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Plus que toute autre sans doute, la perspective d’une déshumanisation croissante est chargée d’inquiétudes et d’émotions. Le XXe siècle et ses cruautés guerrières, le siècle en cours et ses attentats et ses combats meurtriers n’ont rien de rassurant. Ils sont venus raviver la nécessité de déployer tous les efforts afin que s’ouvrent de nouveaux espaces d’humanisation.

J’ai reçu avec beaucoup d’enthousiasme l’invitation à participer au débat autour du thème déshumanisation/réhumanisation, thème choisi pour permettre aux auteurs de ce numéro spécial d’engager, ou de poursuivre, les échanges avec Yvan Simonis, fondateur de la revue Anthropologie et Sociétés. D’entrée de jeu, il me faut néanmoins admettre que cet enthousiasme fut, et demeure, empreint d’un certain inconfort. J’en situe en partie l’origine dans cette barre oblique qui sert à fixer la frontière entre ce qui déshumanise et ce qui réhumanise. Keller (1995) exprime avec simplicité un sentiment qui s’apparente à ma réaction initiale : « J’ai du mal avec les frontières », affirme-t-elle, « dans ma propre économie psychique et intellectuelle, elles sont faites pour être traversées. Plus encore, ce sont d’irrésistibles artifices » (1995 : ix)[1]. C’est précisément une telle fascination pour les frontières, à la fois lieux d’ouverture et de clôture, sources de fragilité et d’assurance, qui nourrit l’exercice dans lequel je m’engage ici, un exercice que j’introduirais, à la suite de Haraway, dans les termes suivants : « une invitation au plaisir de brouiller les frontières et à la responsabilité dans leur construction » (Haraway 1991 : 150, en italique dans le texte).

Ce mélange d’enthousiasme et d’inconfort est sans doute accentué par le questionnement que j’ai choisi de soumettre au débat : quel statut accorder aux objets techno-scientifiques dont la présence marque de façon toute particulière le monde contemporain? L’espace actuel de la réflexion critique, alimenté par des travaux comme ceux d’Ellul (1954, 1977) et plus récemment de Guillebaud (2001), ne rend-il pas d’emblée les innovations technologiques suspectes, sujettes à condamnation, coupables d’une perte de lien social et d’humanité? Axées sur l’efficacité, porteuses d’uniformisation et de contraintes à l’expression du subjectif, ces innovations n’occupent-elles pas, par nature, le pôle déshumanisant de la dyade?

D’autres espaces de réflexion sont-ils pensables? De façon générale, trois voies sont empruntées. Siméon (2001) les résume comme suit : la première consiste à « récuser en bloc la technique sous prétexte qu’elle entraîne ou risque d’entraîner des pollutions diverses ou encore une perte des richesses et des capacités symboliques de l’humanité » ; la seconde adopte une position inverse et conduit à « justifier” en bloc la technique sous prétexte, par exemple, qu’elle ouvre pour l’humanité de “nouveaux possibles” » ; enfin la troisième propose d’analyser « l’impact effectif des techniques sur notre vie au jour le jour, de voir dans quel cas et dans quelle mesure notre système technique nous donne davantage de liberté et d’autonomie. Dans quels cas aussi, il les limite » (Siméon 2001 : 156, en italique dans le texte).

Tout comme Siméon, je rejette les deux premières options. Trop catégoriques, elles délimitent les camps et inhibent la pensée. Toutefois, contrairement à ce dernier, je n’adopte pas d’emblée la troisième option. J’y vois deux grands écueils. D’une part, elle suppose l’existence d’une lecture univoque de la liberté et de l’autonomie, laissant dans l’ombre leurs constructions différenciées. D’autre part, cette option m’apparaît trop « moderne ». Si je lui donne ce qualificatif, c’est qu’elle oppose le monde des choses et le monde des humains ; elle postule et en fait deux entités délimitées et délimitables, distinctes de « nature ». Je propose un autre mode de lecture des techno-sciences : un mode de lecture qui donne à voir les constructions différenciées de leur potentiel humanisant ou déshumanisant, mais surtout qui laisse entrevoir que le statut d’objet « détaché des humains », de chose-en-soi, est le produit, toujours temporaire, de négociations, de stratégies, de luttes. En adoptant cette démarche, je réponds à l’invitation lancée par des auteurs tels que Latour (1991, 1999, 2001a, 2001b), Serres (2001), Callon et Law (1997). Chacun à sa manière, ces auteurs se sont appliqués à douter des catégories classificatoires en débusquant, en cours d’exercice, les stratégies mises en oeuvre pour maintenir les différences « de nature ». Les ayant retenus comme guides et compagnons de route, j’avance qu’il est possible et essentiel de voir autre chose que des objets d’un côté, et de l’humanité de l’autre.

Afin de mettre à l’épreuve ce mode de lecture, je m’attarde à une biotechnologie particulière : les vaccins contraceptifs[2]. Ce travail d’invention a pris divers détours et de nombreux chercheurs et organisations y ont investi temps et argent. Toutefois, après quatre décennies de recherche, aucun des prototypes n’a atteint le stade de la mise en marché. La contraception immunologique n’a donc pas connu l’histoire heureuse de la « pilule » qui, au tournant des années 1960, soit moins de dix ans après les premières expérimentations sur les animaux, faisait déjà partie de la vie quotidienne de millions de femmes (Oudshoorn 1994). L’invention du vaccin contraceptif a rencontré de nombreux obstacles : des controverses au sein de la communauté scientifique, des essais cliniques aux résultats parfois décevants ; une réduction du financement gouvernemental engendrée, entre autres, par la montée du mouvement anti-avortement aux États-Unis, etc.[3]. Dans les pages suivantes, j’attire l’attention sur un épisode particulier : celui où les chercheurs qui travaillent à son développement sont confrontés à un ensemble de manifestations de la part d’associations qui militent pour la santé des femmes et les droits en matière de reproduction. Ce mouvement d’opposition d’envergure internationale s’est intensifié avec le lancement officiel, en 1993, de la Campagne internationale en faveur de l’arrêt de la recherche sur les « vaccins » anti-fertilité[4].

