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Introduction[1]

Il n’y a pas si longtemps, c’était encore un cliché de mentionner les fondements matérialistes du colonialisme. L’économie politique marxiste et ses différents dérivés, tout comme le libéralisme, ont pris pour acquis que ce sont les considérations matérielles qui ont motivé et conditionné l’expansion coloniale en général. Cette posture au schéma presque hégélien a produit son antithèse dans les années 1990, avec l’approche dite culturaliste selon laquelle le colonialisme se résume à l’imposition aux « autres » de nouveaux modes de connaissances, y compris de connaissance de soi, et de nouvelles façons d’être-dans-le-monde. Rétrospectivement, cette opposition théorique semble bien artificielle. Le colonialisme a toujours été un processus à la fois matériel et idéel, violent et insidieux. Les éléments matériels sont toujours analysés par le biais de catégories et de constructions culturelles, qui forment elles-mêmes moins un système fermé de « symboles et de significations » qu’un champ de signes et de pratiques volatiles aux valeurs différentes, contestés de diverses manières. Ces catégories et constructions sont constamment réévaluées en fonction des conditions du monde matériel dans lequel elles sont ancrées. Il est certain que les significations, les messages et les valeurs sont souvent concrétisés dans des objets qui incarnent alors leur puissance respective de façon plus convaincante et moins intrusive que les mots.

S’intéresser de près aux éléments matériels donne un accès privilégié aux rouages du colonialisme. Ils offrent un éclairage nouveau aux régimes de valeur qui sous-tendent les interactions, que ce soit à court, à moyen ou à long terme, entre les colonisateurs et ceux qu’ils essaient de coloniser. Mais les régimes de valeurs – plus encore, les interférences entre les différents régimes – supposent qu’il y ait médiation, traduction et communication (verbale et matérielle) entre les monnaies qui les objectivent ; ce qui, à son tour, repose sur des mécanismes de mesure d’équivalence de valeurs qui rendent négociables des ordres de signes et de pratiques en apparence incommensurables. Sans de tels mécanismes, qui ont souvent fait l’objet de conflits et de contestations, le colonialisme, tout comme le projet moderniste, n’aurait eu aucun sens, ni comme projet historique de la part des colonisateurs, ni comme réalité vécue par ceux à qui il a été imposé.

Le présent essai se penche donc sur le rôle que joue l’équivalence de valeurs dans le colonialisme et, par extension, dans la production de la société et de l’histoire. Il explore un point très spécifique avec des conséquences historiques très générales : la tentative des évangélistes coloniaux pour introduire la monnaie – pour remplacer les perles et les bovins par des billets – chez les Tswana d’Afrique du Sud. D’une manière plus générale, l’analyse se fonde sur un postulat postmarxiste qui met en exergue le rôle de l’équivalence des valeurs dans la construction moderniste de la société et de l’histoire et, surtout, dans la mise en place des empires. Car au coeur des colonialismes « modernes » se trouvaient des mécanismes d’équivalence de valeurs avec des racines culturelles différentes visant à les objectiver, à les comparer et à les négocier. L’équivalence des régimes de valeurs, ainsi que l’objectivation, la normalisation, l’abstraction et la convertibilité qui les accompagnent, figurent en bonne place dans les théories classiques de la marchandisation et de l’argent. Mais on ne s’est pas suffisamment penché sur le rôle majeur que ces éléments ont joué dans la construction de la modernité comme idéologie mondialisée, d’une part, et dans la rencontre entre l’Europe et ses « autres », d’autre part. Et on n’a pas suffisamment théorisé ni leur poétique, ni leur caractère fascinant, ni encore les différents moyens qu’ils empruntent.

Nous analysons ici sur un plan général les processus de mise en place des mécanismes d’équivalence des valeurs dans une zone de l’Afrique coloniale, en nous penchant sur les transactions matérielles que ces processus ont permis à travers les frontières sémantiques ; nous nous intéressons aux signes, aussi bien indigènes qu’importés ; à leurs implications à long terme dans la construction culturelle de la richesse ; à leurs conséquences matérielles sur toutes les parties impliquées. Nous nous posons la question de savoir pourquoi la croisade en vue de convertir les Tswana au christianisme et aux façons de faire occidentales s’est tant focalisée sur la refonte de leur monnaie d’échange : il s’agissait de les obliger à utiliser l’argent liquide, de les convaincre qu’ils font bien en achetant et en vendant des articles, de sorte à rendre monnayable leur travail en transformant leurs salaires de misérables pêcheurs en revenus nimbés de vertu. Nous retraçons comment ces manières de faire se sont heurtées aux conceptions africaines de la valeur ; comment elles ont sont venues à constituer des moyens hybrides d’échange ; comment elles ont continuellement lutté pour essayer de domestiquer cette nouvelle alchimie de la richesse tout en protégeant les moyens locaux de stockage des richesses. Nous allons montrer que, pour les évangélistes coloniaux du XIXe siècle en Afrique du Sud, « sauver les sauvages » signifiait leur apprendre à épargner et à produire en utilisant les dons de Dieu pour générer la plus grande abondance possible, ou générer pour le moins des excédents commercialisables. L’incorporation des communautés indigènes dans la sphère des nations passait avant tout par leur acceptation de l’argent – monnaie ultime de la conversion – du commerce, de la civilité, et du salut divin. Pour ce faire, les missions protestantes se sont appuyées sur l’esprit persuasif offert par le capitalisme, avec ses moyens et ses conventions, chemin utilisé dans le monde entier.

En remontant ce chemin, nous cherchons à rendre visible la main, le tour de main même, qui se cache derrière l’économie politique du colonialisme européen du XIXe siècle ; ce qui nous renvoie aux grandes lignes de notre argumentation : premièrement, dans la mesure où la construction d’empires dépendait de mécanismes d’équivalence de valeurs qui permettent de rendre épistémiquement équivalents des objets et des idées, des signes et des sens auparavant incommensurables, cela supposait des moyens – perles, pièces de monnaie, contrats ou autres – avec la capacité, simultanément, de construire, d’annihiler et de transmuer la différence ; deuxièmement, dans la mesure où ces moyens, ces monnaies de conversion, inauguraient de nouvelles voies de différentiation, de nouveaux langages de la valeur, de nouvelles formes d’inégalités, de nouveaux objets de désir ou de nouvelles possibilités d’appropriation et d’exploitation, ils ont acquis des propriétés magiques ; et ce, parce qu’en troisième lieu, ils semblaient objectiver l’histoire en cours, même faire eux-mêmes l’histoire. C’est pourquoi les billets, les perles et les bovins, comme nous allons le démontrer, sont devenus l’objet d’une lutte prolongée dans l’intérieur sud-africain ; c’est pourquoi, plus généralement, ils sont devenus des métonymies des différences de valeur sur lesquelles la rencontre coloniale elle-même se jouait.

