une vision plus « classique » de la civilisation indienne.

Si leurs ancêtres étaient généralement issus des « basses castes » de l’Inde, les Indo-antillais sont nombreux, aujourd’hui, à faire partie de l’élite intellectuelle et économique des îles. Plus riches et plus instruits, ils cherchent parfois à se distancer de certaines pratiques de leurs ancêtres. Ainsi l’intérêt esthétique et philosophique pour l’Inde classique amène parfois à rejeter « vers un passé maintenant condamné les objets liés aux cultes locaux, issus de pratiques que certains déconsidèrent. Par contrecoup, c’est ce rejet qui suscite à son tour chez certains la revendication des anciennes pratiques, au prix de certaines tensions » (p. 84-85).

Les auteurs distinguent deux courants qui sont à l’oeuvre sur les plans religieux et culturel : le courant « indianisant » voit dans le retour à l’Inde « le seul moyen de corriger les pertes et les manques des ancêtres » alors que le courant « patrimonial » voit « dans la fidélité à ce que ceux-ci ont légué la seule façon de rester authentiquement soi-même » (p. 81).

Si ces deux courants sont générateurs d’une certaine tension, la majorité des Indo-antillais n’adoptent pas des positions radicales : « en général on vit en même temps le retour de la grande Inde et la permanence des pratiques ancestrales », les individus disposant, dans le champ esthétique, de deux codes de jugement dont ils usent selon les situations (p. 87).

L’ouvrage comporte un premier chapitre qui traite de l’architecture, de la décoration et de la statuaire des temples hindous. Il y est également fait mention des statues de Gandhi, dons de l’Inde qui témoignent « de l’intérêt nouveau du gouvernement de ce pays pour la diaspora qui en est issue » (p. 32). Le deuxième chapitre traite de la musique et de la danse. Le troisième et le quatrième portent respectivement sur la littérature et sur l’art vestimentaire, puis vient un court chapitre sur l’alimentation, où il est notamment question du discours végétarien qui se développe « comme une éthique et comme une esthétique de l’alimentation porteuses d’une symbolique de la pureté et donc de la hiérarchie » (p. 60) – deux thèmes qui sont éminemment récurrents dans la littérature anthropologique portant sur l’Inde.

Le titre du chapitre 6, « Changer tout en restant soi-même », témoigne bien de l’esprit général du propos de ce livre qui est également reflété dans le sous-titre de l’ouvrage : « Héritages et innovations ». Le chapitre 7, « Conflits de valeurs et nouvelles identités : synthèses et tensions » est en quelque sorte la conclusion du livre, qui comporte une quarantaine de photos en couleurs (regroupées dans les pages suivant la conclusion) – chose indispensable pour un tel ouvrage dans la mesure où il est notamment question d’arts visuels.

On trouve également cinq annexes, dont une constituée d’extraits de la presse de La Réunion qui témoignent de certaines similitudes avec le contexte indo-antillais. Il en ressort clairement que si les aspirations à l’authenticité et les réflexions relatives à l’identité existent dans toutes les communautés (minoritaires ou non) de la planète, il y a certains thèmes et certaines formes qui sont plus caractéristiques de ce qu’on peut appeler, non sans certains risques, « l’indianité ». Le livre de Benoist et al., par le détail de ses descriptions ethnographiques et par son propos général, constitue un apport important à la réflexion sur une indianité dont les contours ou les « frontières » doivent cependant, selon moi, inclure d’autres formes et une esthétique plus étroitement associées à l’islam. À cet égard, il est intéressant de lire Callaloo Nation, un ouvrage en anglais qui traite, comme le souligne bien son sous-titre, des « métaphores de la race » et de « l’identité religieuse » des « sud-asiatiques » de l’île anglophone de Trinidad, où se trouvent plus de musulmans d’origine sud-asiatique qui y côtoient des hindous de même origine. Si Callaloo Nation traite surtout des questions identitaires dans une perspective historique et politique, on y lit également des références aux pratiques culinaires et vestimentaires. Cela m’amène à conclure qu’il serait intéressant de comparer systématiquement de tels usages et leurs connotations identitaires chez les Indo-antillais (francophones et anglophones) ainsi que chez les Indo-canadiens, par exemple. Chose certaine, l’ethnologie du goût et de l’esthétisme, et de façon plus générale l’anthropologie des sens, peuvent contribuer encore beaucoup à la réflexion théorique sur l’ethnicité.