La première partie du texte me sert à illustrer les efforts que sont amenés à déployer les chercheurs biomédicaux pour transformer leur invention en un simple objet techno-scientifique qui puise dans l’ingénierie et les connaissances physiologiques, alors même que le mouvement d’opposition expose ce que cette méthode contraceptive porte en elle d’intérêts politiques, de convictions idéologiques et de pratiques non scientifiques. Dans ce récit, je laisse la parole à trois groupes d’acteurs : d’abord aux opposantes puis aux promoteurs de la contraception immunologique[5]. Je fais également intervenir les « experts de la planification familiale », expression qui me sert ici à désigner les personnes qui participent à l’élaboration et à la mise en oeuvre des politiques et des programmes de planification familiale dans les pays en développement[6]. Chacun de ces groupes d’acteurs occupe l’espace avec originalité. À la manière des artistes-peintres, ils créent des agencements, accentuant ou atténuant certains traits. De la contraception immunologique, ils tracent des esquisses singulières, les uns faisant valoir son caractère déshumanisant, les autres son potentiel humanisant. Ni tout à fait distincts l’un de l’autre, ni toujours étrangers l’un à l’autre, les objets et les humains exhibent dorénavant leur hybridité[7].

La seconde partie du texte est consacrée aux déplacements que ce mode de lecture incite à faire. Cette option épistémologique n’est pas sans soulever plusieurs questions. S’agit-il d’un simple détour que certains qualifieront d’intéressant, mais qui les ramènera néanmoins au point de départ, déçus de ne pouvoir y trouver matière à objectiver leur appréciation du potentiel humanisant ou déshumanisant de l’objet sur lequel ils se penchent? Pis encore, un tel détour ne risque-t-il pas d’entraîner dans son cours une mise en déroute de la critique, paralysant la prise de position et l’engagement? Ce sont là des questions qui méritent que l’on s’y attarde. J’avance pour ma part que c’est précisément l’oubli (ou le refus) de l’enchevêtrement et du miscible – plus encore que la présence accrue d’objets technoscientifiques de toutes sortes – qui trace la voie à la déshumanisation. Dès lors, le rapport entretenu collectivement et individuellement aux savoirs modernes et à la différence qu’ils s’affairent à rappeler et à maintenir est au coeur de la lutte à mener. Peut-être décèlera-t-on dans cette position certaines similitudes avec le projet de réhumanisation proposé, entre autres, par Simonis (1996), projet qui convoque le retour des apparences, des images bricolées, du composite, du subjectif, du ressenti.

Techno-science : un statut qui se gagne… et se perd

Les premiers jalons du mouvement d’opposition à la recherche sur la contraception immunologique sont posés à l’issue d’un symposium organisé par le Programme en reproduction humaine de l’Organisation mondiale de la santé (PRH/OMS) (Ada et Griffin 1991). Un court article rédigé par Anita Hardon (1989), l’une des deux « représentantes des consommateurs » invitées à ce symposium, paraît dans le bulletin trimestriel du Réseau mondial des femmes pour les droits de la reproduction (RMFDR). Avec la publication de ce texte, la contraception immunologique sort des cercles d’initiés – chercheurs de laboratoire et responsables des essais cliniques – et se retrouve à l’ordre du jour de nombreuses organisations militantes[8]. Dès lors, les activités et les lieux de discussion se multiplient. Plusieurs organisations militantes s’engagent dans une levée de fonds pour la production d’un rapport portant essentiellement sur la contraception immunologique, un rapport que l’auteure, Judith Richter (1993)[9], qualifie d’« évaluation risques/bénéfices ». Quelques mois plus tard, à l’issue d’une conférence organisée en vue de son lancement, une pétition signée par environ 230 organisations provenant d’une vingtaine de pays est acheminée aux principaux organismes qui coordonnent ou financent la recherche dans ce domaine[10]. Cette pétition intitulée Appel en faveur de l’arrêt de la recherche sur les « vaccins » anti-fertilité marque le lancement officiel de la Campagne.

Le texte de la pétition ainsi que les documents de sensibilisation et d’information distribués aux organisations militantes reprennent sous une forme condensée l’analyse de Richter (1993). On y lit que le vaccin contraceptif engendre un dysfonctionnement du système immunitaire. C’est l’incompatibilité entre son mode d’action « complètement novateur » et la « nature » même du système immunitaire qui est évoquée :

Contrairement aux vaccins immunitaires normaux, ils ne préparent pas le corps à réagir contre des microbes nocifs. Ils provoquent par contre des troubles immunologiques car ils reprogramment le système de défense du corps et l’obligent à attaquer des substances qui font partie du processus de la reproduction.

RMFDR 1997

Une fois réaffirmée la position selon laquelle le système immunitaire doit faire la distinction entre les substances étrangères et les constituants normaux de l’organisme de manière à n’attaquer que les substances étrangères, la conclusion est sans équivoque : « C’est imprudent de susciter une réponse contre nature [unnatural] dans un système aussi complexe que le système immunitaire » (Richter 1993 : 64).