Nous voulons donc ici insister sur deux points théoriques ; les deux sont illustrés dans l’histoire de l’Afrique du Sud, mais leur portée s’étend bien au-delà. Le premier point théorique concerne le colonialisme européen moderne : selon nous, sa logique historique ne peut s’expliquer sans un examen des processus d’équivalence et de conversion de valeurs qui ont permis de mettre en présence des mondes complètement différents sur les plans de l’imaginaire et du concret. Le second porte sur l’équivalence de valeurs elle-même et sur les moyens sur lesquels elle se fonde ; des moyens qui ont été fétichisés, non seulement du fait qu’ils fixent le travail et/ou les relations peu claires qui vont de pair avec le processus de production, ou parce qu’ils déplacent les passions inavouables des gens vers les objets ou l’inverse, mais également parce que, comme objets aux caractéristiques uniques, ils acquièrent une vie sociale en eux-mêmes. Ils doivent leur particularité en partie à leurs qualités intrinsèques, et en partie à l’action morale, matérielle et magique qu’ils accomplissent au cours de l’histoire.

Valeur et numéraire

L’économie politique chrétienne : théologie laïque et commerce sacré

Si l’économie politique moderne à ses débuts était une théologie laïque[2], la théologie non-conformiste, elle, a sanctifié le commerce. Au cours de la « seconde Réforme » de la fin du XVIIIe siècle, le protestantisme britannique s’est redéfini culturellement au contact de la révolution industrielle. En effet, les interactions entre l’église et le milieu des affaires, domaines jamais complètement séparés, ont donné lieu à un discours varié, à la fois religieux et temporel, au sujet de la valeur et de sa production[3].

Le discours de l’économie politique était particulièrement proche de l’esprit des grandes sociétés évangéliques. Si la théorie libérale en soi a rarement constitué un sujet de débat ouvert pour les missionnaires en Afrique du Sud, la majorité d’entre eux agissaient selon ses principes matériels et moraux. Les sociétés évangéliques étaient gérées comme des entreprises, avec à leur tête des hommes d’affaires qui y investissaient[4]. Les « affaires » semblent avoir servi de synecdoque de l’action humaine dans le monde[5], de même que « l’utilité » avait une connotation d’efficacité vertueuse[6]. Sur le terrain, les non conformistes s’en remettaient au pouvoir de l’argent comme moyen d’apporter le progrès et pour placer toutes choses, même la grâce de Dieu, à la portée des humains.

Les missionnaires non conformistes en Afrique du Sud ont consacré une grande partie de leurs efforts à transformer les Africains en « animaux qui échangent » (Simmel 1978 : 291), une entreprise dans laquelle l’argent a joué un rôle crucial. Ils rêvaient eux aussi d’une société civile en expansion, fondée non sur le troc primitif, mais sur des transactions entre personnes autosuffisantes, avec de l’argent. Selon cet idéal, la libération des « indigènes » de leur dépendance primitive à l’égard de l’autorité de la parenté ou de leurs chefs devait se faire par le biais de la mise en place d’un ordre supérieur, un monde d’interdépendance morale et matérielle fondé sur des moyens stables et impersonnels : lettres, chiffres, notes et pièces de monnaie.

Mais l’argent, on le sait, a une autre face : dans le monde chrétien, il est considéré comme un instrument de corruption et de traîtrise, en partie à cause du pouvoir de l’argent (et des autres moyens d’équivalence) d’assimiler les formes disparates de la valeur. L’argent pouvait dissoudre ce qui était unique, précieux et personnel, réduisant tout à des objets de convoitise. Qui plus est, la capacité de l’argent à transposer différentes formes de valeur permettait d’en tirer profit ; l’argent permettait en particulier aux riches de prospérer en utilisant leurs actifs afin de contrôler la productivité des autres. Bloch et Parry (1989 : 2 et sqq.) et Le Goff (1980) nous rappellent que cette sorte de bénéfices était un anathème pour l’Église de l’Europe médiévale, qui voyait le travail productif comme la seule source légitime de richesse et condamnait comme étant contre nature les revenus que marchands et usuriers pouvaient obtenir sans effort. Le capitalisme allait largement exploiter les qualités métaboliques de l’argent, en particulier sa capacité à rendre les choses commensurables en transformant des composantes de la vie humaine, comme la terre et le travail, en marchandises aliénables. En sanctifiant le désir en ambition vertueuse et en considérant le marché comme un lieu d’occasions providentielles, le protestantisme a encouragé ce processus. Pourtant, les scrupules médiévaux pouvaient subsister. Comme Weber (1958 : 53) l’a souligné, les chrétiens qui ont le plus justement incarné l’esprit du capitalisme ont été des ascètes. Ils ont pris peu de plaisir dans la richesse en elle-même. Pour eux, si gagner de l’argent était une fin en soi, une valeur transcendantale, c’était surtout qu’il attestait de leur activité incessante et bénéficiait par là de l’approbation divine.

Dans la mesure où l’argent gardait également sa connotation dangereuse, il n’y avait qu’une seule façon d’échapper à son caractère corruptible : s’en débarrasser. Pour être nimbé de vertu, l’argent devait circuler de manière visible. La richesse accumulée constituait « le piège du diable » (Wesley 1986 : 233). Elle avait pour conséquence l’abandon par les humains de la spiritualité au profit de la superficialité : suffisance, luxe et oisiveté. Le Grand Ordonnateur exigeait que ses serviteurs fassent fructifier leurs talents soit en recyclant l’argent dans des entreprises honnêtes, soit en le distribuant à des oeuvres de charité. La bonne circulation des richesses était à la fois créatrice et positive.

Il est clair que le fait que les missionnaires en Afrique du Sud accordent une grande importance à l’économie a eu plus de conséquences que la simple idée de survivre ou même d’amasser des richesses. L’économie incarnait l’esprit de la modernité libérale, elle s’inscrivait dans la tentative de mettre en place une économie autonome, dans laquelle le marché était la fois la fin et le moyen ; elle visait aussi à encourager, aussi, ce qu’Unsworth (1992) a justement appelé une « faim sacrée » – un désir insatiable d’enrichissement matériel et de progrès moral. Comme nous allons le voir, la tâche s’est avérée coûteuse, car le diable de l’iniquité n’a jamais été assujetti. Au milieu des années 1820, des évangélistes très radicaux en Angleterre dénonçaient déjà le fait que les qualités humaines puissent être réduites à des prix. Et dans les missions, les non conformistes ont été confrontés à cette double face de l’argent.

Autres types de valeur

Le Tswana du sud du début du XIXe siècle présentait certaines similitudes avec le monde dont provenaient les missionnaires. Là aussi, on accordait de l’importance à la production humaine comme source de valeur. Les communautés étaient vues comme des créations sociales, qui se constituaient grâce aux actions et relations incessantes entre personnes désireuses de renforcer la valeur de leurs avoirs. Dans les deux endroits, l’échange était facilité par des moyens polyvalents qui servaient à mesurer et stocker la richesse. Comme nous l’avons avancé ailleurs[7], ces similitudes sont suffisantes pour jeter le doute sur l’association définitive que l’on fait entre biens matériels et individualisme compétitif d’une part, et capitalisme industriel et modernité, d’autre part. Mais, par la même occasion, des pratiques similaires n’ont pas nécessairement une origine, un contenu ou une signification semblables. Bien que les Tswana du sud aient un sens fondamentalement humaniste de la production de richesses, leur compréhension de la valeur – et la façon dont elle s’appliquait à des personnes, des relations et des objets – était différente de celle de leurs interlocuteurs européens. Les premiers missionnaires ont d’abord cru voir chez les Africains des « petits malins », un calque de l’homme économique occidental ; mais ils se sont aperçus avec le temps que ces derniers étaient bien loin des sujets dociles qu’ils espéraient entraîner vers leurs églises. Les relations plus suivies entre des économies jusque-là distinctes ont mis en évidence de profondes différences derrière ces ressemblances superficielles. Ce qui a donné lieu à la naissance d’un champ dynamique de sujets et de signes hybrides.

