Corps de l’article

Sous l’apparente simplicité que convoque son titre, Objets et Mémoires révèle l’absence de véritable projet anthropologique à la croisée entre mémoires et cultures, terrain rarement investi si ce n’est à l’initiative de quelques recherches anglo-saxonnes. En réunissant ces textes, Octave Debary et Laurier Turgeon nous montrent non seulement les caractères évident et fructueux de ce projet, mais proposent aussi quelques pistes pour mieux s’en saisir. Édité conjointement aux Presses de l’Université Laval et aux éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, Objets et Mémoire joue de sa position de part et d’autre de l’Atlantique pour mieux embrasser son contenu, dépassant ainsi des frontières linguistiques trop souvent barrières dans la transmission des connaissances. Ainsi, les quatorze textes qui font l’ouvrage, dont une introduction générale, sont le fait de chercheurs américains, québécois, français et suisse, pour la plupart réunis en 2004 autour d’une journée d’étude organisée au Centre interuniversitaire d’Études sur les Lettres, les Arts et les Traditions (CELAT).

Comme souvent dans ce genre d’exercice, les contributions sont de valeurs inégales, certaines apportant plus que d’autres à l’élaboration d’une problématique partagée. Mémoire et objet sont de fait deux notions largement discutées, et la diversité des approches qu’elles alimentent rend parfois difficile la production de discours partagés. À ce titre, l’essai synthétique de Laurier Turgeon sur les relations entre mémoires et objets en anthropologie constitue certainement, plus que l’introduction, la clé de lecture de l’ensemble.

Il accompagne le parti pris épistémologique ayant présidé à la réalisation de l’ouvrage, comme Bruno Latour et Gérard Lenclud nous le donnent à lire. Alors que le premier nous rappelle qu’il faut compter avec les objets pour comprendre l’action, le second, en cherchant à épuiser la question de l’ontologie des objets de mémoire, place l’intentionnalité de l’utilisateur au centre du propos. Le cas limite de l’objet d’art contemporain que discute par la suite Dominique Poulot donne à ces propos un éclairage tout à fait passionnant. Dans cette perspective, la culture comme les traditions s’inventent non pas au titre d’une authenticité, d’un continuum ontologique, mais d’un dialogue entre des valeurs attributives que nous nommons le passé et le présent (Debary et Turgeon : 7).

Cette question trouve écho auprès de différentes disciplines qui, de l’ethnologie à l’histoire de l’art et à la muséologie, bénéficient ici d’élaborations croisées stimulantes. L’étude de cas d’une exposition patrimoniale en Alaska par James Clifford comme la discussion de l’exposition le trou au Musée d’ethnographie de Neuchâtel, en 1991, par son concepteur Jacques Hainard, montrent la portée d’une intégration réflexive des processus de production de la mémoire dans et par l’objet dans la constitution d’un discours sur l’autre. Janet Hoskins propose à cet égard les notions d’inscription biographique et de réflexivité biographique, nous permettant ainsi, dans la filiation des travaux d’Alfred Gell, de saisir les modes de relation qui unissent sujets et objets dans la définition des biographies singulières.

Un autre intérêt de ce volume est qu’il donne toute sa place à l’oubli en tant que phénomène mémoriel. Que ce soit avec Michèle de La Pradelle et Emmanuelle Lallemand, discutant de Paris Plage, ou avec Octave Debary, décrivant dans une friperie québécoise les ressorts de la mise en scène et de l’appropriation des vêtements usagés, l’oubli est une absence qui se construit, s’entretient. Elle est porteuse d’une présence, voire, comme dans le cas des bords de Seine, le principal ressort performatif de l’évènement qui se joue. Dans l’amusant témoignage bibliophile de Thierry Paquot, l’absence est alors un ressort pour l’imagination. Au contraire, pour Primo Levi, que discute Arnaud Tellier, elle est un noeud dramatique de la résolution du traumatisme.

Nous ne cacherons pas notre plaisir à la lecture de ce livre, riche et intelligemment construit. À défaut de faire programme, malgré une efficace typologie proposée par Laurier Turgeon, l’ouvrage trouve sa pertinence dans la qualité ethnographique des descriptions et la diversité complémentaire des lieux de l’analyse. Thématique oblige, mentionnons la qualité esthétique de l’ouvrage, bel objet agrémenté de quelques photographies. Celles-ci, que l’on aurait aimées plus nombreuses, ne manquent pas cependant de nous rappeler la place hégémonique qui est faite au registre visuel dans ces contributions. Nous pourrions ainsi espérer un prochain volume qui, dans la perspective ouverte récemment (Edwards et al. 2006 ; Howes et Marcoux 2007), engagerait le dialogue avec d’autres modalités sensorielles puisque, comme le disent les premières lignes de l’ouvrage, c’est à partir des sensations éveillées par les objets du quotidien que se construit le passé.