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L’ouvrage propose, comme le titre l’indique, une cartographie des marges, des marginalités et des marginalisations à travers une historiographie, sur près de trois siècles, des pratiques familiales canadiennes face au « hors norme ». Des histoires racontées par des historiens de la famille, professeurs, pour la plupart, dans des universités des Maritimes, du Québec, de l’Ontario et de l’Ouest canadien.

Comme l’explique Christie dans son introduction, l’ouvrage se donne deux objectifs. D’abord, il cherche à analyser les manières, variables selon l’époque et les traditions culturelles, dont les familles canadiennes ont défini la norme, la dépendance et les rapports d’inclusion-exclusion, afin de montrer comment elles ont été un acteur central – c’est le fil qui traverse l’ensemble de l’ouvrage – dans la construction étatique et institutionnelle de la marginalité. Ensuite, en examinant les histoires des femmes et des hommes qui se situaient en dehors des mesures démographiques de la famille conjugale, l’ouvrage propose de tester l’hypothèse dominante en historiographie selon laquelle la famille nucléaire en Occident est irrévocablement normative.

Ainsi, l’analyse des histoires de la veuve et de l’orphelin, mais aussi celles de la « vieille fille », du « vieux garçon », de la famille recomposée, de la personne âgée, de la femme monoparentale, du malade mental, permettra de voir quelles combinaisons de variables – de classe, de genre, de statuts socio-économique et marital – pouvaient donner lieu à la stigmatisation et à la marginalisation de certains membres de la famille. L’hypothèse centrale du livre et son approche théorique sont de concevoir la famille comme une institution politique de régulation sociale, au même titre que toute autre institution, jouant un rôle central dans la création des identités et des codes sociaux, selon un système hiérarchique en fonction de l’âge, du genre et du statut social. Les essais contenus dans ce livre soutiennent que, pour comprendre le rôle croissant de l’État canadien, il faut commencer non pas par l’analyse du regard des institutions publiques de régulation sociale, mais plutôt par l’étude des manières dont les conceptions et les expériences des familles ont façonné les paramètres des interventions de l’État. En ce sens, les auteurs cherchent à se distancier des approches plus classiques de l’historiographie de la famille selon lesquelles la famille ne serait que le dépositaire privé des liens affectifs et émotifs, havre suspendu hors des contextes sociaux et économiques plus larges. Au moyen d’analyses de lettres et de journaux personnels, de romans d’époque, de testaments, d’archives d’hôpitaux et de politiques publiques, les auteurs de cet ouvrage s’efforcent de montrer, au contraire, le rôle déterminant des familles canadiennes et québécoises dans la construction des marginalités et du processus de la formation de l’État. Ils cherchent ainsi à placer la famille au coeur des récits de l’histoire sociale et comme point de départ pour voir comment elle a construit les identités sociales.

L’ouvrage est divisé en trois parties. La première traite des « familles brisées » par la mort (ou l’abandon), laissant l’un ou l’autre des conjoints veuf ou veuve et des enfants orphelins, des familles recomposées par le remariage et l’adoption des enfants du « premier lit ». Dans tous ces cas, rôde la figure de la marginalisation sociale. Pourtant, les auteurs de cette partie montrent que, malgré la discontinuité d’un statut social après la mort et le veuvage, une continuité se voyait réétablie par le remariage, surtout des veufs, par un système de solidarité et d’obligations dans la famille élargie, parfois par une reconnaissance sociale d’un élargissement du rôle des veuves (Brun). Ainsi, la famille doit être conçue, soutient Christie, non seulement comme étant au centre de la production économique et de la reproduction biologique, mais aussi comme système de relations d’obligations (« credit relationships ») jouant un rôle de médiation entre les sphères privées et publiques, du moins jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle.

Dans leurs chapitres respectifs, Christie et Bradbury montrent néanmoins que le système d’obligations pesait généralement plus lourdement pour les veuves que pour les veufs. Pour celles-ci, en effet, et selon leur situation économique, le veuvage pouvait donner lieu à des demandes d’assistance, parfois pathétiques, révélant ainsi les rapports de pouvoir patriarcal. Gossage, pour sa part, et dans la ligne des chapitres qui le précédent, cherche à tracer l’évolution des familles recomposées et complexes, jouissant jusqu’au 20e siècle d’un statut de normalité, vers une forme considérée comme plus aberrante. C’est en effet, soutient-il avec Christie et d’autres, à partir de 1920 et après la Grande Guerre, l’individualisme prend pied dans les familles, où le système d’obligations est désormais vécu, notamment par les femmes, comme oppressif et invasif. En fait, c’est le conflit entre l’individualisme et le familialisme qui poussera les veuves, de moins en moins prédisposées à se soumettre aux effets indésirables du système d’obligations familiales et patriarcales, à demander l’intervention de l’État sous forme d’allocations aux mères nécessiteuses. C’est dans ce terreau que se consolident la famille nucléaire et l’effritement de l’ancien système d’obligations familiales. C’est là aussi, soutiennent les auteurs, que le besoin du remariage se fera moins sentir pour les veuves, désormais libérées d’obligations opprimantes. La femme monoparentale deviendra socialement plus acceptable, l’autre versant de ce changement normatif étant l’expansion du rôle de l’État.