Outre ces risques pour la santé, les militantes engagées dans la Campagne contestent la fiabilité même des contraceptifs immunologiques considérant les multiples facteurs qui font varier la réaction immunitaire :

Une femme qui décide d’utiliser un contraceptif immunologique se rendra compte que : (1) le temps requis avant qu’il soit efficace peut être plus ou moins long ; (2) elle ne sera pas capable de prévoir, de manière exacte, le moment où l’effet contraceptif disparaîtra ; (3) si elle est très malchanceuse, peut-être que ça ne fonctionnera pas du tout ou, à l’extrême opposé, elle deviendra stérile.

Richter 1993 : 43

Dangereux et peu fiables, les vaccins contraceptifs viennent aussi, aux yeux des organisations militantes, multiplier la probabilité de situations abusives. L’effet prolongé du vaccin, l’impossibilité pour la femme d’en interrompre l’action sur demande, sa facilité d’administration et le fait qu’il puisse être assimilé à d’autres vaccins sont autant de particularités qui viendront influencer le pouvoir des femmes en regard de leur vie reproductive : « les contraceptifs immunologiques ne donneront pas aux femmes un plus grand contrôle de leur fertilité, ils contribueront au contraire à le restreindre » (RMFDR 1997 [1993]).

Si la poursuite de la recherche sur la contraception immunologique ne peut être justifiée ni par les résultats des travaux des scientifiques ni par sa pertinence sociale, comment alors expliquer que des scientifiques aient privilégié et continuent de privilégier une telle avenue de recherche? Selon les militantes, un tel choix découle de considérations non scientifiques. Ainsi, à la manière de certains sociologues et historiens, elles donnent à voir les facteurs externes qui viennent, pour ainsi dire, contaminer les productions scientifiques et techniques.

Pour ces militantes, l’idée même de développer ce type de vaccins résulte de ce qu’elles nomment la « mentalité » des chercheurs, soit : « une compréhension de la fertilité qui l’associe à une maladie – transmissible en plus! Elle est perçue comme une épidémie qui sévit parmi les femmes pauvres et marginalisées à travers le monde » (Swatija Paranjape et Chayanika Shah 1993 ; propos rapportés dans Richter 1996 : 9, note 9). Les termes utilisés pour décrire la préparation de ces vaccins sont évocateurs : « [l’hormone visée] est modifiée, puis associée à une bactérie ou à un virus transporteur (par exemple, la diphtérie ou le tétanos) pour que le système immunitaire perçoive l’hormone naturelle de grossesse comme un germe infectieux et réagisse contre cette hormone » (RMFDR 1997 [1993], je souligne). Or, insiste-t-on : « la grossesse n’est ni une maladie ni une épidémie », pas plus que le foetus n’est assimilable à un agent pathogène, « ni un germe ni un microbe qui envahit le corps [de la femme] et la menace d’une maladie ou met sa vie en danger » (Richter 1993 : 8).

De l’avis des militantes, le projet d’invention de vaccins contraceptifs répond avant tout à une motivation particulière, celle de réduire la croissance démographique dans les pays du Tiers monde. L’éventualité d’une mise en marché prochaine de contraceptifs immunologiques vient en effet raviver les débats sur les rapports complexes et potentiellement complices qui lient la mise au point de produits contraceptifs et l’idéologie néo-malthusienne. Elle constitue une nouvelle occasion de donner à voir et de dénoncer la priorité généralement accordée aux méthodes contraceptives dont l’efficacité est considérée comme plus élevée, et le peu d’intérêt accordé aux « [méthodes] moins technologiques permettant un plus grand contrôle de l’utilisateur tel le diaphragme, le préservatif ou encore [aux] pratiques locales de contrôle de la fécondité » (RMFDR 1997 [1993]). Les caractéristiques mêmes des vaccins contraceptifs témoigneraient de la priorité qui est accordée à l’atteinte d’objectifs démographiques plutôt qu’aux droits des femmes et à leurs besoins en matière de reproduction.

Dans leur campagne d’opposition, les organisations militantes entreprennent également de scruter le travail de laboratoire des chercheurs et donnent à voir certains « dérapages » dans la sélection des substances de l’organisme que les vaccins contraceptifs peuvent cibler. Elles signalent en effet que les critères retenus par l’OMS à la fin des années 1970 pour assurer la sécurité des vaccins contraceptifs ne sont pas toujours respectés : « Des scientifiques développent délibérément des contraceptifs immunologiques qui provoquent des réactions croisées avec d’autres substances endogènes alors même que ces vaccins ont été écartés par d’autres chercheurs »[11] (Richter 1993 : 64).

Poursuivant leur investigation hors des laboratoires pour aller vers les lieux où se font les essais cliniques, les organisations militantes accusent également les chercheurs de déroger aux normes éthiques internationales d’au moins deux façons : d’abord en procédant à de tels essais, ensuite en n’assurant pas les conditions d’un véritable consentement éclairé de la part des personnes recrutées. À ce propos, elles affirment que les normes internationales spécifient ceci : « les essais sur les êtres humains ne peuvent être effectués que si le produit développé offre des avantages par rapport aux options existantes » (RMFDR 1997 [1993]). Or, les vaccins contraceptifs ne répondraient pas à cette condition. En outre, elles avancent que les modalités de recrutement ont réduit la capacité des femmes recrutées à donner un véritable consentement éclairé, soit parce que « [l]’efficacité et la sécurité du contraceptif immunologique ont été exagérées », soit parce que les formules de consentement « comparaient le “vaccin” contraceptif à un vaccin anti-maladie » (Richter 1993 : 47). Ainsi, de l’avis des organisations militantes, les essais cliniques ne devraient tout simplement pas avoir lieu.

