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Ce numéro placé sous le thème de la citoyenneté entend contribuer aux réflexions critiques actuelles autour des usages et modes de construction de celle-ci. Chacune des contributions permet à sa façon de faire le point sur les apports de l’anthropologie à ce champ d’analyse du politique, afin d’alimenter la réflexion sur le sujet. Cet objet problématique que constitue la citoyenneté nous amène à revisiter les liens entre culture et politique et il s’avère que la notion même nécessite de poser un regard critique sur l’État et, par extension, sur la nation.

Les apports de l’anthropologie à l’analyse des processus de citoyenneté

De nombreux travaux, surtout en sciences politiques, juridiques et en sociologie, ont été menés sur la citoyenneté comme statut légal et assise de l’intégration à la société ; comme critère d’appartenance (membership) à une communauté politique ; et comme participation aux processus électoraux. D’autres travaux, en philosophie, en sciences politiques et en histoire, ont entre autres retracé les conditions historiques de son émergence en Occident dans ses versions antiques et modernes, et analysé ses conditions d’exercice à différentes époques. Longtemps absente des travaux anthropologiques, la citoyenneté fait aujourd’hui l’objet de nombreux développements dans la littérature récente, notamment de langue anglaise ; pensons ici aux travaux fondateurs de Rosaldo (1994), Ong (1996, 1999), ou à ceux plus récents de Kabeer (2005) par exemple. En langue française, c’est peut-être au Québec que les anthropologues se sont le plus investis dans des recherches relatives à la citoyenneté au cours des dernières années[1]. Comme le soulignent un certain nombre d’auteurs, telles Werbner (1998) ou Bénéï (2005), l’anthropologie s’est longtemps méfiée de cette notion considérée soit comme purement abstraite et théorique, voire strictement normative, soit comme trop clairement occidentale, surtout du fait qu’elle s’ancrait profondément dans une vision du politique ne permettant pas de rendre compte, ni de la diversité de ses formes d’un lieu ou d’un pays à l’autre, ni de sa polysémie. Non seulement son usage ne permet pas de saisir les processus à l’oeuvre, mais plus encore, il constitue un obstacle pour les agents à qui elle a été imposée, que ce soit par les chercheurs ou par les États. Pourtant, dès la fin des années 1960, Nader considérait

que les anthropologues seraient particulièrement bons s’ils appliquaient leurs outils descriptifs et analytiques à un problème central : comment les habitants [citizenry] peuvent-ils fonctionner dans une démocratie quand [ils] sont malheureusement ignorants de la manière dont la société fonctionne ou ne fonctionne pas, comment un citoyen peut-il « se brancher » en tant que citoyen, que se produirait-il si les citoyens commençaient à exercer d’autres droits que celui de voter comme manière de faire travailler « le système » pour eux?

Nader 1969 : 135

La richesse contemporaine des recherches anthropologiques s’intéressant à la citoyenneté[2] permet de dépasser certaines de ces réserves. En effet, elle démontre à quel point cette notion est aujourd’hui utilisée, saisie, convoquée, par des individus et des groupes, des mouvements sociaux, des États et des chercheurs dans une diversité de contextes qui ne permet pas de la réduire à une pure expérience occidentale ou théorique. Comme le soulignait déjà Leca en 1991,

[Les] conceptions [de la nationalité et de la citoyenneté] sont socialement et politiquement fabriquées […]. [L]es problèmes soulevés ne sont donc pas seulement des problèmes de théorie normative ou logique, ils dépendent de la façon dont s’est constitué le capital cognitif disponible dans une société ; à ce titre ils sont ouverts à l’enquête empirique.

Leca 1991 : 162

Il s’agit d’ailleurs là du premier apport de l’approche anthropologique des processus de citoyenneté : la saisir empiriquement comme ensemble de processus, comme « fabrique » (Bénéï 2005), dans laquelle s’entremêlent dimensions statutaires et relationnelles, enjeux d’appartenance et d’engagement, rapport à l’État et aux autres. L’anthropologie permet donc de saisir à la fois les processus par lesquels les citoyennetés sont constituées et débattues au fil d’engagements ou de politiques publiques, ainsi que les processus d’affiliations citoyennes en marche, mieux que les autres sciences sociales ne l’ont jamais fait jusqu’à présent. L’approche anthropologique permet de dépasser la seule perspective institutionnelle : elle suppose en effet une démarche qui s’approche des sujets localisés. Ce faisant, on comprend mieux les contextes d’action ainsi que les façons de mobiliser les ressources et de s’engager dans des lieux et des luttes de ces mêmes sujets.

