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Un centenaire de musée ça se fête, pas parce qu’il est rare en soi mais parce que le temps d’un musée, bien au-delà de simples annales, peut devenir partie intégrante de sa propre collection. C’est en quelque sorte aborder le centenaire comme un méta-artefact, pour en faire l’objet d’étude d’une auto-analyse ; au fond, dire ce que nous sommes devenus par ce que nous avons été. La recette est plutôt ancienne, même bien connue, mais ici elle a pris la forme d’une vaste opération de mise à jour par la mise en publication des fils qui ont tissé, et tissent encore, la toile de fond de l’institution de Neuchâtel. C’est à cette sorte d’oeuvre textile que le livre se consacre, à la fois bilan et projection dans le temps, auquel viennent contribuer plus d’une cinquantaine d’auteurs pour finalement rendre compte de cette aventure collective étalée sur un siècle. D’entrée de jeu, est-il nécessaire de signaler la très belle facture et, par là même, le très beau travail d’édition (fait maison soit dit en passant) qui porte en soi cet objet-livre au statut d’oeuvre d’art (tiré à 2500 exemplaires). Le choix d’une jaquette argentée donne d’emblée à la couverture une parenté au miroir que ce livre du centenaire tente d’offrir au Musée d’Ethnographie de Neufchâtel (MEN). « Dis-moi miroir si je suis encore belle » semble vouloir chuchoter l’institution. Et franchement, il serait faux du point de vue du lecteur attentif que nous avons été de vouloir cacher notre enthousiasme devant cette somme abondamment illustrée (utile en muséologie) et au demeurant, fort bien documentée avec une solide bibliographie (plus ou moins 500 références) en toute fin d’ouvrage comme il se doit. Nous avons remarqué au passage quelques manquements du côté des références dans les articles dont certains ne trouvent pas écho en bibliographie de fin, mais cela est parfaitement excusable compte tenu de la nature et de l’ampleur colossale de cet ouvrage-mémoire.

On peut d’abord signaler que l’oeuvre a été réalisée sous la direction de l’inséparable trio GHK, c’est-à-dire, le conservateur, Jacques Hainard et deux de ses adjoints principaux, Marc-Olivier Gonseth et Roland Kaehr. À eux trois, ils ont signé plus d’une vingtaine d’expositions majeures, de 1981 à 2004, qui, chaque fois, sont venues renouveler le langage propre aux expositions de musée ; celui à vrai dire que tout projet muséographique voudrait à sa façon réinventer. Ce livre est avant tout le condensé de leur indéniable apport évidemment ; non seulement à l’institution même mais aussi à la muséologie en général, celle du moins qui tente de repousser les frontières du déjà vu et du déjà connu. Un palmarès de ces expositions, des pages 395 à 530, est d’ailleurs admirablement conduit par Marc-Olivier Gonseth, qui y présente les monstrations du MEN de 1981 à 2004 à partir d’un schéma de présentation appliqué systématiquement et qui rend compte, dans l’ordre, du synopsis, de la mise en espace, de l’analyse et des réactions que chacune a suscitées dans les chroniques de périodiques (succincte revue de presse). Une véritable mine d’informations pour la muséologie d’aujourd’hui[1].

Cet ouvrage relève donc, dans son ensemble, d’une stratégie enviable – lire parfaitement imitable – où le simple découpage en trois parties annonce une structure forte qui divise le propos d’abord en deux grands volets d’environ 300 pages chacun : le musée à travers ses acteurs et ses collections et le musée à travers ses expositions et les regards portés sur lui. Puis, la dernière portion se présente sous forme d’un album qui agira plutôt comme le mémorandum d’un momentum, le Centenaire de 2004. On y présente sommairement la revue des 19 activités d’une année exceptionnelle. Voilà qui révèle la charpente solide d’un livre-catalogue de 644 pages, rappelons-le. Dans ce bref compte-rendu, je m’attarderai principalement sur quelques acteurs incontournables évoqués dans certains articles qui en viennent à constituer la chair autour d’une ossature solide. Puis j’aurai le plaisir de commenter brièvement quelques textes jugés fondateurs pour le MEN qui a constamment accompagné ses actions par l’articulation d’une pensée audacieuse. Il faut aussi savoir que le musée fait partie, en quelque sorte, de l’Université de Neufchâtel et y loge justement l’Institut d’Ethnologie. Il s’agit pourtant d’une institution aux dimensions assez modestes avec un personnel d’une trentaine d’individus seulement mais qui, depuis toujours, a su attirer vers elle le meilleur. À preuve, le livre nous convainc qu’il s’agit d’un centenaire plutôt vigoureux qui dénote de la vitalité remarquable de l’équipe en place.