À travers leur Campagne, les opposantes qui poursuivent leur recherche sur la contraception immunologique font valoir son caractère déshumanisant. Non seulement elles en font voir les effets néfastes pour la santé des utilisatrices, mais elles affirment que cette méthode réduit leur autonomie – et le contrôle qu’elles exercent sur leur reproduction – et conçoit le foetus comme un germe à combattre. Ce faisant, elles refusent d’attribuer à cette invention le statut de techno-science, ancrant cette méthode dans des positions idéologiques et des représentations plutôt que dans des « faits » scientifiques.

La Campagne que les organisations militantes mènent avec conviction et acharnement n’est pas sans susciter de nombreuses réactions chez les promoteurs des contraceptifs immunologiques. Le travail d’invention exige en effet de ceux et celles qui s’y adonnent de négocier, contourner ou discréditer les lectures divergentes et conflictuelles. Pour ce faire, ils font preuve eux aussi d’ingéniosité et empruntent des détours parfois inattendus.

Aussi, dans les mois suivant le lancement officiel de la Campagne, plusieurs représentants des institutions visées répondent-ils à la pétition au moyen d’une lettre adressée à la coordonnatrice de la Campagne[12]. Dans leurs publications respectives ou dans les entrevues qu’ils m’ont accordées, les chercheurs se penchent également sur les arguments formulés par les groupes d’opposition.

Les promoteurs de cette future méthode contraceptive contestent vigoureusement l’évaluation que font les organisations militantes des risques pour la santé des utilisatrices : « En fait, le problème actuel que nous avons avec les vaccins et leur fonctionnement biologique ne correspondent pas du tout à ce qu’elles [les associations militantes] disent » (Chercheur biomédical, entrevue 1997). Sans nier la possibilité que des effets non désirés, et potentiellement dangereux, puissent résulter de l’administration du vaccin, ils font valoir que ce n’est pas parce que les vaccins contraceptifs reposent sur une interférence du système immunitaire avec des substances de l’organisme qu’ils s’avèrent moins sécuritaires. Ici, la comparaison avec le mode d’action des anovulants oraux est mise à profit.

Dire que vous attaquez votre propre organisme… Bien vous attaquez aussi vos propres ovaires si vous prenez des contraceptifs oraux, parce que vous arrêtez la fonction normale des ovaires. En principe, c’est exactement la même chose. Dans un cas, c’est un phénomène endocrinien dans l’autre, un phénomène immunitaire.
Chercheur biomédical, entrevue 1997

Selon les promoteurs de la contraception immunologique, les groupes d’opposition conviendraient sans doute que leurs craintes sont inappropriées s’ils avaient une connaissance plus approfondie des faits établis par les recherches scientifiques.

Les promoteurs ne partagent pas non plus l’argument selon lequel la contraception immunologique n’apporte aucun avantage sur les autres méthodes existantes. De cet objet, ils offrent une description fort différente. Ils lui attribuent en effet un ensemble de qualités qu’ils jugent en partie absentes des méthodes contraceptives existantes. Par exemple :

  1. cette méthode n’a pas à être utilisée au moment de la relation sexuelle et son usage est indécelable : « une méthode que le mari ne peut détecter, que la belle-mère ne peut détecter, et l’action dure une année sans effets secondaires évidents » (Chercheur biomédical, entrevue 1997). En outre, contrairement aux stérilets ou aux implants, l’interruption de l’action ne requiert pas les services d’un professionnel de la santé (Catley-Carlson 1994).

  2. elle est réversible, facile à utiliser, peu coûteuse et son effet est prolongé. Elle est donc particulièrement bien adaptée à certains pays en développement où l’accessibilité des services médicaux est limitée : « […] quelqu’un vient une fois par année pour faire une [autre] vaccination et on peut aussi les vacciner une fois par année contre la grossesse. […] Et une année plus tard, elle reçoit une autre injection » (Chercheur biomédical, entrevue 1997).

  3. elle viendra élargir l’éventail des options actuelles non seulement pour les femmes mais aussi pour les hommes (Benagiano 1994).

Quant au potentiel élevé d’abus dénoncé par les militantes impliquées dans la Campagne, les promoteurs en reconnaissent l’existence : « Ce serait facile de dire : « Voici une injection, vous allez vous sentir mieux ». Ou simplement leur donner une injection pendant qu’elles sont inconscientes. […] Je pense que cet aspect est très préoccupant » (Chercheur biomédical, entrevue 1997). Toutefois, ils estiment que le potentiel d’abus est moins grand qu’avec d’autres méthodes, comme les implants ou le stérilet, considérant que l’annulation de son effet contraceptif peut se produire sans recours à des services médicaux : « La fertilité revient à la normale quand le niveau des anticorps [antibody titers] descend, c’est-à-dire quand l’effet [du vaccin] disparaît. Aucune nouvelle visite à la clinique n’est nécessaire » (Catley-Carlson 1994). Dès lors, si une situation d’usage abusif se produisait, les conséquences en seraient temporaires : « [...] même si c’était le cas, cela ne voudrait pas dire que la femme est “cuite”, que sa capacité reproductive est terminée. Premièrement, ce qu’elle a à faire est d’attendre pour que le niveau des anticorps descende » (Chercheur biomédical, entrevue 1997).

Aux yeux des promoteurs, de telles éventualités ne justifient aucunement l’arrêt de la recherche. De fait, ils considèrent que les questions relatives aux usages abusifs ne relèvent pas, à proprement parler, de l’expertise des scientifiques : « Je pense vraiment que c’est quelque chose que tous les progrès de la science ne parviendront pas à neutraliser. […] Nous pouvons seulement fournir des méthodes. Rendre le système suffisamment mature devrait être le travail des éthiciens et des politiciens » (Chercheur biomédical, entrevue 1997). Ils s’empressent également d’affirmer que la recherche sur les vaccins contraceptifs ne répond pas, comme le prétendent les militantes impliquées dans la Campagne, à un objectif de réduction de la croissance démographique, mais à la nécessité d’accroître les possibilités en matière de contraception (Griffin, Jones et Stevens 1994 ; Catley-Carlson 1994). C’est précisément sur ce terrain qu’ils situent leur responsabilité éthique.