Plus largement, la citoyenneté est, pour Werbner (1998), un objet/concept particulièrement « bon à penser » pour l’anthropologie puisqu’il concerne notamment des enjeux de différence et d’identité, des processus d’inclusion et d’exclusion, ou encore des tensions et des articulations entre universel et particulier. En effet – on le verra au fil des contributions à ce numéro, mais plus largement dans l’ensemble de la littérature sur le sujet – quelle que soit l’approche disciplinaire adoptée, parler de citoyenneté revient à s’interroger sur les processus historiques et politiques par lesquels les critères d’accès à ce statut et à cet ensemble de droits sont négociés et redéfinis en fonction des questions sociales et politiques ouvertes, tant par l’État que par les mouvements sociaux. Cela revient à explorer les ressources auxquelles font appel les agents dans leur contestation des « frontières » qui délimitent la citoyenneté – que ce soit en termes d’accès aux droits pour ceux qui en sont exclus, ou en termes de redéfinition même des droits (Rancière 2000 ; Dagnino 2007 ; Marshall 1950), ou encore en termes d’identification et d’appartenance. Cela consiste également à interroger, à partir de recherches empiriques pour ce qui est de l’anthropologie, les discours sur la citoyenneté ainsi que les théories qui, au-delà des contextualisations nécessaires, en font une abstraction universelle. Plus généralement, comme le défend Balibar,

La confrontation pratique avec les différentes modalités de l’exclusion […] constitue toujours le moment fondateur de la citoyenneté, et par là-même de sa périodique épreuve de vérité.

Balibar 2001 : 125, souligné dans l’original

Il est en fait plus fructueux d’examiner à partir de recherches empiriques ce que peut apporter à la compréhension des processus politiques, sociaux et culturels l’usage de cette notion. C’est d’ailleurs la contribution que nous souhaitons apporter avec ce numéro thématique. Autrement dit, plutôt que de chercher à constituer ou à baliser un « champ » nouveau pour la discipline, ce qui nous intéresse est d’identifier les voies de réflexion qui s’ouvrent avec le recours à cette notion de citoyenneté. L’enjeu est donc bien de mettre à l’épreuve ce que peut apporter cette « clé de lecture » à la compréhension et à l’analyse d’un certain nombre de processus politiques, culturels et sociaux. La citoyenneté n’est en effet pas « une catégorie idéale née de la pensée des “grands auteurs”, elle est aussi un élément de configurations sociales spécifiées » (Leca 1991 : 171) qui ne peut être réduite, ni aux injonctions normatives au civisme, ni à la conception libérale moderne de la citoyenneté, ni à sa liaison avec la « construction nationale ». En d’autres termes, il s’agit d’ouvrir la voie à une exploration empirique et à une pensée « des citoyennetés »[3] dans leur complexité et leur diversité, une pensée qui ne soit ni celle du théoricien normatif, ni celle du réformateur social.

Ce qui apparaît alors, que ce soit dans les recherches rassemblées ici ou ailleurs, c’est la grande variété des usages de cette notion, comme outil analytique et conceptuel, ainsi que des terrains sur lesquels elle est mise à l’épreuve. Cette diversité n’implique cependant pas que la citoyenneté puisse n’être qu’un nouveau terme à la mode, dont la multiplicité même des usages démontrerait la banalité, voire la vacuité ; un terme dont l’emploi ne ferait que masquer les véritables enjeux sociaux et politiques, et notamment les rapports de domination et les enjeux de pouvoir. Plusieurs des auteurs de ce numéro s’inscrivent en faux contre cette idée, montrant que l’utilisation de la notion, ou le fait même de se pencher sur son usage dans le contexte local à l’étude, leur permet de mettre en évidence des processus de marginalisation tout autant que de résistance, ou encore les effets d’un contexte national donné sur la capacité de l’anthropologie à penser cet objet.

