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Nombre de linguistes contribuent, en ce tournant du XXe siècle, à la parution d’ouvrages qui annoncent, sur le ton de la catastrophe, le déclin du nombre des langues parlées de par le monde (Whaley et Grenoble 1998 ; Skutnabb-Kangas 2000 ; Hinton et Hale 2001 ; Hagège 2000). Ces ouvrages, qui offrent des prédictions variées quant aux nombres de langues dites « en danger » et qui s’appuient sur une panoplie de systèmes de classification pour mesurer le degré du danger, servent aujourd’hui de base empirique au mouvement de « revitalisation des langues », mouvement que l’on retrouve dans plusieurs milieux minoritaires (principalement autochtones). À la base de l’idéologie des « langues en danger », on retrouve bien les traces de l’un des discours légitimants de l’émergence de l’État nation comme modèle de gouvernance : ce discours établit un lien fort entre la langue, comprise comme un objet homogène, et l’identité culturelle (tout aussi homogène) à l’intérieur d’un territoire aux frontières géographiques définies (Hobsbawm 1990 ; Joseph 2004 ; Heller 2008). Mon analyse vise à montrer comment cette conception de la langue est à son tour mobilisée de façon problématique par divers types d’acteurs sur le terrain des langues autochtones et comment elle est la source de tensions.

Dans ce texte, j’analyse les résultats d’une recherche de terrain d’une durée de deux ans dans le cadre d’un institut de langues d’été (appelé « l’Institut » par la suite[1]), censé former et diplômer des professeurs de dena’ina, une langue autochtone de l’Alaska, pour montrer que le discours sur les « langues en danger » s’appuie sur une définition de la langue, de l’identité et du territoire qui se présente comme naturelle et essentielle, mais qui est en réalité un terrain de luttes discursives traversées par des rapports de pouvoir. La construction de l’identité ethnolinguistique repose en effet sur des processus de définition et de légitimation du dena’ina qui induisent des phénomènes d’inclusion/exclusion pour les Dena’ina (selon qu’ils peuvent ou non être reconnus comme des locuteurs légitimes du dena’ina). D’autre part, différents acteurs (le milieu associatif dena’ina, les représentants gouvernementaux autochtones, les experts en politiques publiques et en aménagement linguistique) sont impliqués dans des luttes pour le pouvoir de définir la langue dena’ina et, donc, les pratiques linguistiques et sociales qui comptent comme étant légitimement du dena’ina. Ceci m’amène à interroger par ailleurs la façon dont le chercheur, à travers son discours et son intervention sur le terrain, est également impliqué dans ces luttes discursives et dès lors dans la production et la reproduction d’idéologies et de rapports de pouvoir.

Anthropologie, linguistique et construction du savoir sur les langues des Autres

Les origines de la documentation linguistique émergent en même temps que l’État nation et son expansion globale colonialiste (Errington 2008). Suivant Hobsbawm (1990), je me réfère à l’État nation comme à une entité politique qui cherche à construire des marchés privilégiés pour l’expansion du capitalisme industrialisé et pour l’avancement d’intérêts bourgeois (Heller 2008). Les discours légitimants par lesquels l’État nation se naturalise ont été réalisés par la création et l’entretien des frontières linguistiques et culturelles. Les disciplines telles que la philologie, l’anthropologie, la linguistique et la lexicographie ont contribué sensiblement à ce projet (Saïd 1979, 1987 ; Bauman et Briggs 2003 ; Errington 2008). La représentation des structures linguistiques et les intérêts coloniaux participent à un processus de constitution réciproque (Errington 2001 : 20). Les différences linguistiques sont alors lues comme des différences intrinsèques et peuvent être la cause de rapports de domination.

L’histoire de la construction de la catégorie « autochtone » est complexe (voir Cooper 2005). Je considère que cette catégorie ne fait sens qu’en prenant en compte la relation réciproque entre la colonisation européenne et l’émergence de l’État nation comme mode de gestion de la diversité de classe, de race, de langue, de genre, d’orientation sexuelle au sein des espaces étatiques. L’indigénéité est intrinsèque à la constitution de citoyennetés différenciées (Ong 1999). En d’autres mots, pour cette analyse, la catégorie sociale autochtone n’existe pas à l’extérieur des discours constitutifs des États nations.