On doit accroître le nombre d’options. […] Plus nous pourrons en développer, mieux ce sera. […] Je pense que les femmes à travers le monde perdent quelque chose si elles n’ont pas une méthode additionnelle. […] Les femmes continuent de mourir d’avortements qu’elles se font elles-mêmes. Le vaccin peut prévenir ça. […] Aussi, si vous ne tenez pas compte de tout et que vous ne voulez pas voir les deux côtés, vous pouvez faire beaucoup de mal. Et ça aussi, c’est contraire à l’éthique.
Chercheur biomédical, entrevue 1997

Confrontés aux manifestations et aux oppositions d’organisations militant pour la santé des femmes et pour les droits en matière de reproduction, les promoteurs de la contraception immunologique ne sont pas demeurés silencieux. Au contraire, ils ont défendu avec ténacité les produits qu’ils sont en train d’inventer. Ils ont à leur tour chargé leur invention de préoccupations éthiques et humanisantes en faisant valoir le gain de liberté et d’autonomie que cette méthode viendrait conférer aux femmes en plus de réduire les risques pour la santé qu’entraînent les grossesses non désirées et les avortements qui y sont associés. Ils ont également réaffirmé la base scientifique de leur invention en présentant le mode d’action des vaccins contraceptifs (action sur les constituants normaux de l’organisme) comme un processus physiologique normal et non comme un dysfonctionnement, attribuant ainsi une autre « nature » au système immunitaire.

Ce travail est d’autant plus crucial que le crédit accordé aux arguments avancés par les organisations militantes semble avoir fait des gains tant du côté des militantes elles-mêmes que des organismes qui coordonnent ou financent la recherche sur la contraception immunologique. En juin 1998, près de 500 organismes provenant d’une quarantaine de pays avaient signé la pétition ; 2000 cartes signifiant l’opposition des signataires à la poursuite des travaux de recherche avaient aussi été acheminées à l’OMS. Signalons également que peu de temps après le lancement officiel de la Campagne, le Population Council a suspendu la recherche sur un des prototypes considéré comme le plus avancé et le plus prometteur à court terme. De son côté, le Centre de recherches pour le développement international du Canada (CRDI), principal bailleur de fonds des travaux sur les contraceptifs immunolo-giques menés à l’Institut national d’immunologie de New Delhi, a interrompu son financement après y avoir soutenu la recherche dans ce domaine pendant près de vingt ans.

D’autres déplacements ont aussi accompagné l’invention de la contraception immunologique. Même s’ils n’appuient pas publiquement la Campagne et dénoncent parfois les manifestations d’opposition qui ont cours, les « experts » de la planification familiale expriment eux aussi plusieurs réserves, parfois de façon subtile et détournée, parfois de façon plus explicite. S’ils évitent de contester ouvertement l’expertise et l’autorité des chercheurs biomédicaux dans le développement de produits sécuritaires et efficaces, ils n’en reprennent pas moins certains arguments avancés par les militantes engagées dans la Campagne.

À l’instar des organisations militantes, ces experts remettent en question la priorité que les chercheurs ont accordée aux méthodes contraceptives exigeant une intervention poussée des professionnels de la santé. À leurs yeux, les vaccins contraceptifs, tout comme le stérilet ou les implants, font partie de ces méthodes en raison du suivi rigoureux qu’ils requièrent. Ces experts contestent également l’argument selon lequel l’ajout d’une méthode contraceptive à l’éventail existant vient automatiquement accroître le choix des utilisatrices et des utilisateurs : « Pourquoi avons-nous besoin d’une technologie nouvelle? J’en suis venu à dire que dans le domaine de la régulation de la fécondité nous commençons à avoir assez de technologies, si elles peuvent être distribuées correctement » (Expert, entrevue 1997). Ils expriment aussi leur inquiétude par rapport aux usages qui peuvent être faits des vaccins contraceptifs : « Je pense vraiment que le potentiel de coercition est très élevé, parce que ça peut être administré facilement (Expert, entrevue 1997). L’argument selon lequel le projet de développement d’un vaccin contraceptif repose sur un trait particulier de la « mentalité » des chercheurs – à savoir leur perception de la grossesse comme une maladie – trouve aussi un certain écho dans leurs propos : « Je suppose que certains peuvent voir la grossesse comme une maladie, mais moi non » (Expert, entrevue 1997).

Au milieu des années 1990, la contraception immunologique constitue, pour les experts de la planification familiale, l’occasion de faire valoir leur propre connaissance de la situation qui prévaut dans les pays en développement, notamment en ce qui a trait à la désorganisation des infrastructures sanitaires. « Je pense que souvent les scientifiques n’ont aucune idée de ce que sont vraiment les programmes de planification dans les pays en développement ; à quoi ressemblent les services, quelle est la formation des dispensateurs, quelle est la logistique, et tout ça » (Expert, entrevue 1997). Tout porte à croire qu’au milieu des années 1990, ces experts tolèrent, plus qu’ils n’appuient, la poursuite de la recherche sur la contraception immunologique. Eu égard au développement de vaccins contraceptifs, les chercheurs sont pour ainsi dire abandonnés, du moins en partie, par ceux-là même qui les avaient recrutés trois décennies plus tôt.