Le verbe setswana go dira signifiait « fabriquer », « travailler », « faire ». Tiro, sa forme nominale, s’appliquait à un large éventail d’activités – de l’agriculture à la négociation politique, de la cuisine à la performance rituelle – qui généraient de la valeur pour les personnes, les relations et les choses. Elles produisaient également la « richesse » (khumô), un excédent utilisable (de bière, artefacts, tabac, bovins, etc.) pour multiplier la valeur. La sorcellerie (Boloi) en était l’inverse, impliquant la négation de la valeur par des tentatives de nuire à l’autre ou de contrecarrer ses efforts. Tiro lui-même ne pouvait jamais être extrait de son contexte humain et simplement échangé en tant que force de travail ; cette expérience-là allait venir plus tard au Tswana du sud. Il s’agissait plutôt d’une dimension intrinsèque des actes quotidiens de définition de soi et de construction des relations sociales.

Cette conception de la production de valeur, fondée sur une étroite interdépendance entre les humains, ne ressemblait guère à celle de l’économie libérale. Pour les Tswana, la richesse était indissociable des relations. Ce qui explique pourquoi la recherche de richesse impliquait, en premier lieu, l’établissement de liens durables entre parents et alliés, patrons et clients, souverains et sujets, humains et ancêtres ; et, en second lieu, l’extension de l’influence par le biais des échanges, généralement de bovins, qui permettaient de s’assurer des droits face aux autres et sur les autres. Mais, alors que ces droits étaient constamment contestés, les propriétés productives et reproductives d’une relation, que ce soit le mariage ou le servage, ne pouvaient être séparées des liens autour de ces droits[8]. L’objectif de l’échange social était justement de ne pas accumuler de richesses sans obligation relationnelle ; les échanges de bêtes servaient à lier les humains entre eux en un tissage complexe dans lequel densité des liens et niveau de la valeur étaient une seule et même chose.

Parce qu’ils constituaient le moyen par excellence d’établir des liens et d’accumuler du capital, les bovins représentaient la forme suprême de propriété ; ils pouvaient concentrer, stocker et accroître la valeur, et la maintenir stable dans un monde fluctuant[9]. Sans surprise, leur utilisation comme monnaie dans les sociétés humaines a été notée par les premiers théoriciens de l’économie politique[10]. Bien qu’Adam Smith les ait jugés « grossiers » et « malpratiques » en tant que moyen d’échange, il reconnaissait qu’ils incarnaient plusieurs des caractéristiques élémentaires de la monnaie : ils étaient des objets utiles, aliénables, relativement durables. En outre, bien que standardisés comme moyen d’échange, les bovins ont des caractéristiques différentes en termes de taille, de couleur, de sexe ou d’âge, et peuvent par conséquent être utilisés pour désigner différentes qualités ou dénominations. Le bétail n’est certes pas aussi fractionnable qu’une substance inanimée comme le métal, et il s’avère plus brut et moins mobile en tant qu’unité de mesure. Mais, comme on le verra, dans le Tswana du sud cette caractéristique était perçue comme un avantage par rapport aux espèces, dont les Tswana considéraient le caractère expéditif comme dangereux. Les troupeaux étaient quand même mobiles, notamment à des fins d’échange, un fait souligné par Marx (1967 : 115) ; pour celui-ci, l’autonomie apparente liée à la mobilité de la monnaie était essentielle à son rôle dans les transactions commerciales. Les Tswana influents ont su exploiter faculté de mobilité, utilisant les bovins comme dot pour les membres de leur famille ou les prêtant à des clients qui entendaient utiliser leurs ressources comme moyen de contrôle sur les gens. Ils effectuaient aussi la rotation des animaux à l’intérieur de la famille et entre les pâturages, un stratagème utilisé comme protection contre les désastres ou comme moyen de soustraire leurs avoirs au regard envieux de leurs rivaux[11].

C’est donc en tant que valeur d’échange sur pied que le bétail occupait une place centrale dans l’économie politique du Tswana du sud. Sa capacité à objectiver, à transférer et à créer des richesses lui conférait des pouvoirs presque magiques, tout comme l’argent en Occident. Il s’agit d’un exemple patent de fétichisme appliqué aux bovins : on attribuait ainsi à des objets une valeur qui leur était conférée par des humains. Par ailleurs, le cas des bovins au Tswana montre que la marchandisation n’est pas nécessairement un processus relevant du tout ou rien : elle est toujours culturellement située dans un monde qui donne un sens au travail et à la valeur. Dans le cas des Tswana, par exemple, alors que les animaux ont permis aux hommes riches de s’approprier le travail d’autrui, ils n’ont pas dépersonnalisé les relations entre les gens. Bien au contraire, ils ont mis en évidence combien ces relations étaient socialement intégrées – tout en les faisant apparaître comme partie intégrante de l’ordre naturel des choses.

Les qualités complexes du bétail comme monnaie d’échange ont joué un rôle à l’occasion des tentatives des missionnaires de transformer le sens de la valeur dans le Tswana du sud. En effet, les bêtes étaient suffisamment similaires à l’argent pour être identifiées avec lui, et en même temps suffisamment différentes signifier une différence. Les bêtes pouvaient à la fois faire de la valeur une abstraction et, à l’opposé, constituer la signification et venir conforter identité personnelle et liens sociaux[12]. Tant du fait de leur beauté individuelle que de leur association collective avec la richesse, les vaches constituaient la personnification idéale – et idéalisée – des humains. Un vocabulaire extrêmement nuancé existait en setswana pour décrire les variations de couleur, de taches, de disposition, de cornes et de statut reproducteur[13]. Dotées d’un nom et louangées, elles devenaient des créatures de distinction. Non seulement portaient-elles la marque de leur propriétaire quand elles traversaient l’espace social[14], mais encore servaient-elles d’archives vivantes du transfert des biens le long des voies de l’héritage, de l’affinité, de l’alliance et de l’autorité.