Citoyennetés et cultures

Une des manières d’aborder la citoyenneté consiste à s’appuyer sur elle afin de revisiter les liens complexes entre culture et politique (voir sur ce sujet Alvarez et al. 1998). Qu’il s’agisse de nier ou d’affirmer, selon des registres différents et parfois contradictoires, les liens entre citoyenneté et culture, le fait que

[ ] tant « la citoyenneté » que « la culture » soient si fréquemment invoquées et débattues dans les débats politiques et scientifiques contemporains souligne le capital culturel porté par les deux termes, ainsi que leur apparente, et pour certains problématique, flexibilité comme catégories d’analyse sociale.

Clarke et al. 2007 : 10, notre traduction

On trouve dans ce registre des approches classiquement « essentialistes » des processus culturels, qui finissent parfois par nier toute spécificité à cet objet, en n’en faisant qu’une des variantes des caractéristiques culturelles de telle ou telle société, la confondant du même coup avec la nationalité (Nic Craith 2004) – on y reviendra en fin de présentation. Il faut aussi noter les difficultés, pour l’analyse comparative, liées à l’existence d’univers culturels très contrastés autour de cette notion, difficultés particulièrement prégnantes lorsqu’on essaie de traduire le terme d’une langue à une autre.

Un autre courant utilise la notion de « citoyenneté » afin de démontrer, à l’encontre des thèses sur « l’éthos holiste » qui structurerait le politique dans des sociétés non occidentales, l’égale modernité politique du « reste du monde » ; il s’agit alors de souligner la diversité, au-delà d’un canon politique libéral, des modèles de citoyenneté proposés par les États (Ong 1999). Aux États-Unis, la notion de « cultural citizenship » fait aujourd’hui largement débat[4], notamment à partir des travaux fondateurs de Rosaldo (1994, 1999), pour lequel elle permet de prendre en compte les dimensions culturelles qui structurent la citoyenneté et/ou fondent des inégalités et les luttes contre elles. Coll, dans ce numéro, utilise cette notion pour montrer comment certaines pratiques politiques défient l’État en demandant la reconnaissance de nouveaux acteurs politiques dans les termes qui leur sont propres. Neveu y fait aussi référence pour analyser comment la citoyenneté en France est structurée par une culture « républicaine » qui peine à inclure dans l’analyse même des processus de citoyenneté ces mêmes dimensions culturelles, feignant du même coup d’ignorer les effets excluants de sa rhétorique universelle. Balibar le constatait déjà en 1992 quand il écrivait à propos de la condition des communautés immigrées en France que

[La] réalité est exactement l’inverse de la justification officielle : ce n’est pas parce que ces populations sont irréductiblement différentes qu’elles doivent être traitées différemment par l’État, mais, au contraire, parce que l’État les traite différemment, en droit et en fait, que leurs différences culturelles, professionnelles ou ethniques […] occultent ce qui les identifie à la population dominante, et font l’objet d’une discrimination et d’une exclusion.

Balibar 1992 : 115, souligné dans l’original

Dans les textes rassemblés ici ressort aussi l’idée selon laquelle, pour les Aborigènes d’Australie, les Amérindiens du Canada comme pour les Afro-brésiliens, l’enjeu des débats et mobilisations autour de la citoyenneté est, entre autres, de parvenir à maintenir leur culture, ainsi que leurs valeurs et modes particuliers d’être-au-monde.

Dans leur diversité, et parfois leurs désaccords, ces approches des interactions entre culture et politique sont en premier lieu autant de démonstrations, empiriquement fondées, de la nécessité absolue de contextualiser non seulement les pratiques de citoyenneté, mais également les théories portant sur cet objet, à l’encontre des conceptions qui en font un concept « culturellement neutre ». Notons d’ailleurs que dans ces dernières conceptions, c’est surtout la version démocratique et libérale qui serait tenue pour universelle, comme le mentionnent Neveu et Poirier dans leurs articles. Les approches des interactions entre culture et politique partagent en second lieu le constat selon lequel s’intéresser aux processus de citoyenneté permet d’explorer à nouveau et dans une perspective différente les liens complexes entre État, individus et nations.

Lorsqu’on aborde la citoyenneté comme ensemble de processus, comme « fabrique » toujours « imparfaite » (Balibar 2001) – et c’est le deuxième apport central des approches anthropologiques des processus de citoyenneté –, il s’agit bien des processus de subjectivation politique, ceux d’une citoyenneté dialectiquement déterminée par l’État et les sujets qui le composent. À ce propos, Ong mentionne :

Adoptant une approche ethnographique, je considère la citoyenneté comme un processus culturel de « subjectivation », au sens foucaldien de se construire et d’être construit par les relations de pouvoir qui produisent le consentement par des plans de surveillance, de discipline, de contrôle et d’administration.