Que donne à voir ce récit du travail d’invention de vaccins contraceptifs? À première vue, nous pourrions n’y trouver qu’un exposé de descriptions divergentes d’un objet particulier portées par divers groupes d’acteurs, d’appréciations différentes du caractère déshumanisant ou humanisant de la contraception immunologique. Pourtant, il offre bien davantage.

Il apparaît clair que le statut de techno-science – de simple produit d’un travail d’ingénierie tirant profit de connaissances approfondies de la physiologie des systèmes immunitaire et reproducteur – est un enjeu important de cette controverse. De fait, à travers leur mouvement d’opposition, les organisations militantes récusent le caractère purement technique et scientifique de la contraception immunologique. Elles la chargent de bien d’autres choses : des intérêts, des convictions idéologiques, des pratiques qui s’écartent des normes éthiques. Éprouvant de plus en plus de difficultés à faire valoir la pertinence de leur invention future, les chercheurs tentent, pour leur part, de purifier leur invention, de renforcer la frontière entre ce qui est scientifique et technique et ce qui est politique. Ils s’affairent à retracer ce que les organisations militantes viennent brouiller : la ligne de démarcation entre ce qui relève du monde des choses (qu’ils se donnent pour tâche de découvrir) et ce qui relève du monde des humains.

Une option moderniste conduirait à distinguer parmi les deux réalités décrites laquelle relève de la science, laquelle relève de la croyance, du mythe ; laquelle est scientifique, laquelle est politique. Pour les modernistes, le fait que l’une des parties soit associée à la communauté scientifique, alors que l’autre est associée au monde politique, fait sans doute autorité. Toutefois, à ces derniers, il est sans doute utile de rappeler que les membres de la communauté scientifique invoquent des « natures » parfois divergentes, non sans confrontation bien entendu. En effet, depuis que se poursuit le travail d’invention des vaccins contraceptifs, le système immunitaire a pris, au sein de la communauté scientifique, au moins deux formes – deux « natures » – foncièrement différentes. La première, dominante au cours des années 1960 et 1970 mais toujours présente au sein de la communauté des chercheurs, interdit toute immunisation contre les « constituants normaux » de l’organisme, considérant que le fonctionnement du système immunitaire est de défendre l’organisme contre des substances étrangères. C’est cette description que reprennent les organisations militantes au milieu des années 1990. La seconde, portée par la plupart des promoteurs actuels de la contraception immunologique, décrit l’auto-immunité comme un phénomène physiologique normal ; un « fait scientifique » que confirme la présence chez les personnes en santé d’une interférence continue du système immunitaire avec des « constituants normaux » de l’organisme : « Vous amenez simplement le système immunitaire à faire ce que la nature fait déjà » (Chercheur biomédical, entrevue 1997). Dans le cours de cette controverse, chacune des deux parties accuse l’autre de fonder son argumentation sur une représentation particulière, et toujours tronquée, de la nature même du système immunitaire. Doit-on espérer que le système immunitaire arrive un jour à imposer sa propre nature, qu’il ait une fois pour toutes le dernier mot?

Au même titre que d’autres « réalités » – les besoins des femmes en matière de reproduction, les infrastructures sociosanitaires, etc. – le système immunitaire se transforme en même temps que s’inventent les vaccins contraceptifs. C’est bien le « réel-en-train-de-se-faire » qui se donne à voir : « par les biotechnologies, plus encore que par l’agriculture et l’élevage traditionnels, voilà que le vivant devient, en grande partie, artefact » (Serres 2001 : 57). Loin d’être en position d’extériorité par rapport à la nature, les humains deviennent ainsi « naturants, architectes et ouvriers actifs de cette nature » (Serres 2001 : 49). L’image de l’humain toujours étranger à la nature, découvrant cette nature et fabriquant des outils techniques, se dérobe. Elle n’arrive plus à se fixer. Ces entités que l’on affirmait distinctes s’attachent et s’amalgament. Humains et non-humains sont partie prenante d’un collectif fabriquant de nouvelles réalités ; produisant de la « nature » ou, plus exactement, des natures qui se côtoient et se confrontent.

Ainsi, les vaccins contraceptifs constituent une médiation « où matière et société échangent leurs propriétés » (Latour 2001b : 200). L’« erreur du paradigme dualiste » affirme Latour, réside dans sa façon de définir l’humanité : « La morphologie même des humains – notre propre corps — est composée en grande partie de négociations sociotechniques et d’artefacts. Concevoir l’humanité et la technologie comme appartenant à des pôles opposés revient, en fait, à rêver une humanité absente ». En effet, prend-il soin de préciser, « nous sommes des animaux sociotechniques et toute interaction humaine est sociotechnique. Nous ne sommes en rien limités aux liens sociaux. Nous ne sommes en rien condamnés à un vis-à-vis avec de purs objets » (ibid. : 226).

Les débats auxquels donne lieu l’invention des vaccins contraceptifs incitent à repenser le statut même d’« objet technique » ; ils exigent de le comprendre autrement. Mais de quelle façon une telle déconstruction vient-elle nourrir le débat sur la déshumanisation et la réhumanisation? Simple détour sans portée réelle? Détour éminemment risqué?