Un Dena’ina? La contestation des frontières linguistiques

Dans la littérature linguistique contemporaine, le dena’ina est décrit comme l’une des vingt langues autochtones de l’Alaska (Krauss 1974) ou l’une des onze langues athabascanes de l’Alaska (Krauss 1995), ou encore comme une des quarante langues amérindiennes Déné (Boraas 2004). Le dena’ina est ensuite divisé en quatre (parfois cinq) dialectes « mutuellement intelligibles » dont les différences sont considérées comme étant lexicologiques (Kari 1975). Les débats linguistiques autour de la classification du dena’ina montrent bien la difficulté de proposer une vision homogène des pratiques linguistiques diverses qui sont revendiquées comme du dena’ina. Or, les programmes d’enseignement scolaire du dena’ina fonctionnent à partir d’une langue en voie de standardisation qui s’oppose à la pluralité linguistique réelle dans la population. Cette tension est bien visible dans l’entretien que j’ai eu avec Jill, une apprenante dont la participation à l’Institut a été subventionnée par son employeur, le bureau de la tribu Kenaitze. Jill a participé à l’Institut en 2004 et 2005, et suivi des cours d’hiver proposés par le Gouvernement autochtone[2]. Pendant l’entretien, Jill raconte un conflit qu’elle a vécu et qui soulève une des contradictions qui caractérisent le discours des langues en danger.

Jill[3]. –  J’ai presque abandonné à cause de tout ça…
LB. –  Abandonné ton emploi?
Jill. –  Oui, abandonné mon emploi.
LB.  –  Waw.
Jill. –  Parce que, je ne voulais pas faire partie d’une organisation qui ne prenait pas mes idées au sérieux.
LB.  –  Oui.
Jill. –  Tu sais, parce que je suis allée chez Simone [l’enseignante du cours de langue] et j’ai essayé de lui expliquer que l’enseignement [du dialecte de Kenai] était important. Et elle n’a pas… ou elle n’a pas écouté ou elle n’a pas pensé que j’étais sérieuse… et je suis allée voir Mathilda qui est son superviseur et rien n’a changé, et le dernier jour du cours j’ai pleuré, c’était tout ce que je pouvais faire pour éviter de parler. Je suis restée assise et j’ai pleuré.
LB  –  ça c’était l’année passée?
Jill  –  C’était cette année.
LB  –  Oh, le cours d’hiver?
Jill  –  Oui, l’hiver. Simone les enseignait et j’ai dit à Mathilda que j’étais en colère.
LB  –  Oui.
Jill  –  J’ai dit, j’ai des réserves. Et pour les mêmes raisons j’ai des réserves, tu sais, que ces gens de la [garderie] Head Start apprennent ce dialecte [celui de Nondalton]. Et je comprends qu’on n’ait personne de qui on pourrait apprendre en ce moment, mais qu’est ce qui arrive… tout le monde va apprendre le dialecte Nondalton, le dialecte de Kenai va disparaître. Oui on va apprendre le dena’ina, mais on ne va pas l’apprendre d’une façon pertinente pour le Kenai.
LB  –  Oui.
Jill  –  Et c’est dans la culture. C’est ce que tout le monde dit et ça m’énerve que tout le monde dise…
LB  –  …que langue et culture vont ensemble?
Jill  –  Alors, langue et culture devraient aller ensemble.
LB  –  Oui, elles devraient.
Jill  –  Kenai-kenai. Et non seulement dena’ina-dena’ina. Sinon pourquoi est-ce que ce serait un problème qu’on apprenne le tyonek ou l’iliamna ou un des autres dialectes? Sinon tu dis que la culture est partout pareille… ce qui n’est pas vrai.
LB  –  Ce n’est pas vrai… hmmm…
Jill  –  C’est ça (6 juillet 2005).