Les schémas complexes des mouvements de bétail chez les Tswana ont rendu difficile l’évaluation de la taille des troupeaux par les premiers visiteurs européens. Les comptes-rendus sur un plus long terme laissent supposer des fluctuations dans les populations animales, des cycles de diminution étant suivis de périodes de récupération[15] au moins jusqu’à la fin du XIXe siècle. Mais il y a des preuves claires de l’existence, au début du XXe, de grands troupeaux inégalement répartis. Les observateurs ont été frappés par les divergences flagrantes dans la propriété du bétail, et par l’association sans ambiguïté[16] de la richesse en vaches avec le pouvoir[17]. Ainsi, le chef était le vacher suprême (modisa) de son peuple, une métaphore qui correspondait clairement à la conception vernaculaire de la valeur et de l’économie politique. Situé au sommet du morafe (« nation »), il présidait sur un domaine délimité non par des frontières fixes, mais par une ceinture extérieure formée de points d’eau et de pâturages – en d’autres termes, un « range »[18]. Le bétail royal servait à nouer des relations au-delà d’un groupe politique, du fait qu’il était utilisé pour amadouer les autres souverains et échanger avec eux.

Il n’y avait pas que les chefs pour utiliser le bétail à des fins d’instrument de pouvoir : d’autres hommes de bien en accumulaient pour constituer des réseaux d’alliance et de clientélisme. Les hommes ordinaires, toutefois, devaient compter sur l’héritage, la dot et l’accroissement naturel pour se constituer de modestes troupeaux. Certains n’avaient pas d’animaux du tout. Ils formaient ce que Burchell (1967 [1822-1824], vol. 2 : 348) appelait une classe « qui joue de malchance », dont les membres sont éternellement dépendants de ceux qui leur sont supérieurs. Dans l’économie du Tswana du sud, en somme, une sorte de « bourse bovine » autochtone fixait les inégalités de classe, de genre, de génération et de rang. Moyen d’échange souple utilisé pour gouverner toutes les relations – humaines ou avec le monde des esprits –, le bétail était la quintessence même du capital social et symbolique.

Le bétail constituait aussi un médium de choix pour les échanges qui, à la fin du XVIIIe, liaient le sud du Tswana à d’autres peuples du sous-continent : perles de Kora et de Griqua vers le sud ; et fer, bijoux de cuivre et tabac vers le nord et le nord-est[19]. Les bovins ont permis d’acquérir de l’ivoire et des peaux recherchées par les voyageurs blancs, qui sont arrivés en nombre croissant à partir de l’an 1800 environ[20]. Les boeufs de trait permettaient par exemple l’acheminement sur une longue distance du sebilo, un cosmétique pour les cheveux très prisé, depuis sa source dans le territoire de Tlhaping[21]. Mais les premiers explorateurs européens avaient déjà noté la réticence des Tswana à se départir de leurs bêtes[22].

Néanmoins, les réseaux d’échanges régionaux étaient assez actifs pour convaincre les Européens qu’ils étaient en présence des « principes essentiels du commercce international », ou « d’une activité mercantile à ses débuts » dans la brousse africaine[23]. Andrew Smith (1939 : 251) fait observer que les chefs géraient la production explicitement pour forger des alliances ; ils essayaient également de monopoliser les relations avec les étrangers et de contrôler le commerce à travers leurs royaumes[24]. Les Blancs ont ainsi observé que ces hommes étaient parfaitement au fait des écarts dans les taux courants d’échange de biens comme l’ivoire et essayaient d’en tirer profit. Nonobstant la réticence à vendre les bêtes, les occasions d’échange avec les Européens – dans les premières années pour les perles, et par la suite pour des armes et de l’argent – ont été avidement saisies.

Nous reviendrons brièvement sur la présence des missions civilisatrices dans le commerce des Tswana du sud. Deux choses sont claires cependant. La première est que les Africains dirigeaient depuis longtemps leurs excédents dans les échanges, se mettant ainsi à disposition toute une gamme de produits, allant des couteaux au tabac en passant par des monnaies diverses. La seconde est que, parmi ces derniers, les perles étaient devenues les plus importantes. Selon Beck (1989 : 220), les perles ont été introduites en Afrique méridionale par les Portugais et ont continué à trouver leur chemin vers l’intérieur en petites quantités après la création de la colonie du Cap[25]. Ce n’est qu’au tournant du XIXe siècle, cependant, que des perles issues de la production de masse sont arrivées de l’étranger[26].

Dès le début du XIXe siècle, les perles industrielles étaient un médium de transaction entre les économies locales et mondiale, faisant le lien entre le monde des bovins et celui de l’argent (Graeber 1996). Avec les boutons, qui ont été introduits dans un but similaire, les perles ont été un moyen aisément transportable qui, pour un temps, a symbolisé les échanges extérieurs au-delà de la frontière coloniale. Les perles étaient « le seul moyen d’échange ou la seule monnaie dans l’intérieur », a noté Campbell (1822, vol. 1 : 246), ajoutant que chaque « nation » à travers laquelle elles transitaient prenait son bénéfice au passage.

En même temps que les perles devenaient une quasi monnaie normalisée pour le commerce extérieur, elles étaient utilisées à l’intérieur comme parures personnelles ; en cela, elles étaient semblables à beaucoup d’objets de valeur. Leur attrait semblait découler du fait que les objets de valeur pouvaient être retirés de la circulation pour être affichés, ce qui constitue en soi une forme de consommation ostentatoire. Mais les hommes riches en accumulaient aussi des stocks en cachette : « leur principale richesse, comme celle de plusieurs nations civilisées, [était] amassée dans leurs coffres » (Campbell 1967 [1822], vol. 1 : 246)[27]. Les échanges mercantiles étaient à ce stade une activité sporadique centrée sur des objets exotiques spécifiques. Ils étaient coupés des processus quotidiens de production et de consommation.

Certains observateurs ont souligné les propriétés monétaires des perles[28]. D’autres ont plutôt mis en évidence les différences entre perles et monnaie. Au début, les qualités esthétiques des perles faisaient partie intégrante de leur valeur[29]. Simmel (1978 : 73) aurait dit que la séparation entre le beau et l’utile n’intervient qu’avec l’objectivation de la valeur ; l’artefact esthétique a une existence unique, sui generis ; il ne peut être remplacé par un autre ayant la même fonction. Un tel artefact constitue donc l’inverse absolu de la pièce de monnaie, dont la caractéristique principale est sa substituabilité.

Chez les Tswana du sud, la vitesse croissante des échanges commerciaux a rendu de plus en plus interchangeables certains moyens d’échange – les perles, puis l’argent. Mais ce processus n’a jamais été mené à son terme et n’a pas pour autant éliminé les autres formes de richesse en biens dont l’esthétique et l’utilité venaient explicitement se renforcer l’un l’autre. En effet, l’utilisation prolongée du bétail comme monnaie dans les sociétés africaines est la preuve que les processus de rationalisation, de standardisation et d’universalisation sont toujours reflétés dans les contextes culturels et sociaux. Dans la vache, l’esthétique et l’utilité, l’unicité et la substituabilité se complètent mutuellement, et colorent les notions tswana de la valeur en général, et de l’argent en particulier.