Déconstruction et responsabilité

Attardons-nous d’abord à l’argument selon lequel la démarche ne serait somme toute qu’un détour – non sans intérêt – mais qui ramène néanmoins ceux ou celles qui s’y sont engagés au point de départ tout en les laissant avec le sentiment que ce détour ne leur permet pas de fonder leur appréciation d’un objet technique donné, par exemple celui dont je me suis servie pour illustrer mon propos et ancrer la discussion. L’argument est totalement recevable. Il est vrai que le regard posé sur le travail d’invention de la contraception immunologique n’ouvre ni sur un plaidoyer en faveur du développement d’une telle technique, ni sur une manifestation d’opposition à son égard. Il aurait été possible d’adopter une autre perspective qui m’aurait conduite à objectiver les arguments avancés par les organisations militantes ou par les inventeurs de cette technique (en tant qu’anthropologue cette deuxième option m’apparaît un peu plus difficile, considérant l’histoire de la discipline, mais aucunement impossible), ajoutant ainsi un surcroît de vérité aux « réalités » produites par les uns ou les autres. Certains y auraient sans doute trouvé matière à apprécier le potentiel déshumanisant ou humanisant de la contraception immunologique. Un projet séduisant et rassurant aussi. Dans les sciences sociales, une telle perspective jouit certainement d’une faveur immense – « imméritée » de l’avis de Taylor (1992).

Pourtant j’ai choisi d’explorer une autre voie en évitant (du moins momentanément) une telle démarche qui cherche à fonder ce surcroît de vérité sur une investigation approfondie menée sous le mode « scientifique ». Certes, le récit que j’ai produit multiplie les angles de vue, il donne à voir certains replis et recoins qui n’avaient peut-être pas été considérés ou imaginés par ceux et celles qui sont en quête de « faits » qui viendraient fonder leur jugement concernant la contraception immunologique et son potentiel humanisant ou déshumanisant. Toutefois, ce récit procède en même temps d’une mise en conscience qu’il n’y a rien d’autre à débusquer que ces angles de vue, ni « faits incontournables », ni « nature indiscutable », rien qui n’ait déjà été soumis à une transformation, rien qui ne soit déjà habité d’intérêts et de passions.

Ainsi, la démarche que j’ai entreprise ne permet pas de juger plus objectivement des risques et des impacts effectifs de cette méthode contraceptive. Confrontée à un tel objectif, il me faut bien admettre que le détour effectué approvisionne mal en « faits » et en « données objectives » ceux et celles qui se donnent pour mandat de juger si tel ou tel objet humanise ou déshumanise. Il ne les laisse guère mieux outillés pour exercer leur fonction. Dès lors, il est légitime de discuter, comme le fait Caillé (dans Latour 2001a : 151), de la portée d’une telle démarche de ce qu’elle a à « faire valoir contre la marchandisation et contre l’artificialisation générale du monde ».

En effet, comment juger ces « objets », qui n’en sont plus, lorsque toute position d’extériorité est annulée, rendue impossible? Comment l’humain peut-il parler de ces techno-sciences qui le construisent, qui fabriquent son corps, qui lui donnent cette nature en même temps qu’ils la lui enlèvent? Si la nature sur laquelle nous fondons l’évaluation des risques d’un objet technique est le produit d’une négociation, d’une hiérarchisation des savoirs qui s’installe dans le cours même de son invention, quelles sont les ressources désormais disponibles pour en juger? Tout personne qui s’y aventure n’est-elle pas à la fois juge et partie?

Est-ce à dire que la démarche maintient ceux et celles qui l’adoptent à l’écart de toute prise de position politique, les mettant à l’abri du débat et de la confrontation? Position confortable, lanceront certains, non sans y déceler une mise en déroute de la critique. Des théoriciens du social assimilent en effet cette démarche à une position d’inspiration nihiliste, à une réflexion esthétique, dont l’effet est l’abandon de « tout sens de l’urgence et de l’engagement » (Giddens 1993 : 31). Aux yeux de plusieurs, cette révision de la frontière entre le scientifique et le politique rend ceux et celles qui s’y adonnent foncièrement apolitiques (Latour 2001 : 139). Pourquoi alors adopter une démarche susceptible d’apparaître non seulement accessoire et oiseuse mais aussi foncièrement risquée? Décision irresponsable? Désengagement?

J’ai dit plus haut que le sens premier de ma démarche n’était pas de produire des connaissances sur lesquelles prendre appui pour examiner la contraception immunologique en fonction de ses risques, de ses effets, de son potentiel déshumanisant ou humanisant. Conséquemment, mon analyse n’ouvre ni sur un plaidoyer en faveur du développement de la contraception immunologique, ni sur une manifestation d’opposition à son égard. D’autres l’ont fait. Mais cette démarche vient néanmoins alimenter la réflexion sur les espaces et les lieux d’humanisation. De fait, mon récit de la contraception immunologique est un plaidoyer. J’y plaide en faveur d’un doute systématique envers les réalités produites par les scientifiques et, de façon plus générale, envers les « discours sérieux » ; non pas parce que ces actes de discours disent faux mais parce qu’ils ne laissent pas voir que les faits qu’ils produisent sont toujours aussi des fictions, c’est-à-dire le résultat d’une hiérarchisation politique et provisoire d’énoncés (Latour 1999a). Pas tant faits que « faitiches »[13].

J’avance ici que c’est précisément l’oubli des faitiches et de l’hybridité, plus encore que la présence accrue des objets techniques de toutes sortes, qui trace la voie à la déshumanisation. C’est cet oubli qui nourrit le projet et l’espoir « du tout organisable, de la gestion parfaite de la ressource humaine, de la production de sociétés uniformisées, fonctionnelles et rationalisées » que dénonce, parmi d’autres, Simonis (1996). J’avance également que, loin d’interdire toute décision, l’introduction des faitiches rend celle-ci plus consciente d’elle-même, plus incertaine, plus fragile. Elle favorise la « pratique d’attention à l’autre » (Lemieux 2000) que nous souhaitons être la pierre angulaire d’une « autre humanité », une pratique dont il faut sans doute rappeler qu’elle exige l’abandon du cernable.