Ong 1996 : 737, notre traduction

Si s’intéresser à la citoyenneté permet en effet de saisir comment est produit le consentement, cela aide aussi à comprendre les multiples résistances, réappropriations et luttes dont elle fait l’objet :

En effet, si la citoyenneté comprend l’éventail des tentatives des États-nations modernes pour définir et produire le citoyen « idéal, loyal et responsable [dutyfull] », elle n’en comprend pas moins également les réponses négociées des acteurs sociaux à ces tentatives.

Bénéï 2005 : 8, notre traduction

Les articles rassemblés ici illustrent particulièrement bien les processus de subjectivation politique en ce qu’ils montrent comment les habitants de Grande-Vallée au Québec, les femmes immigrantes activistes de San Francisco originaires d’Amérique latine, les militants afro-brésiliens, ou encore des communautés autochtones et métis des Prairies canadiennes deviennent des sujets politiques en s’investissant dans des associations, des coopératives, des mouvements sociaux en vue de changer les conditions de citoyenneté dans lesquelles ils sont placés selon des modalités qui ont leurs particularités bien spécifiques.

Une nécessaire prise en compte de l’État

Choisir d’analyser un certain nombre de processus sociaux et politiques en s’appuyant sur la clé de lecture que constitue la citoyenneté nécessite alors de porter, dans la continuité d’autres recherches anthropologiques, un regard critique sur la notion d’État. Tout d’abord parce que la citoyenneté renvoie nécessairement au rapport à l’État, du fait de ses dimensions statutaires, ou de « fabrication » du citoyen via la mise en oeuvre de politiques publiques portant des représentations spécifiques du « bon citoyen », ainsi que des enjeux de définition et d’accès aux droits qui l’accompagnent. Cet élément ressort clairement des contributions rassemblées ici, qu’il s’agisse pour les auteurs de montrer les effets des arrangements constitutionnels en Nouvelle-Calédonie, au Québec et au Canada ; l’évolution des discours gouvernementaux en Grande-Bretagne ; les conséquences des politiques hostiles à l’immigration sur les mobilisations des migrants aux États-Unis ; ou encore celles des configurations coloniales dans le Pacifique, pour n’évoquer que quelques-unes des contributions. Comme le rappelle Balibar, « l’accès à la citoyenneté présuppose non seulement des pratiques collectives mais des décisions institutionnelles qui peuvent être radicales » (Balibar 2001 : 116). Mais au-delà de l’accès à un statut et à des droits, l’État, par sa configuration même et ses décisions, balise aussi en partie les possibles des engagements actifs dans la Cité.

Cette prise en compte de la place constitutive de l’État dans les enjeux de citoyenneté doit pourtant s’inscrire dans une triple remise en cause ; remise en cause tout d’abord du rapport entre individu et État, ainsi que des sites « officiels » de pratiques citoyennes comme unique sphère d’observation et d’analyse des processus de citoyenneté. Non seulement la réflexion sur la citoyenneté se déroule souvent dans ce que Lister (2005 : 114) appelle un « vide empirique », mais elle en reste trop souvent à

[…] la vision froidement constitutionnelle de la citoyenneté comme ne consistant qu’en une relation rationnelle et contractuelle idéalement fondée sur des droits et des devoirs […] [qui] a conduit à une surreprésentation de l’étude des sites explicitement politiques de fabrique [manufacturing] de la citoyenneté, notamment les processus électoraux et institutionnalisés.

Bénéï 2005 : 4-5, notre traduction

De façon révélatrice, tous les auteurs regroupés autour de ce numéro se sont intéressés à des sites autres que ceux qualifiés d’« explicitement politiques » par Bénéï, que l’on pense à l’école, aux associations et aux coopératives, aux conférences internationales de l’ONU, aux cérémonies religieuses, aux funérailles, ou encore aux centres offrant des services publics. En ce sens, l’anthropologie contribue assurément par la diversité des sites étudiés à une meilleure compréhension des processus de citoyenneté.