Un lien entre une langue et une culture enracinées dans une localité géographique est au coeur de la plupart des mouvements de revitalisation. Pour Jill (entre autres), les frontières de cette localité, et par extension ses frontières linguistiques, ne correspondent pas à la définition qui en est donnée dans le cadre des cours. L’enseignement des langues est basé sur des processus de standardisation qui ne fonctionnent qu’en effaçant des particularités. Ceci dit, dans ce processus, certaines formes sont privilégiées au détriment des autres. La standardisation (pour la description ou la scolarisation) nécessite un processus de sélection. Dans la mesure où les acteurs sociaux responsables de la revitalisation du dena’ina s’appuient sur une vision où la langue et l’identité (et le territoire) sont étroitement imbriqués, les enjeux autour de la définition de la langue sont aussi des enjeux de pouvoir liés à la constitution du marché linguistique dena’ina. Pour Jill, la sélection d’un dialecte d’une autre région revient à ignorer les particularités de sa région et place ses compétences potentielles en kenai dans une position inférieure dans la constitution du marché. Sa propre construction identitaire est basée en effet sur la même idéologie qui légitime l’existence du cours, mais s’articule d’une façon conflictuelle sur le terrain en créant des critères d’inclusion et exclusion.

Face à des luttes comme celle de Jill, j’ai commencé à me poser des questions pour savoir dans quelles conditions sont faits les choix de standardisation et avec quelles conséquences pour les différents acteurs. Il s’agit donc notamment de s’interroger sur la façon dont s’est construit historiquement, et donc se construit aujourd’hui, le dena’ina.

Comment construire le dena’ina? L’histoire de la documentation linguistique depuis 1778

La production impérialiste de la connaissance du dena’ina a commencé formellement en 1778 avec une liste de mots compilée par William Anderson, médecin, naturaliste et aide du Capitaine James Cook, explorateur britannique chargé en grande partie de tracer la carte du « nouveau monde »[4]. Depuis ce temps-là, on continue à documenter cette langue d’une manière ontologique similaire (par des enquêtes lexicographiques entre autres) en s’adaptant seulement aux technologies actuelles. On est ainsi passé des notes écrites aux enregistrements sur cassette, puis aux fichiers sonores qu’on met sur un iPod. À partir de ces données, d’autres catégorisations et évaluations ont été faites et continuent d’être élaborées. En fait, la cueillette des formes linguistiques dena’ina, leur analyse et leur classement sont demeurés inchangés au cours des XIXe et XXe siècles. Ce qui a changé cependant, ce sont les discours légitimants de ces activités, notamment l’inclusion des thèmes des droits linguistiques et de la revitalisation. Des changements de conditions sociales, politiques et économiques (l’émergence des droits des autochtones après les années 1970) ont eu pour conséquence que ces activités ne pouvaient pas se poursuivre sans changement dans les discours légitimants : les discours sur les « langues en danger » servent bien à ces fins, et engagent de nouveaux acteurs dans l’activité de la documentation linguistique, à savoir les autochtones eux-mêmes. Ainsi, bien que les origines de la documentation proviennent du projet colonialiste, j’ai pu constater que les acteurs dena’ina entretiennent des rapports complexes, diversifiés et parfois contradictoires avec ces activités de documentation. Toujours est-il qu’aujourd’hui, les bases du discours liant langue, culture et citoyenneté différenciée, qui a été mobilisé pour assurer leur exclusion socio-économique, restent disponible comme moyen d’émancipation. Les Dena’ina qui font partie du gouvernement régional (et qui habitent dans des milieux urbains) considèrent que l’assimilation linguistique, comprise comme synonyme d’une assimilation culturelle (de perte identitaire), est en partie responsable des défis socio-économiques et que, donc, l’accroissement de la mobilité sociale passe par l’apprentissage du dena’ina. Néanmoins, les processus de construction du savoir, traversés par des rapports de pouvoir, méritent notre attention car ils sont toujours en mouvance. Il est donc nécessaire de se demander qui fait autorité pour construire le savoir du dena’ina?

En 2005, une discussion intéressante est survenue au sujet des mots russes que l’on retrouve dans le dena’ina. Deux étudiants étaient d’avis qu’il était nécessaire de se débarrasser des mots « étrangers » car ils affaiblissaient l’accès authentique à la vision du monde propre aux Dena’ina. Une aînée (qui parle couramment le dena’ina) s’est timidement penchée vers moi avec un regard découragé et m’a confié en anglais : « Je suppose que je ne suis pas si bonne avec ma langue puisque je ne connais que le mot russe pour fourchette » (notes de terrain, ma traduction, 6 octobre 2005). Un autre aîné a proclamé que les mots empruntés sont utilisés pour nommer des choses qu’ils n’avaient jamais connues auparavant (par exemple « une poêle », « la grippe »). Il a affirmé : « Ce ne sont ni nos objets, ni nos mots. On n’en fait pas de cas ».