Les objets qui en viennent à être investis d’une valeur de moyen d’échange varient considérablement dans le temps et dans l’espace, un élément bien mis en évidence par l’émergence de nouvelles monnaies lorsque des sphères économiques distinctes ont commencé à s’entrecroiser. Marx (1967 : 83) a écrit que, dans ces circonstances, « la forme équivalent universel » se retrouve souvent arbitrairement et de façon transitoire dans un produit particulier. Ainsi en a-t-il été des perles, qui étaient produites en masse à des fins différentes en Occident, mais qui ont pour un temps servi de moyen d’échange au-delà des frontières coloniales. Marx a aussi ajouté que, lorsque la circulation persiste, ces moyens d’équivalence ont tendance à « se cristalliser… sous la forme d’une monnaie ». Encore une fois, il en fut ainsi avec les perles. Bien que les Tswana acceptent divers articles comme cadeaux, ceux-ci étaient de peu d’utilité dans le commerce. « Ils veulent de l’argent pour ça, c’est-à-dire des perles » (Campbell 1967 [1822], vol. 1 : 246). Au fur et à mesure que les transactions augmentaient en volume, les normes de valeur dans les sphères reliées par cette nouvelle monnaie ont commencé à exercer un effet les unes sur les autres ; les marchands ont noté que les taux appliqués par les Africains de l’intérieur ont augmenté pour devenir plus uniformes. À partir des années 1820, la demande pour les perles au Cap avait fait monter leur prix de façon spectaculaire, à un point tel que les missionnaires devaient parfois s’approvisionner en Angleterre, où elles se vendaient à un tiers du coût[30].

Le marché des perles aux frontières, toutefois, s’effondra[31]. Il semblait avoir été soutenu par la rareté des pièces de la Rixdale, la monnaie du Cap, au début des années 1800[32]. Mais après 1825, la Grande-Bretagne introduisit ses propres pièces de monnaie d’argent et de cuivre dans ses possessions coloniales, et les dollars en papier furent remplacés par la livre sterling. Une fois cette nouvelle offre stabilisée et répercutée dans l’intérieur, son effet sur la monnaie de perles fut dévastateur.

Ironiquement, alors que les Tswana en étaient venus à compter en monnaie, de nombreux commerçants préféraient traiter en nature. Mais, plus important encore que les changements dans l’approvisionnement en liquidités, est survenue une modification dans la structure des besoins et dans les notions locales de valeur ; une modification qui a été encouragée avant tout par la présence des évangélistes et par l’arrivée, à leur demande pressante, de marchands ambulants et de boutiquiers.

On se trouvait donc en présence de deux régimes distincts de valeur, l’un européen et l’autre africain, dont la confrontation allait avoir un impact profond sur la rencontre coloniale. Pour les évangélistes non conformistes, la réforme économique n’était pas un simple complément à la spiritualité ; il était du devoir de l’homme d’utiliser les rares ressources matérielles léguées par la Providence pour améliorer le monde, générant ainsi vertu et salut. L’entreprise commerciale permettait ainsi au travailleur de transformer le travail en richesse, et la richesse en grâce. L’argent constituait là le moyen crucial de cette convertibilité. Il représentait le potentiel de bien et de mal donné comme droit fondamental à tout sujet possédant un libre arbitre. Les Tswana du sud, auxquels les évangélistes espéraient imposer ces perspectives venues de Dieu, habitaient eux aussi un univers d’agents actifs dans lequel la richesse était issue de transactions matérielles. L’échange, pour eux, passait principalement par le bétail. À la différence de l’argent, le bétail permettait de socialiser les biens, du fait qu’il évaluait leur valeur ultime, non pas sous forme de trésors dans le ciel, mais en termes de pouvoir sur les hommes sur la terre. Mais passons maintenant à l’examen de la façon dont ces régimes de valeur, déjà en contact au début des années 1800, se sont articulés.

L’extension de la main invisible

Civiliser le commerce comme échange sanctifié : les premières années

Les observateurs britanniques au début des années 1800 reconnaissaient que les Twsana du sud montraient un vif intérêt pour l’échange. Mais ils ont également souligné la différence entre le « commerce indigène » et celui, organisé, pratiqué en Europe. Ainsi, Burchell (1967) constatait que « la jalousie mercantile » avait généré une concurrence pour le monopole des échanges avec la colonie au sud. Il a proposé un « commerce règlementé de l’ivoire… avec la nation Bichuana », sous l’autorité d’une organisation autorisée de marchands blancs qui allait instituer un « échange équitable » à l’avantage de tous[33]. Comme ça a été et c’est toujours le cas pour les échanges à caractère libéral, son « marché libre » exigeait une gestion prudente.

Les premiers évangélistes avaient également une grande confiance en l’effet bénéfique des échanges. Certains disaient que la simple « vue d’une boutique » sur le terrain d’une mission enjoignait les « sauvages » à travailler[34]. « Civilisation égale commerce » était probablement l’un des grands clichés de l’époque. Mais, pour les non conformistes, c’était loin de n’être qu’une platitude. L’objectif n’était pas de générer une dépendance dont on puisse tirer profit, bien que cela se soit produit. Il ne s’agissait pas de simplement jouer sur la concupiscence pour convertir les gens à l’Évangile, bien que cela soit également arrivé. C’était beaucoup plus profond. Le commerce avait la faculté de briser « l’isolement du paganisme », de tarir la « source de la misère africaine » (Livingstone 1940 : 255). Tout cela faisait des transformations matérielles une obligation morale urgente. L’optimisme des missionnaires à cet égard allait se heurter à la dure réalité des limites du colonialisme. Les chrétiens ont finalement dû remettre en question leur rêve d’une communauté de libre-échange entre les groupes noirs, qui leur confère plus de vertu et accroisse leur richesse. Mais ils ont continué de croire que le marché allait éliminer la superstition, l’esclavage, la paresse ; et ce, même lorsque, plus tard, les contraintes du marché ont fini par miner leur rêve de voir s’établir des économies africaines indépendantes, forçant « leurs » populations à devenir dépendantes de salaires.

Dès le début, les Tswana ont associé les évangélistes, comme tous les Blancs, avec le troc. La coopération était bonne entre les non conformistes et les marchands ; les commerçants qui voyageaient au-delà du fleuve Orange pouvaient loger dans les missions et accompagnaient souvent les évangélistes dans leurs voyages[35]. Les non conformistes donnaient aussi des marchandises à des fins autres que commerciales. Dès le début, les missionnaires distribuaient du tabac, des perles et des boutons afin d’encourager la bonne volonté des indigènes, mais ils ont vite constaté que ces dons finissaient par être considérés comme un dû en contrepartie de leur présence à l’église ou à l’école. Au départ, peu de Tswana semblent avoir saisi la distinction entre donner des cadeaux et échanger des marchandises, entre le don et les paiements. Une chose était cependant claire : les Blancs étaient ceux qui contrôlaient les objets de leur désir. Les Blancs sont donc bientôt devenus les inconfortables victimes de tentatives systématiques d’acquérir ces objets. Dans la correspondance des missionnaires, on peut lire que tous les Africains, même les chefs les plus dignes, étaient des « mendiants » accomplis, réclamant avec insistance des articles comme le tabac à priser, dont les missions étaient censées disposer de grandes quantités, et que leur comportement enfreignait la notion protestante de gain honnête[36]. Il a fallu un certain temps pour que les chrétiens se rendent compte que la « mendicité » était aussi une forme d’hommage aux plus puissants[37].