La deuxième partie de l’ouvrage traite des célibataires, femmes et hommes, généralement représentés, dans l’historiographie traditionnelle, comme marginaux, déviants et socialement dévalorisés. Dans leurs chapitres respectifs, Davies et Stairs montrent en fait que les célibataires ont joué un rôle important dans l’économie familiale – les tâches domestiques, le travail de la ferme, les soins aux parents vieillissants, etc. – et pouvaient à ce titre jouir de reconnaissance sociale. Mais, comme le montre Hubert dans une étude fascinante de la famille rurale du Québec aux 18e et 19e siècles, le célibat est aussi source d’inquiétude et d’opprobre social. C’est en effet en analysant le traitement matériel et symbolique réservé aux marginaux qu’Hubert met en lumière le fonctionnement des processus de marginalisation. Il s’agira ici de célibataires objets d’exclusion sociale : le vieux garçon migrant, la femme enceinte et non mariée qui doit fuir à la ville pour échapper à la honte, le prêtre dont la liaison sexuelle illicite dépassera les bornes de la tolérance quand naîtra un enfant (le bâtard), les couples formés sans la sanction de l’Église. Bref, tout ce qui se situe hors de la valeur sociale suprême qu’est la famille hétérosexuelle et légitime. Hubert va jusqu’à affirmer que cette idéalisation de la famille, notamment par l’élite de l’Église, coïncide avec la montée du capitalisme et la menace qu’il posait à la structure économique et sociale de la ruralité dont le pivot était la famille. Dans ce contexte, et comme le montre aussi le chapitre de Little, le célibat, surtout pour les hommes, se présente comme une menace pour la cohésion sociale, la paternité étant garante de leur statut et de leur pouvoir social.

La troisième partie, aboutissement des deux précédentes, porte sur la marginalité et les institutions, notamment sur la façon dont celles-ci ont été forgées par les familles. Les auteurs tiennent ici à s’opposer à toute théorie du « contrôle social » ou du « grand enfermement », s’en prenant tout particulièrement à Foucault, ou du moins à une certaine lecture de Foucault, selon qui la famille occidentale se serait vu usurper sa fonction normative par l’avènement de l’État et de ses institutions. Pour ces auteurs, la montée de l’État providence après la Deuxième Guerre correspond plutôt à la généralisation de l’individualisme et de la nucléarisation accentuée de la famille, désormais de plus en plus libérée du système d’obligations.

Ainsi, pour Moran, Wright et Savelli, l’asile aura été façonné par la famille pour recevoir le membre déjà marginalisé en son sein ou trop violent ou incontrôlable. Selon Morton, c’est en réponse à une demande sociale que l’aide de l’État et son intervention croissante auraient modifié la norme concernant les femmes comme chef de familles monoparentales. Contre l’institutionnalisation des enfants « illégitimes », en effet, elles seraient à la fois plus acceptées, plus normalisées, tout en étant désormais, et paradoxalement, définies comme « problème social ». De même pour Struthers, l’instauration des pensions de vieillesse pour contrer la pauvreté des personnes âgées, notamment celle des femmes, aurait permis qu’elles vivent de manière « indépendante », hors des institutions et des systèmes d’obligations familiales. Dans son étude des orphelinats au Québec, Baillargeon soutient que jusqu’aux années 1960, la montée fulgurante des institutions de l’État et de ses représentants dans les services sociaux et de la santé n’est pas parvenue à marginaliser la famille. Au contraire, le clergé en aurait préservé, voire élevé, la fonction en défendant l’orphelinat comme lieu familial pour enfants sans familles.

Une remarque, en conclusion, à propos de la lecture de Foucault que font les auteurs de cet ouvrage par ailleurs riche en histoires « ordinaires » de familles québécoises et canadiennes et leur rapport à la norme et à la marge. Dans des ouvrages récemment publiés reprenant ses cours au Collège de France, entre autres Le pouvoir psychiatrique et Il faut défendre la société, Foucault est explicite sur le rôle central de la famille dans la trajectoire qui mènera l’un de ses membres vers la psychiatrie. Foucault cherche à savoir comment la marge, la non-norme, sont devenues un problème pour la médecine, la psychiatrie, et comment celles-ci ont pu asseoir leur pouvoir (scientifique, institutionnel, politique) par la main-mise sur ledit problème. La folie, comme la marge et l’anormal, sont toujours dans la société, nous dit-il ; elles ne peuvent être pensées en dehors des manières dont la société, familles comprises, la recevra ou lui donnera forme.