D’abord comment ne pas mentionner le passage sur Arnold Van Gennep comme titulaire de la Chaire d’Ethnologie (1912-1915) de l’Université de Neuchâtel (Académie devenue Université en 1909)[2] et d’y découvrir, du coup, un intellectuel engagé, ce qui lui a coûté finalement son poste et son permis de séjour en Suisse. Cette figure de l’ethnologie nous est ici peinte dans un décor plutôt inhabituel où le Musée joue un rôle important en devenant un pôle de plus en plus attrayant pour les scientifiques. Après avoir passé en revue les premiers directeurs et leurs contributions singulières (Knapp et Delachaux), un sommaire des apports de Jean Gabus, conservateur du musée de 1947 à 1978, nous est dressé avec aplomb et éloquence. Il faut connaître l’influence de Gabus en muséologie internationale pour comprendre la place qu’on lui fait et la part qu’il occupe dans ce livre, car l’institution évidemment lui doit beaucoup. En bref, c’est lui qui fut un des premiers, avec Georges-Henri Rivière en France, à rénover le langage expositionnel en signant des scénographies qui ont fait école par une reconnaissable esthétique qui venait marquer chacune de ses présentations visuelles. Il savait plus que quiconque que l’exposition est un théâtre d’objets, de sorte que la mise en scène de ses exhibits était finement composée, obéissant par là à des principes qu’il a énoncés dans un ouvrage devenu classique, L’objet témoin : les références d’une civilisation par l’objet, (1975), éléments judicieusement repris dans cette édition (p. 326-342).

Ce conservateur de musée, on le découvre tout particulièrement dans le portrait que nous en fait l’anthropologue Yvon Csonka en relatant le séjour de Gabus à Eskimo Point (aujourd’hui Arviat au Nunavut) au bord de la Baie d’Hudson chez les Inuits du Caribou. C’est à ce moment précis de sa vie (1938-1939) que le reporter qu’il était devient ethnographe avant de s’imposer comme muséographe. Ce temps fort dans l’ouvrage permet de saisir la complexité du personnage et révéler, en somme, toute la richesse intérieure qui l’habitait pour transformer de bout en bout le musée didactique en musée dynamique. D’ailleurs, cette démonstration est parfaitement bien soutenue par une série d’autres articles qui viennent témoigner à leur tour de l’apport original de cette petite institution centenaire sise sur la colline de Saint-Nicolas. Au milieu de l’ouvrage nous est présenté sous le titre évocateur « Les objets coups de coeur » un petit catalogue de seize objets choisis entre tous et qui permet d’entrer en relation particulière avec une infime portion évidemment du trésor ethnographique de Neufchâtel et qui appelle, très justement, à une réflexion sur le collectionnement des cultures exogènes ou des Arts premiers, dirait-on autrement.

Au delà du catalogue de réminiscences et de mémentos, ce livre suggère aussi une réflexion sur le devenir du musée dans nos sociétés et le rôle particulier du MEN dans toute cette affaire. Et de ce point de vue, Jacques Hainard maintenant directeur du MEG (Musée d’Ethnograhie de Genève), qui se présente comme le maître de la muséologie de la rupture, pose la question du futur du musée en ces termes très lucides :

Mais une étape supplémentaire reste à franchir : pour moi, le musée d’ethnographie devrait être non seulement un lieu de lecture et de relecture du monde mais aussi un lieu de propositions et d’analyses pour l’avenir. Un nouveau laboratoire dont les recherches et les expérimentations seraient orientées sur tout ce qui a été entrepris jusqu’ici afin d’en dégager des perspectives utiles pour le futur. En l’état actuel, ce but n’est pas facile à atteindre.

p. 372

Et c’est peut-être à ce point de jonction que la pensée de Hainard est relayée dans ce livre par celle notamment du muséologue André Desvallées avec son concept d’incorrectitude ou encore par la trop brève intervention de l’ethnologue Gérard Lenclud qui parle du MEN comme d’un musée d’ontologie qui sait « artéfactualiser » (p. 553) notre posture face au présent. En somme, un livre qui deviendra un incontournable à n’en pas douter, d’autant qu’il fait une juste part tant au passé qu’au devenir d’une muséologie que le MEN a toujours tâché d’incarner, sinon d’annoncer. Par cette somme, le musée s’impose d’ores et déjà comme un foyer important du renouvellement des pratiques et des idées autour du musée d’ethnographie, musée universel par essence, oecuménique par vocation.