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Dans le sillon d’une anthropologie historique, le livre de Jérôme Thomas s’attarde à soulever les conditions d’émergence d’une sociabilité qui serait, à proprement parler, médiévale. Le processus de civilisation par lequel les phénomènes corporels se replient sur le privé et les comportements se distancient de la nature et de l’animalité pour s’ériger en « civilité » constituera la trame de fond de ce projet. L’histoire de la domestication du corps pourrait alors prendre ses racines bien avant la période couramment acceptée, soit autour du XVIe siècle, et il s’agira donc, pour l’auteur, de s’attarder aux tout premiers signes de cette « civilisation des moeurs ».

Si, pour Norbert Élias, psychologisation des moeurs, refoulement pulsionnel et rationalisation de la vie sociale constituent le processus de civilisation occidental, c’est principalement chez les classes dirigeantes et lors de la Renaissance que ces développements se mettent en place. Le nouveau besoin de cohésion sociale et le monopole de la violence par l’État ont pour corollaires le dressage et la maîtrise individuelle des pulsions. Empruntant largement à ce cadre, Thomas situe toutefois son étude, et c’est là son originalité, au bas Moyen-Âge (XIVe et XVe siècles), période habituellement dévaluée lorsqu’il est question de ce « policement des moeurs ». La cité sera décrite et décortiquée comme terreau et vecteur privilégié de la pacification des relations et de la transformation de la contrainte en auto-contrainte. Diverses sources provenant de la littérature morale et antique et dans lesquelles pointent de telles préoccupations seront mobilisées par l’auteur : traités de bonnes manières, littérature courtoise, règlements de confréries, textes des Pères de l’Église, sagesse chrétienne, écrits didactiques.

La cité médiévale, caractérisée par l’entassement de ses habitations, hommes et animaux ainsi que par la violence de son quotidien, sera longuement mise en scène par l’écriture évocatrice de l’auteur. En effet, les descriptions de la ville, ponctuées d’extraits du Journal d’un bourgeois de Paris de 1405 à 1449, ne manquent pas de frapper l’imaginaire. Ce « paysage urbain spatialement très marqué » (p. 37), pour reprendre les termes de Thomas, est pourtant loin d’être l’environnement idéal pour l’application des préceptes naissant autour de cette nouvelle civilité : rixes régulières, absence d’intimité, promiscuité constante des déchets humains. Sans vouloir assombrir la période médiévale, l’auteur souligne que ses contemporains ont côtoyé la guerre, la peste et la famine.

Paradoxalement, la ville prend son essor dans un mouvement de distanciation par rapport à un monde paysan jugé rustre et par l’élaboration d’une culture spécifiquement citadine. Cette volonté de distinction se matérialise entre autres, pour la ville, par une enceinte architecturale destinée au partage symbolique des corps. Les concepts inédits de « civilitas », « d’urbanitas » et de « policie » forgent un idéal de cohabitation de plus en plus codifié, tant dans la rue, dans le voisinage qu’autour d’un repas. En effet, les manières de table, véritables « techniques » au sens maussien, s’érigent en paradigme des injonctions de retenue et de mesure dorénavant en vigueur. Cette période voit également prendre forme la stratification de ces comportements puisque les nouvelles formes de civilité se diffusent, selon l’auteur, de l’aristocratie et de la bourgeoisie vers les couches les moins élevées de la société.

Malgré la richesse de sa documentation, l’ouvrage de Thomas soulève tout de même quelques questions. Ainsi, si la cité se montre si tourmentée, comment expliquer le succès de la germination et de la naissance de ces nouveaux comportements ? Bien que l’auteur nous apporte des éléments de réponses, la construction de l’ouvrage en deux propos quasiparallèles – description d’une cité dense et brouillonne, émergence d’une nouvelle civilité dans les textes – ne facilite pas cet arrimage : reste que l’auteur a le mérite de s’attaquer à une période dont les paradoxes ne sont pas aisés à conjuguer. De plus, on peut se demander si cette civilisation des moeurs ne répond pas à d’autres besoins et ne possède d’autres opérateurs qu’un contrôle des « pulsions » psychologiques et émotionnelles. Finalement, la lecture du livre appelle plusieurs interrogations concernant l’objet « corps » pour l’anthropologie et la sociologie : si plusieurs mettent en doute sa conceptualisation actuelle, entre autres en raison de son élaboration récente et de sa construction culturellement marquée, ces questionnements gagneraient à transparaître dans les analyses, dans un effort de rendre à « l’autrui », d’hier ou de là-bas, ses représentations vernaculaires.