Comme le confirme Beck (1989 : 224), les évangélistes ont introduit plus de produits européens que n’importe quels autres Blancs à l’époque. Leurs transactions successives ont diminué le désir des indigènes pour les perles et les boutons en faveur d’objets plus hétéroclites, principalement des produits domestiques – vêtements, couvertures et ustensiles. Mais cette transformation impliquait bien plus que la simple fourniture d’objets. L’évolution des modes de consommation est venue d’un changement dans les conceptions que l’on se faisait de la nature, de la valeur et de la signification des choses en elles-mêmes. Plusieurs régimes de valeur, très différents, se sont ainsi trouvés confrontés. Lorsque leur utilisation semblait évidente, les marchandises comme les vêtements et les meubles, par exemple, ont acquis des significations qui ne se réduisaient plus à leur seule utilité, ce qui a souvent incommodé les Européens[38].

Encore plus fondamental, c’était moins les missionnaires que les marchands qui finirent par être responsables de fournir les marchandises. Mal à l’aise avec l’image d’hommes de Dieu marchandant sur le prix des objets[39], la plupart des évangélistes ont préféré encourager les commerçants indépendants à s’installer dans les missions. Dès 1830, John Philip (1828, vol. 1, 204 et sqq.) avait fait connaître le succès de son « expérience » d’ouverture d’un magasin à Bethelsdorp. L’argent, dit-il, bénéficiait d’un regard plus favorable de la part de la population, qui avait commencé à apporter de manière assidue des produits aux marchands en échange de marchandises. Le Bechuanaland a bientôt suivi les traces de Bethelsdorp.

Avec le temps, la coopération entre missions et commerçants prit fin. En 1841, Mary Moffat (1967 : 18) insistait sur la nécessité d’entretenir le désir pour des biens matériels mais déplorait les prix élevés pratiqués par les commerçants locaux pour « des biens inutiles ». Les souverains Tswana avaient leurs propres raisons de se méfier des marchands. Ces derniers respectaient peu les moeurs ou les monopoles mis en place, et ils étaient prêts à acheter à quiconque avait quelque chose à vendre ; l’achat d’ivoire et de plumes en provenance de vassaux Rolong dans le Kalahari, par exemple, a coûté la vie à un homme d’affaires et à son fils[40]. Ces tensions étaient fréquentes au-delà des postes de mission[41]. Mais même lorsque les commerçants exerçaient leur métier sous le regard des évangélistes, leur comportement était souvent considéré comme offensant. Les bagarres, les vols et les agressions sexuelles étaient monnaie courante. Pas étonnant que les dirigeants locaux aient développé une réticence « bien connue » à permettre aux commerçants ambulants de traverser leur territoire » (Mackenzie 1871 : 130) ; rien d’étonnant non plus à ce que les chefs les plus puissants aient cherché par la suite à garder le contrôle sur le commerce avec les Européens[42].

Les évangélistes ont dû se débattre constamment avec les contradictions du commerce. En embrassant ses vertus, ils devaient composer avec le fait que c’était une épée à double tranchant. Leur mission sacrée risquait d’en être profanée. Pourtant, les commerçants étaient nécessaires à l’effort de réforme des économies locales : il fallait les lier au marché colonial – et à l’ensemble des nations commerçantes au-delà.

Leçons de choses

C’est ainsi que les marchands se sont installés dans les missions, où ils ont prospéré. Les commerçants avaient en stock tous les objets quotidiens indispensables à l’économie des ménages[43]. Les boutiques vendaient en outre des outils pour l’agriculture intensive ainsi que les fusils et les munitions nécessaires pour obtenir des « produits de la chasse », désormais les plus précieux des articles d’échange. Les rapports des missions de la fin du XIXe siècle montrent que les denrées européennes trouvaient dans le monde tswana leur débouché propre. Les objets de décoration et les ustensiles de cuisine étaient très prisés, tout comme le café, le thé et le sucre. Les marchandises étrangères qui semblaient en usage partout étaient indicatrices du chambardement de l’univers domestique.

Du moins dans certains milieux ; car l’acquisition de ces denrées supposait que l’on dispose d’un surplus de production et d’un revenu suffisant, ce qui était limité à la paysannerie moyenne et supérieure en émergence. En même temps, malgré leur goût pour les choses d’Europe, de nombreux hommes de bien hésitaient encore à se départir de leur bétail, sauf en cas extrême[44]. Par ailleurs, le marché était particulièrement attrayant pour ceux qui étaient exclus des processus d’accumulation indigènes. Les peuples clients, par exemple, étaient facilement tentés de transformer le tribut en échange commercial – raison pour laquelle des chefs ont perdu leurs monopoles sur certains échanges[45]. C’était particulièrement le cas le long de la frontière, où de plus en plus de Tswana, citoyens comme « vassaux », avaient recours aux transactions commerciales ; en conséquence, ils ont acquis des biens manufacturés bien avant la révolution due à l’exploitation des mines en Afrique du Sud dans les années 1870 et le début des migrations de travail à grande échelle. De petites choses peuvent bien sûr être indices de changements importants. La hausse des ventes de café, de thé et de sucre a mis en évidence d’importantes modifications dans les modes de nutrition et de socialité. Ils ont également lié les populations locales à la production et à la consommation de marchandises dans d’autres parties de l’empire (Mintz 1985). Comme George Orwell (1962 [1937] : 82) l’a souligné, à cet égard, les « changements de régime alimentaire sont plus importants que les changements de dynastie, voire de religion ».

Mais les rapports suggèrent aussi que les missionnaires avaient perdu le contrôle sur leurs missions. Wookey (1884 : 304), par exemple, admet que le progrès matériel favorisé par les évangélistes n’a pas été que positif ; en cela, il a anticipé les préoccupations des critiques africains exprimées par la suite au sujet de l’impact du sucre, de l’alcool et d’autres biens importés sur la santé des populations noires. Non seulement de nouvelles maladies étaient apparues, mais l’alcool était devenu « l’un des plus grands fléaux du pays ». L’alcool étant le bien le plus rentable, et en créant une dépendance, ses effets constituaient une caricature sordide du désir de rendre les « indigènes » dépendants du marché.

L’ouverture de nouveaux centres industriels autour des gisements de diamants a révélé les dessous sataniques du commerce, à la porte même des missions. Cela mit en évidence la naïveté des missionnaires qui espéraient conduire avec bienveillance les Tswana sur la voie du marché dans un environnement contrôlé. Les commerçants avaient déjà contribué à mettre en marche une révolution mineure par le biais de la « magie » de leurs marchandises. Cette magie a eu des effets ambigus. Si elle a conduit, à un extrême, à la mise en place d’une bourgeoisie policée, elle a aussi conduit les gens ordinaires vers des formes de consommation dans lesquelles les objets s’inscrivaient dans de nouvelles conceptions de la vie, dans des identités nouvellement construites, fusions stylistiques du connu et du nouveau. À l’autre extrême, elle a semé dépendance et pauvreté[46]. Les marchands avaient également donné aux Tswana du sud des leçons pratiques en matière d’exploitation dans le cadre du capitalisme éclairé. Dès le début, ces entrepreneurs ont introduit la méchante pratique d’acheter des produits locaux pour une somme dérisoire afin de les revendre avec des profits exorbitants en période de pénurie.

