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La transmission du patrimoine dans le milieu rural et la reproduction sociale des familles demeure un sujet de prédilection dans le domaine de l’histoire sociale. Depuis vingt ans, des historiens d’Europe et d’Amérique du Nord ont intégré ces préoccupations scientifiques dans des projets internationaux qui visaient à comparer les modes de reproduction de la famille paysanne dans différents contextes sociaux et géographiques entre le XVIIe et le XXe siècle. Cette coopération fructueuse a donné naissance à plusieurs colloques et livres collectifs.

Le présent ouvrage est le fruit d’une telle collaboration internationale. Il est issu d’un colloque qui eut lieu à Paris en 2002 et qui rassembla une vingtaine de chercheurs français, suisses et canadiens. La réflexion commune porte sur le rapport existant entre les familles, les marchés et les systèmes économiques dans un double sens : d’une part, l’influence des contraintes économiques sur les stratégies successorales et d’autre part, le rôle des pratiques de transmission dans le progrès économique et l’instauration du système capitaliste. Les contributions sont présentées en cinq parties à travers lesquelles on peut identifier trois grands thèmes de réflexion : familles et marchés, familles et pratiques successorales et familles et migrations géographiques.

Plusieurs auteurs ont étudié le rôle du marché dans la dynamique de la reproduction familiale. Dans une recherche comparative sur deux paroisses de Québec, Christian Dessureault suggère qu’il y a un lien entre le mode de transmission et la productivité du travail et que le marché est l’un des facteurs qui contribue au décalage économique observé entre ces deux régions. En s’appuyant sur les données issues de l’enquête agricole réalisée en France en 1866, Bernard Derouet montre le rôle du marché foncier et du marché du travail dans l’articulation des modalités de transmission du patrimoine et le fonctionnement des systèmes sociaux. Nadine Vivier applique la même grille d’analyse au cas breton. Après avoir identifié une différence entre les pratiques successorales inégalitaires du sud et celles, égalitaires, du nord de la Bretagne, elle avance la conclusion que la pression démographique et le marché peuvent expliquer l’apparition de certaines pratiques inégalitaires. Mais l’auteure reconnaît néanmoins qu’il y a plusieurs autres facteurs qui contribuent à cette différenciation.

La question successorale revient à plusieurs reprises dans les textes de ce recueil. Gérard Béaur nous livre une réflexion nuancée sur les limites explicatives des modèles successoraux. En analysant l’enquête de 1810 sur les contrats et les successions, il constate un écart considérable entre les pratiques familiales à l’intérieur du même espace géographique, sans pouvoir proposer des explications convaincantes. L’auteur en conclut que dans l’étude des pratiques successorales, une analyse à l’échelle familiale est essentielle à condition qu’elle soit intégrée à un niveau supérieur (macro). Cela permettra de dévoiler la flexibilité de la norme et la marge de manoeuvre des acteurs tout en évitant une pulvérisation des niveaux de rationalité. La perpétuation de certaines logiques culturelles est accompagnée, parfois, par une violence des rapports sociaux. L’histoire présentée par Rolande Bonnain-Dulon est éloquente dans ce sens. L’auteur reconstruit le parcours d’un crime familial dans les Pyrénées au début du XIXe siècle et trouve sa causalité à l’intérieur du modèle successoral. Trois années après l’introduction du Code civil de 1804, l’affaire Dauga (une belle-mère tue son gendre afin d’hériter de sa dot et d’assurer la transmission intégrale du patrimoine à sa fille) révèle le conflit montant entre la coutume et la norme juridique ainsi que l’importance de la terre dans l’organisation sociale du monde villageois. Dans le même esprit, Marie-Pierre Arrizabalaga montre que les pratiques coutumières de transmission intégrale ont survécu au Pays Basque après l’introduction du Code civil, phénomène qui a induit un gel du marché foncier.

Enfin, la problématique des mouvements migratoires est abordée dans la dernière partie du livre. Dans cette section, Joseph Goy propose plusieurs pistes de recherche qui permettent de reconsidérer l’importance du phénomène migratoire dans les sociétés rurales. L’auteur rappelle que dans les régions alpines, les migrations ont contribué à la survie des exploitations et à la réussite de leur reproduction sociale jusqu’à la fin du XIXe siècle. Dans le cas des migrations outre-mer, le phénomène est inverse : c’est le coût de la migration qui entraîne un transfert de propriétés foncières, comme le souligne Annik Fourrier. Ce phénomène est loin d’affecter les solidarités familiales. Les Français partis pour un rêve californien transposent dans leur nouveau pays une partie de la dynamique familiale et sociale de leur milieu d’origine.

Malgré une qualité inégale des textes rassemblés, ce livre ouvre plusieurs pistes de réflexion sur les facteurs qui expliqueraient les dynamiques de la transmission des biens et des statuts dans les sociétés rurales anciennes. En plus, il a le mérite de présenter un regard critique sur les limites de la méthode historique et la fiabilité des sources et de combiner plusieurs niveaux d’analyse (micro, macro). On comprend que seule la mise en relation des pratiques successorales avec des contextes historiques, géographiques, économiques, démographiques et institutionnels peuvent rendre compte des logiques qui concourent à la reproduction sociale des familles et donc à la reproduction du système social dans son ensemble.