Approcher ces pratiques et représentations de la citoyenneté du point de vue de l’anthropologie implique également de considérer les dimensions horizontales de celles-ci (Neveu 2005), et celle des relations entre citoyens[5] – faites entre autres de reconnaissance et de partage du topos[6] (Poche 1992), de négociations des aspects pratiques de la coexistence, de débats et de formulation d’exigences (Hansotte 2002). Les recherches rassemblées par Kabeer permettent ainsi de mettre en lumière

[…] ce qu’on pourrait appeler une dimension « horizontale » de la citoyenneté, qui souligne le fait que les relations entre citoyens sont au moins aussi importantes que la conception « verticale » plus traditionnelle de la citoyenneté comme relation entre l’État et l’individu.

Kabeer 2005 : 23, souligné dans le texte, notre traduction

Autrement dit, analyser les processus de citoyenneté nécessite de s’intéresser aux manières dont ceux-ci sont constitués et se constituent dans les relations entre individus, ou entre et au sein de groupes[7] au fil des mobilisations et des engagements ; tout autant qu’aux représentations[8] et aux imaginaires ou aux interactions entre ceux-ci et les institutions, dans des moments/formes que les approches traditionnelles de la citoyenneté négligent[9]. Comme nous y invite Coll dans ce numéro, il s’agit de remettre en question la tendance générale des recherches sur la citoyenneté qui consiste à se concentrer sur l’État, négligeant du coup les processus continus de praxis et de dialogue collectifs. Comme le souligne également Balibar :

Je ne crois pas qu’on puisse entièrement suivre les juristes et politologues qui définissent principiellement la citoyenneté comme un statut (à l’égal de la nationalité). Car ce qui fait la continuité entre différents modes d’institution de la citoyenneté dans l’histoire, […] [c]’est justement le fait que la notion du citoyen […] exprime une capacité collective de « constituer l’État » ou l’espace public. En d’autres termes, elle exprime un lien social dans lequel les droits et libertés reconnus aux individus, et les obligations qui en sont la contrepartie, si limités soient-ils, n’émanent pas d’un pouvoir transcendant, mais uniquement de la « convention » des citoyens.

Balibar 2001 : 251-52, souligné dans l’original

La seconde remise en cause critique, conséquence de la première et qui vient la renforcer, vise ce que Ferguson (2004) appelle « la topographie verticale du pouvoir », cette « cartographie de sens commun de l’espace politique et social » qui situe l’État dans un « là-haut » universel et abstrait et le constitue comme distinct d’un « en bas » de la « société civile », empreint d’authenticité et de localité[10]. Si la remise en cause de cette topographie verticale du pouvoir implique qu’on le considère comme étant « composé d’un ensemble de pratiques sociales, tout aussi “locales” que d’autres dans leur inscription [situatedness] et dans leur matérialité » (Ferguson 2004 : 389), l’approche des processus de citoyenneté et de sa « fabrique » vient largement contribuer à cette remise en cause. On retrouve là la critique formulée par Isin (2007) à l’encontre de la « pensée scalaire » qui implique l’existence d’un seul et unique niveau d’appartenance et de loyauté, en l’occurrence le niveau étatique, lorsqu’elle est appliquée à la citoyenneté :

Du fait de sa logique exclusive et englobante, la pensée scalaire implique une pensée exclusive de la citoyenneté elle-même, comme étant par essence liée à l’État en tant que seul producteur d’identification, d’appartenance et d’engagement. L’analyse critique de telles conceptions est alors une pré-condition pour saisir la complexité même de la citoyenneté, et la diversité de ses lieux, niveaux et espaces de production et de mise en oeuvre.

Clarke et al. 2007 : 8, notre traduction

Ainsi, souligne Isin,

Dès que nous commençons à déplacer la question des droits de l’espace juridico-légal vers des espaces sociaux, culturels, éthiques, esthétiques et, de fait, politiques, la pensée scalaire se heurte à des limites et obstacles sévères.

Isin 2007 : 218, notre traduction[11]

Se défaire des dichotomies confortables et de l’ordonnancement hiérarchique et exclusif de la pensée scalaire est alors la condition pour développer une approche de la citoyenneté qui la considère comme un objet discuté, débattu et négocié, et non comme une notion immuable dans le temps et l’espace. Bref, il apparaît important que soient prises en compte ses inscriptions complexes dans une variété de « projets politiques » (Dagnino 2007), en tant qu’ensemble de croyances, d’aspirations, de désirs, d’intérêts, de conceptions du monde, qui guident l’action politique d’une diversité de sujets. L’anthropologie semble particulièrement adéquate pour ce faire.