Les missionnaires ont eux aussi joué un rôle crucial dans la façon d’introduire les objets et les pratiques économiques occidentales dans la vie des Tswana. Cependant, comme nous l’avons souligné, il y a plus dans la marchandisation que la simple fourniture de marchandises. Les chrétiens visaient à instaurer une « faim sacrée », un sentiment de désir liant la consommation à un mode particulier de production des biens et des identités, et encourageaient continuellement à poursuivre les investissements en l’entreprise civilisatrice. Avant toute chose, cela nécessitait un respect pour les nombreuses fonctions de l’argent.

L’objectivation de la valeur et la signification de l’argent

De la même façon que le colonialisme a entraîné une confrontation entre différents régimes de valeur, la rencontre entre Tswana et missionnaires s’est très clairement jouée via le médium le plus utilisé pour mesurer de la richesse pour les uns et les autres : le bétail, l’argent, et les perles qui, pendant un temps, les ont reliés. Les confrontations de ce genre, surtout quand elles allaient de pair avec l’expansion du capitalisme européen, se sont souvent terminées par le remplacement d’une monnaie par une autre. Mais elles ont occasionnellement donné lieu à des processus beaucoup plus complexes que ceux décrits par les théories sur la marchandisation. Car la valeur dépend des êtres humains qui cherchent activement à la définir en fonction de leur propre intérêt. Le long de la frontière, la monnaie et les vaches sont devenues des signes très disputés, symboles de modes d’existence distincts, mutuellement menaçants.

Pour les Tswana, on l’a vu, les bêtes constituaient le principal moyen de stockage et de mouvement de la richesse, le moyen de représenter la valeur dans les relations sociales. En fait, avoir le contrôle sur ces relations était l’une des fins de la possession d’animaux. Ainsi, même si des bovins étaient parfois échangés sur les marchés étrangers, l’objectif de la plus grande partie du commerce intérieur et extérieur semble avoir été l’acquisition de bovins. Dans des circonstances normales, le troc n’a pas recours au capital. Les perles, ici, représentaient la forme étrangère et aliénée de la valeur, circulant en échange de biens étrangers ou d’autres articles qui avaient échappé aux règles locales. En étant transigées avec les peuples voisins contre des animaux, elles pouvaient également être utilisées pour convertir la valeur dans des formes moins réifiées.

Mais cette monnaie avait sa propre logique. Avec la standardisation croissante du marché intérieur des perles au début du XIXe siècle, la valeur de certaines ressources tswana est devenue mesurable et plus facilement négociable. Des articles auparavant exclus de la vente ou échangés uniquement contre des bovins devinrent achetables[47]. Les non conformistes ont encouragé ce processus de marchandisation, leur objectif réel étant l’introduction de la monnaie. C’est pourquoi ils utilisaient la monnaie d’appoint pour mettre un prix sur des choses inaliénables, telles que la terre et le travail. Non seulement ils payaient les salaires en perles, mais encore ils les ont utilisées pour acquérir (ce qu’ils croyaient être) la pleine propriété des terrains sur lesquels leurs missions étaient construites, en 1923[48]. Les perles ont également servi à l’achat d’excédents agricoles à la fois par les missionnaires et les commerçants.

Les efforts déployés par les évangélistes pour transformer la terre, le travail et les produits africains en marchandises et pour susciter le désir pour des biens domestiques ont contribué à réorienter l’essentiel du commerce de l’intérieur vers le Cap. Cela a eu pour effet de limiter la viabilité de l’utilisation des perles comme monnaie. Les perles avaient leur utilité tant que les transactions en pièces étaient confinées dans l’espace et le temps ; tant qu’elles se limitaient à une gamme étroite de produits de luxe provenant de quelques sources extérieures ; donc aussi longtemps que l’échange est demeuré sporadique et ne concernait pas des produits de première nécessité. Mais une fois que biens et façons de faire de la vie quotidienne sont devenus monnayables, et toujours plus issus de l’économie coloniale, une monnaie plus normalisée, facilement disponible et circulant à grand échelle est devenue nécessaire pour les acheter et les vendre. Ainsi, au fur et à mesure que les Tswana entraient en contact dans les années 1830 avec un éventail toujours plus large de boutiquiers et d’intermédiaires, l’argent est devenu la mesure de la valeur. Et cela est venu menacer les régimes indigènes de la valeur, auparavant maintenus séparés du commerce étranger. Même si les pièces ne changeaient pas toujours réellement de mains, elles en ont fini par symboliser à la fois l’économie morale, les valeurs matérielles ainsi que les modes de relations contractuelles propagés par la mission civilisatrice – et son univers entier.

En dépit de cela, ou peut-être à cause de cela, les premières tentatives des missions d’inculquer la valeur de l’argent n’ont pas été un succès. Les Tswana se méfiaient de la monnaie européenne, et en particulier de la monnaie de papier. Non seulement elle était soupçonnée d’être un moyen facile de fraude, mais on s’inquiétait de son manque de durabilité, et ce, pour de bonnes raisons. Entre 1806 et 1824, les billets en Rixdollar étaient connus comme fragiles, et étaient considérés comme peu fiables par de nombreux Blancs[49]. Quelques décennies plus tard, certains commerçants ont même triché en donnant à des Africains analphabètes de la fausse monnaie de papier contre des diamants (Matthews 1887 : 196).

Compte tenu du manque de fiabilité de la monnaie coloniale, les évangélistes n’ont pas toujours cru en l’introduction de l’argent ou en la dissémination de ses avantages dans l’économie de marché. Parfois, ils prenaient eux-mêmes les choses en mains. Ainsi, le révérend Campbell, lors d’une tournée au-delà de la frontière coloniale en 1812-1813, avait décidé que les Griqua devaient être soutenus à la fois comme « nation » et comme base pour étendre les opérations de la Société Missionnaire de Londres vers l’intérieur[50]. Une monnaie spécifique s’est avérée cruciale dans cette entreprise[51].

Les évangélistes ont également usé d’autres moyens pour encourager la déférence envers l’argent. Comme nous l’avons dit, il s’agissait de créer une économie morale dans laquelle l’argent serve de moyen de mesure à l’entreprise et permette la conversion de la richesse en vertu. S’il n’y avait pas de monnaie dans l’intérieur de l’Afrique, il fallait l’inventer – ou feindre son existence. Les données montrent que, même si peu de pièces de monnaie étaient en circulation, les non conformistes l’utilisaient comme une norme invisible, comme une monnaie virtuelle qui jauge la valeur des biens, des dons et des services.

