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Irene Silverblatt, Modern Inquisitions. Peru and the Colonial Origins of the CivilizedWorld. Durham et Londres, Duke University Press, 2004, 299 p., bibliogr., index.[Notice]

  • Marie France Labrecque

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  • Marie France Labrecque
    Département d’anthropologie
    Université Laval
    Québec (Québec) G1K 7P4
    Canada

La plupart des gens pensent que l’Inquisition qui a surgi à la fin du XVe siècle dans la péninsule ibérique devant la soi-disant menace à la sécurité nationale que représentaient les Juifs, les sympathisants de ces derniers et les hérétiques de tout acabit était fondamentalement rétrograde et barbare. Pourtant, les règles étaient précises, sophistiquées et, surtout, tout ce qui en découlait, comme les arrestations, les témoignages, les consultations, était rigoureusement consigné, évoquant ainsi une pratique certes violente mais basée sur la raison. Historienne et anthropologue spécialisée sur l’Amérique andine, Irene Silverblatt a suivi le déploiement de l’Inquisition dans la vice-royauté du Pérou au XVIIe siècle dans le cadre d’un État colonial émergent. Plus particulièrement, elle s’est intéressée aux dynamiques de la construction de l’État moderne à travers les règles et les procédures bureaucratiques qui lui donnent sa forme concrète. En accord avec Bourdieu et Foucault, Silverblatt estime que la naissance de la bureaucratie moderne remonte au moins au XVIIe siècle et insiste pour inclure l’Inquisition espagnole sur la liste des bureaucraties modernes. Cette position est novatrice dans la mesure où, en raison des stéréotypes, on a tendance à associer l’Inquisition à l’absence de raison, donc au fanatisme et au sadisme. Au contraire, affirme Silverblatt, l’Inquisition aurait été une des bureaucraties les plus modernes de son temps. On ne sera pas étonné que Silverblatt ait trouvé une de ses principales sources d’inspiration chez Arendt, particulièrement dans ses propos sur cette collusion de la violence et de la raison, de même que dans son concept de pensée raciale. Il s’agit d’un concept plus large que celui de la race ; ce concept permet de mieux saisir, d’une part, comment les structures inégales telles que la race, le genre, la religion et la classe s’articulent les unes aux autres dans le contexte de l’État et, d’autre part, comment ces structures, y compris l’État, finissent par faire partie intégrante de chacun de nous, participant ainsi au processus même d’individualisation. L’objectif que poursuit Silverblatt est donc de comprendre la construction historique de l’État, en reconstituant la façon dont s’est institutionnalisée la pensée raciale et en montrant comment elle est devenue partie intégrante du politique et des sujets qui le configurent. Elle estime que la pensée raciale mise en pratique par l’Inquisition a revêtu deux dimensions. La première a consisté à racialiser la culture à travers la transformation de la pureté du sang (dont les Juifs, notamment, étaient dépourvus) en loi. Cette loi a été appliquée par l’État-nation aux fonctions économiques telles que celles de commerçants, propriétaires et militaires, ces fonctions n’étant accessibles qu’à certaines catégories sociales. La deuxième dimension de la pensée raciale, mise en oeuvre à la faveur de la colonisation, est celle qui s’est immiscée en même temps que l’impérialisme dans la structure des castes et qui a lié la couleur aux privilèges économiques et politiques. Autrement dit, la couleur est venue se superposer aux fonctions économiques, elles-mêmes liées à la pureté du sang (ou à son absence). Dans ce contexte, les Noirs, parce qu’ils étaient noirs, ont été associés à l’esclavage, les Indiens, étant bruns, ont été des payeurs de tributs et les Espagnols, étant blancs, ont été exempts de tribut. Les deux dimensions de la pensée raciale, bien qu’elles soient restées occultes, étaient intimement liées : ensemble, affirme Silverblatt, elles amalgamaient nation, culture et castes ; ensemble, elles célébraient l’illusion de la pureté ; ensemble, elles approfondissaient la division entre Espagnols et tous les autres ; ensemble, elles façonnaient les catégories sociales en des vérités raciales. Ensemble elles constituaient une nouvelle idée de ce qu’être un humain signifiait …