L’authenticité des éléments lexicaux et morphosyntaxiques était un objet de lutte constante parmi les étudiants avec qui j’ai travaillé. Une discussion pendant la session de 2006 abordait la façon de construire le négatif en dena’ina. Un aîné a finalement élevé la voix pour mettre fin à la discussion en disant que les « formes » de négation des femmes de Nondalton (un village voisin) étaient « correctes », mais que toutefois celle qu’il proposait était « plus formelle » ou « soutenue ». Un linguiste expérimenté (qui a travaillé intensivement avec cet aîné depuis plus de trente ans) a confirmé cette notion de formalité.

On voit donc qu’il y a des rapports de pouvoir qui sont liés à la construction du dena’ina légitime, rapports de pouvoir qui opposent notamment l’autorité de l’institution éducationnelle à celle (extrêmement importante pour les autochtones) du savoir des aînés (qui sont pour la plupart pas ou peu scolarisés et dont l’autorité provient de toute manière de sources non scolaires). L’autorité est construite selon plusieurs axes. Dans les deux derniers exemples (et dans plusieurs autres non présentés ici faute de place), les relations de genre étaient fortement imbriquées. Quand quelqu’un devait avoir le mot de la fin, c’était un aîné ou un linguiste (homme) qui prenait la parole. En faisant attention aux acteurs qui peuvent définir ce qui compte comme dena’ina, on arrive souvent à d’autres questions, comme par exemple : comment la langue (re)construit-elle les rôles sexués parmi les Dena’ina?

L’implication des linguistes (issus de la linguistique appliquée ou de l’anthropologie linguistique) dans de tels programmes de langue a pour conséquence (voulue ou non) qu’ils sont impliqués dans ces luttes discursives et dès lors dans la production et la reproduction d’idéologies et de rapports de pouvoir. Ces rapports de pouvoir ont été construits à travers une longue histoire de production du savoir (notamment la création et l’entretien de frontières linguistiques et culturelles) liée à des buts de colonisation. Face à la pluralité réelle des populations autochtones, comment pourrons-nous réorienter nos enquêtes afin de ne pas reproduire le discours modernisant et homogénéisant qui a à la fois servi à séparer les énoncés linguistiques de leurs contextes de production et à dépolitiser/déhistoriciser le changement linguistique?

Vers une anthropologie linguistique « critique »

Étant donné l’existence de points de vues divers sur ce qu’est le dena’ina, notre rôle, en tant que producteurs de savoir (linguistes, anthropologues, sociolinguistes), peut difficilement faire abstraction de cette diversité pour imposer une vision particulière de la langue. Notre rôle n’est donc pas d’évaluer qui a raison dans les débats autour de la définition légitime de la langue, mais de travailler à cerner les intérêts des acteurs divers (voir Heller 2002). Je tiens à préciser qu’une approche critique consiste à étudier les processus de légitimation ou de délégitimation des pratiques linguistiques afin de tracer les liens entre ces modes particuliers d’investissement dans les langues et les changements de conditions sociales, politiques et économiques qui affectent les acteurs sociaux en question. Le but de la recherche devient l’exploration des conditions mouvantes dans lesquelles divers acteurs se positionnent vis-à-vis des ressources en circulation, plutôt que la description homogénéisante d’un groupe particulier et de ses pratiques ou idéologies linguistiques et identitaires. Je revendique ici la nécessité d’une approche qui, plutôt que de prendre la langue comme un objet neutre d’enquête, examine les luttes discursives autour de ce qui compte comme langue.

En mettant l’accent sur la langue comme terrain de lutte, nous pouvons offrir une analyse complexe de la manière dont les catégories sociales sont construites. Une approche critique, qui ne prend pas la langue comme un objet figé, analysable en dehors de son contexte social, facilement mesurable et objet de consensus chez ses locuteurs, nous permet de comprendre les acteurs sociaux comme des individus vivant dans des processus de construction identitaire complexes, qui sont constitués historiquement et non pas donnés ontologiquement. Dans ce cas, nous explorons les conditions sociales en mouvement et non pas des peuples qui, pour les derniers siècles, se sont fait exploiter au nom de la production/ protection du savoir.