À l’inverse de l’économie de troc, les missionnaires gardaient des comptes d’une grande exactitude numérique. C’est qu’ils associaient la numérisation à la maîtrise de soi, à l’exactitude et à la raison. Les chiffres constituaient un outil permettant de faire correspondre des ordres de valeurs auparavant incomparables, de les convertir en prix, et de permettre la convertibilité de l’un à l’autre. La quantification était emblématique du processus de standardisation et d’incorporation, c’est-à-dire de l’annihilation des différences de nature qui est au coeur de la colonisation culturelle. Mais elle était également représentative de la logique contraignante de l’évangélisme non-conformiste, avec son besoin de mesurer les soumissions et de chiffrer les trésors. Les protestants se préoccupaient également de la moralité de l’argent, car, pour eux, l’échange de richesses avait lieu à des fins de vertu plus que de profit. Ils cherchaient sans cesse à concilier ces deux dimensions de la valeur.

Néanmoins, en encourageant la marchandisation du monde Tswana – où, en fait, le bétail avait longtemps été compté – l’évangélisation coloniale a engendré un changement de l’idiome dominant de détermination de la valeur, le faisant passer du qualitatif au quantitatif. Ce changement a eu des conséquences importantes sur le contrôle de la circulation des richesses, ce que les hommes importants ont rapidement compris. Dans cette entreprise, les non conformistes ont été aidés, et bientôt dépassés, par les commerçants européens. Ironiquement, alors que ces hommes préféraient faire du troc, ils ont calculé toutes les transactions en valeur monétaire[52] – y compris l’achat de gros de produits locaux, en échange de marchandises à des prix de détail fixés très haut, et de prêts qu’ils octroyaient à de forts taux d’intérêt[53].

Le fait d’être familier avec la valeur de l’argent ne se traduit pas toujours dans la circulation des liquidités ; néanmoins, elle atteste ici de l’augmentation du volume de la production des Tswana pour le marché. Les produits de la chasse étaient les plus lucratifs. Mais l’agriculture a aussi servi à la production pour le marché, surtout parmi la paysannerie moyenne et supérieure. Des quantités de plus en plus grandes d’excédents se vendaient, permettant l’achat de bétail, d’outils agricoles, de chariots et d’autres produits. Lorsque les diamants ont été découverts – mais avant que le territoire ne soit annexé par la Grande-Bretagne en 1871 – les régions de Tlhaping, Kora et Griqua ont pris part au nouveau commerce, en vendant des diamants à des spéculateurs contre de l’argent, des chariots et des bêtes[54].

Bien que les Tswana du sud aient rapidement perdu tout droit sur les gisements de diamants, beaucoup sont restés impliqués dans l’économie locale autour de Kimberley, essayant dans la mesure du possible d’obtenir du bétail en échange. Un rapport dans le Diamond News en 1873 émet la crainte que, en achetant des animaux, les Africains cherchent à éviter le travail salarié[55]. De telles inquiétudes n’étaient pas sans fondement. Mais elles s’appliquaient uniquement aux Africains les plus riches et sous-estimaient l’appauvrissement croissant des populations de l’intérieur. Alors que la plupart des ressources avaient désormais un prix[56], la majorité des Tswana n’étaient pas en mesure de bénéficier des opportunités que pouvait apporter le marché. Plusieurs avaient déjà commencé à vendre leur travail aux employeurs ruraux ou dans la Colonie du Cap.

Nous avons écrit ailleurs sur l’ironie de l’histoire de la prolétarisation des Tswana[57]. Deux remarques sont ici suffisantes. Premièrement, le fonctionnement de l’économie coloniale, les mécanismes mêmes censés « civiliser » et enrichir les Africains, ont détérioré leur vie matérielle[58]. En outre, ils ont perverti les efforts des missions protestantes pour stimuler chez eux l’adhésion au travail indépendant et au commerce en toute connaissance de cause ; pour semer chez eux l’idée du marché comme un lieu sacré, avec des pratiques et un processus sacrés ; pour remplacer leur « communisme primitif » par un mode de vie centré sur la domesticité, la famille nucléaire et l’argent. Deuxièmement, la plupart des Tswana du sud sont restés des prolétaires réticents, avec des opinions bien arrêtées sur les conditions dans lesquelles ils étaient disposés à vendre leur travail. Même dans les périodes de famine, où l’emploi dans les mines de diamants se faisait rare, ils étaient très réticents à travailler dans les mines d’or du Transvaal, où il y avait une grande demande de travailleurs, mais qui étaient maltraités[59]. En fait, les observateurs notaient à répétition que la migration des forces de travail n’était pas liée à une nécessité absolue. Comme un inspecteur des villages indigènes en prenait note en 1908[60], elle était plutôt liée au fait que ces hommes possédaient du bétail ; et également due au désir des Tswana d’investir par le biais du bétail dans les relations sociales et politiques ; ce qui était précisément ce que des décennies d’évangélisation coloniale avaient tenté de faire.

Conclusion

Notre récit historique s’arrête ici, mais les processus décrits plus haut se sont perpétués. Si autour de 1880 une sorte d’économie hybride était déjà en place, les Européens ont essayé d’inclure complètement les Tswana dans l’économie de marché. Depuis ses tout débuts, la colonisation du Tswana du sud impliquait la réduction des troupeaux et la dépossession du pouvoir allant avec. Assez tôt, les Boers ont essayé de soumettre les populations en confisquant leurs troupeaux, en prenant possession des points d’eau et en envahissant les pâturages. L’épidémie de peste bovine de 1896 a fait le reste, et l’ensemble s’est avéré fatal aux troupeaux.

Les préoccupations des Tswana vis-à-vis du bétail ainsi que leur résistance à la prolétarisation ont perduré pendant plusieurs décennies, bien que les plus pauvres d’entre eux aient été forcés à travailler contre un salaire. Parfois, la résistance donnait lieu à de violentes révoltes. C’est précisément parce qu’ils vivaient la colonisation comme une perte de contrôle sur la production et la circulation des valeurs que les Tswana ont mis tout leur espoir dans le bétail au début du XXe siècle. Cela ne signifiait pas qu’ils évitaient l’argent ou le travail salarié. Mais, jusque là, pour les gens qui ne pouvaient avoir l’ambition de devenir bourgeois ou de faire partie de l’élite éduquée, le bétail constituait la meilleure façon d’accumuler de la richesse.

Cela nous ramène à ce que nous avancions au début de cet article. Les mouvements historiques mondiaux d’incorporation sociale – construction nationale, colonialisme, globalisation ou autres – se fondent sur une logique de conversion et de traduction des valeurs, sur la base du fait que des valeurs irréconciliables – en matière de langage, culture, richesse, esthétique, et même pour ce qui est de l’idée de Dieu – peuvent devenir équitables et convertibles. Des formes de différences irréconciliables entre peuples et choses deviennent réductibles (sur le plan conceptuel comme pratique) à des dénominateurs communs. Au cours de ce processus, les monnaies de conversion sont souvent fétichisées, du fait qu’elles semblent avoir un pouvoir en elles-mêmes. D’où l’obsession de la part des missionnaires européens d’obtenir que les Africains se servent de monnaie – et l’obstination proportionnelle des Tswana à maintenir leur richesse en bétail. La conversion, après tout, n’était pas du tout une question de réforme religieuse. C’était un mécanisme clé pour imposer l’impérialisme.