La troisième remise en cause critique s’inscrit également dans le prolongement de la précédente : l’État lui-même n’est ni immuable, ni homogène et unitaire. Il se constitue entre autres dans la relation avec les citoyens et les regroupements de citoyens, sans oublier les élites, les ONG et les organisations inter- et transnationales. L’État prend des formes multiples (Kapferer 2005) ; il comprend un grand nombre de constituantes et niveaux qui ne poursuivent pas nécessairement les mêmes objectifs, ou ne s’inscrivent pas dans une même logique (Shore et Wright 1999)[12]. Les réflexions de Herzfeld (1997) sur « l’intimité culturelle » démontrent clairement les circulations, tensions et productions conjointes entre l’État et ses agents d’une part, et les citoyens, d’autre part. Un détour par l’histoire s’avère alors nécessaire pour avoir une compréhension juste de la « construction » de l’État, de la structuration des relations sociales sur un temps long et donc, de la « fabrique » de la citoyenneté. Cet aspect ressort bien dans plusieurs articles de ce numéro, qui montrent comment la structuration historique des rapports sociaux a un impact sur les conditions sociales et politiques des sujets-citoyens et sur les conditions d’exercice de la citoyenneté. Ainsi, les héritages liés au passé colonial et à l’esclavage continuent de marquer à la fois les relations à l’État et aux autres populations, et la citoyenneté et ses possibles, tout autant que les stratégies de lutte, d’affirmation et de résistance. Combiner l’histoire à l’anthropologie permet de mieux saisir la généalogie des discriminations et des exclusions ainsi que leurs effets sur la citoyenneté.

On voit donc combien les contextes importent ; ce principe général d’investigation sociale paraît particulièrement fondamental dans l’étude de la citoyenneté, qui a fait l’objet de nombreuses abstractions généralisantes (Clarke et al. 2007). Les chercheurs eux-mêmes font partie de ces contextes. Neveu, ainsi que Salaün et Vernaudon, ou encore Clarke nous invitent justement, dans leurs articles, à réfléchir sur les liens entre, d’une part, l’« imprégnation » (nationale/idéologique) ou la « position » des chercheurs et, d’autre part, le regard porté sur la citoyenneté ainsi que les implications politiques de ce regard. Il est nécessaire en effet d’analyser dans quelle mesure la construction de l’objet « citoyenneté » s’inscrit dans des paradigmes différents en fonction des positions/contextes/genres, non seulement des agents à l’étude mais aussi des chercheurs. On pourrait alors croiser appartenance des chercheurs à une anthropologie académique localisée et à des postures singulières, avec engagement sur des terrains proposant des interprétations particulières des réalités locales, puisque tous ces facteurs influencent la théorisation relative à la citoyenneté (Gagné 2001). Cette réflexion – que nous croyons indispensable – pourrait faire l’objet d’un prochain projet collectif.

Le pari de ce numéro

Nous l’avons vu, la citoyenneté est une notion polysémique, flexible et muable. Le postulat central de ce numéro est que la citoyenneté est plus un processus qu’un simple statut, et qu’elle est constamment redéfinie et reformulée dans les multiples interactions entre États et sociétés civiles, et au sein de la société elle-même. En prenant en compte les variations historiques et géopolitiques, plutôt que de supposer l’existence d’un modèle normatif à partir duquel mesurer les déviations et divergences, les analyses critiques de la citoyenneté comme processus et produit social et culturel ne peuvent pas déterminer à priori quels seraient les sujets, méthodes ou approches adéquats pour saisir les questions d’appartenance et de subjectivation politique, de droits ou de luttes émergeantes pour la citoyenneté. Procéder de la sorte reviendrait à contraindre ou à interdire l’émergence de possibilités analytiques encore invisibles ou imprévisibles, mais qui pourraient servir de ressource significative pour aborder les processus de citoyenneté. Les réserves émises par Clarke dans ce numéro quant à un « classement » par le chercheur des postures des agents sous le registre de la citoyenneté, même quand ceux-ci n’en utilisent pas le terme, doivent de toute évidence être prises au sérieux. Saisir la citoyenneté « en creux », en s’attachant à comprendre pourquoi ce registre n’est pas mobilisé par les agents eux-mêmes, demeure toutefois une posture fructueuse pour en saisir les usages et représentations (Neveu 1999). L’approche que nous proposons ici permet donc de revenir à la fois sur des questionnements centraux et sur les possibilités, utilités et limites d’un « paradigme citoyen » en anthropologie, à partir de terrains et de conceptualisations variées.