Il existe bien, comme l’a déjà souligné Serres (2001 : 48), une crainte « que nous basculions dans une aliénation pire, en dépendant de plus en plus […] de techniques préfabriquées : ainsi le sujet, dépendant d’objets, perd de son humanité ». L’humanité viendrait à manquer, étouffée par la prolifération d’objets techniques. Mais la quête d’une maîtrise toujours plus grande de ces objets – afin que s’arrête la déshumanisation et qu’advienne une réhumani-sation – en serait-elle venue à habiter totalement l’imaginaire contemporain au point où elle ignorerait totalement que ce projet de maîtrise engendre avec lui la fabrication d’autres objets techniques auxquels on donnera le mandat de réduire le flou, l’inconnu, l’instable, l’insaisissable?

C’est dans l’entraînement à la mise en doute, à un certain scepticisme à l’égard des catégories de pensée qui nous sont devenues familières, que je situe un des lieux importants d’« humanisation », un terme dont je souhaiterais néanmoins limiter l’usage. Tout comme l’opposition déshumanisation/réhumanisation, ce terme m’apparaît en effet étroitement lié aux « Grands Récits » qui marquent la pensée moderniste. L’imaginaire dichotomique entretient des liens serrés avec la pensée instrumentale. Ne s’agit-il pas plutôt de produire une « autre » humanité, de dégager des espaces et des lieux « d’hominescence » au sens où l’entend Serres (2001)?

Doit-on pour autant délester une fois pour toute l’espace de réflexion de toute perspective qui viserait à distinguer ce qui déshumanise et ce qui humanise? Est-il pensable, envisageable, prudent de le faire? Parce qu’elles invitent à pousser plus avant la réflexion et qu’elles permettent d’autres échappées, ce sont ces questions qui alimenteront les paragraphes qui me servent ici de conclusion.

Conclusion

Le récit que j’ai produit du travail d’invention de la contraception immunologique souligne une perspective épistémologique qui s’applique à douter des « différences de nature ». J’ai ainsi tenté une mise à distance par rapport aux positions avancées par les différents groupes d’acteurs en présence et aux descriptions du réel que chacun produit. Cette mise à distance donne à voir le travail continu que nécessite le déni d’humanité au monde technique, les efforts déployés pour assurer la défense de cette frontière entre le sujet et l’objet, entre le politique et le techno-scientifique.

Par l’adoption d’une telle perspective, je plaide donc en faveur d’une plus grande incrédulité à l’égard de modes de catégorisation qui nous sont devenus familiers. Je fais ce plaidoyer par crainte que la croyance dans les différences de « nature » n’entraîne une clôture prématurée de la réflexion sur les espaces et les lieux d’humanisation. Et c’est précisément cette clôture que je veux éviter, parfois. Ce dernier mot est d’une importance capitale. En effet, ce dont il est question ici n’est pas une plaidoirie en faveur d’un refus permanent d’objectivation. Car abandonner dans tous les cas l’illusion de la vérité peut compromettre la participation aux débats parfois violents qui surgissent autour de productions techniques et scientifiques ; débats auxquels souhaitent aussi prendre part les chercheurs en sciences sociales. Comme l’ont déjà souligné Dreyfus et Rabinow : « Si tout le monde pouvait se placer orthogonalement par rapport au discours, de manière à en parler, le discours orthogonal n’aurait plus aucun sens. Il faut que soit toujours promis et toujours différé le jour qui nous libérera de l’illusion du sens et de la vérité » (Dreyfus et Rabinow 1984 : 140). Ainsi, je prends suffisamment au sérieux cet argument pour me garder de promouvoir le remplacement pur et simple d’une perspective par une autre. Toutefois, la portée de la démarche que j’ai prônée ici apparaît suffisamment salutaire pour que sa présence dans l’espace de réflexion actuel soit défendue avec ténacité.

Il apparaît clair que l’objectif de dévoilement et de contestation passe par la production de « faits » ; ces derniers y jouent un rôle de toute première importance. Je maintiens néanmoins qu’il est essentiel d’y résister. La contraception immunologique, dont j’ai traité dans les pages précédentes, offrait cette possibilité. En effet, ce domaine est déjà le théâtre d’une confrontation où des groupes d’acteurs fabriquant des réalités différentes et parfois incompatibles se critiquent et tentent de se démarquer les uns des autres. Dans ces circonstances précises, où la lutte entre les défenseurs et les détracteurs est déjà bien engagée, je crois que ni l’éloge, ni la dénonciation, ni une position mitoyenne, n’aurait apporté quelque chose de nouveau. Ce qui ne signifie pas que d’ajouter un surcroît de vérité à certaines des réalités produites ne pourrait pas constituer une option valable dans d’autres circonstances.

Je maintiens donc que la production de certitudes, le recours à des « différences de nature », à la réification, est nécessaire et crucial. Toutefois, je maintiens tout aussi fortement son contraire, à savoir la nécessité d’abandonner, par moments, le projet de dévoilement et de dénonciation. Dans mon esprit, cette seconde option ne signifie aucunement l’abandon de ceux et de celles qui s’indignent, objectent et contestent pour modifier les rapports de force en faveur de certains groupes que la science a plus d’une fois fait taire.

Par la distanciation qu’il tente d’exercer envers la « Constitution des modernes » (Latour 1991), le récit que j’ai proposé de l’invention de la contraception immunologique est partie prenante d’un plaidoyer en faveur de la multiplication de zones d’incertitudes, d’identités incertaines. Car lorsqu’il s’agit de dégager de nouveaux espaces et de nouveaux lieux d’humanisation, ce n’est pas tant d’un déficit de certitudes et de convictions que nous souffrons, mais plutôt d’un excès. Dès lors, l’enjeu serait moins une déroute de la critique qu’une mise en route du doute.