Les contributions de ce numéro sont ancrées dans des recherches empiriques dans une variété d’États (France, Royaume-Uni, Nouvelle-Calédonie, Polynésie française, Nouvelle-Zélande, Australie, Québec, Brésil, États-Unis, Canada), auprès de populations diverses, en position de majorité ou de minorité politique, issues du premier peuplement ou de l’immigration, ancienne et récente. Y sont présentes tant l’exploration de terrains localisés que des perspectives plus globales.

Force est pourtant de constater que les travaux présentés ici portent surtout sur des populations minoritaires et minorisées, qui tantôt bénéficient du statut de citoyen et tantôt non. C’est sans aucun doute une contribution importante de l’anthropologie, les autres disciplines s’étant traditionnellement davantage intéressées soit au centre, à l’Occident, soit à un éventail limité de pratiques qualifiées de « citoyennes », notamment liées au vote (Bénéï 2005)[13]. En plus de permettre une meilleure compréhension des conditions d’existence ainsi que des limites et possibilités de la citoyenneté des minorisés, les marges permettent, dans la démarche anthropologique, de comprendre le centre ; elles peuvent même être plus révélatrices des enjeux du centre (Das et Poole 2004) puisque « des cas périphériques ont le potentiel de révéler certains fondements de la société étudiée » (Campeau dans ce numéro). S’agissant de la citoyenneté, dont on a dit plus haut qu’elle concernait centralement les enjeux d’exclusion et d’inclusion, observer ceux qui sont mis à la marge s’avère particulièrement pertinent. Coll souligne d’ailleurs dans ce numéro l’effet de co-construction du centre et des marges politiques. Cela dit, il ne faut pas pour autant négliger la nécessité de travailler sur les majorités, et surtout sur les interactions entre minorisés, institutions et majoritaires, auxquelles plusieurs articles font ici allusion.

Les auteurs qui participent à ce numéro s’inscrivent dans des approches multiples. Catherine Neveu aborde la citoyenneté en considérant comment le poids de cette notion dans la culture politique dominante en France interdit notamment de penser ses dimensions culturelles et la diversité de ses espaces d’effectuation. John Clarke l’aborde en analysant les modèles et catégorisations proposés par l’État via les politiques publiques ainsi que les parlers vernaculaires. Marie Salaün et Jacques Vernaudon s’attachent, pour leur part, à saisir les enjeux de la citoyenneté à travers l’école et sa prise en compte des langues et identité autochtones. Natacha Gagné s’intéresse aux débats, délibérations et négociations à propos du vivre-ensemble au sein de sociétés pluralistes issues de la colonisation. Sylvie Poirier, comme Clarke, mais dans un contexte qui n’est pas celui de la population majoritaire, mais celui de la population autochtone, s’intéresse aux réponses des acteurs aux politiques publiques afin de mieux comprendre le fossé entre l’État (ses attentes et conceptions) et les autochtones (leurs priorités et projets culturellement constitués). André Campeau s’intéresse pour sa part à l’activité politique et cognitive des sujets minorisés en vue de créer un nouvel espace public oppositionnel qui viserait à transformer le rapport colonial. Francine Saillant observe des mouvements sociaux se référant à la notion de réparation et de citoyenneté pour revendiquer l’égalité des droits ou la redéfinition de ceux-ci. Quant à Kathleen Coll, elle analyse, à partir des mobilisations de femmes immigrantes à San Francisco, comment leurs engagements et les transformations des subjectivités qui en découlent participent à remettre en cause les dimensions genrées de la citoyenneté et la frontière entre public et privé. Eric Schwimmer, enfin, revient sur les articulations et tensions de la « citoyenneté double », vécues par les membres de peuples autochtones, citoyenneté double qui tout en les inscrivant dans deux sphères de citoyenneté, ne produit pas nécessairement l’égalité ou la citoyenneté pleine et entière (« full citizenship », Schwimmer 1969), au sens d’une pleine inclusion économique et politique dans l’ensemble national, à laquelle ils aspirent.

Au-delà de ces approches diversifiées, les auteurs dont les textes sont rassemblés ici convergent ou divergent, selon les cas, autour de plusieurs manières d’aborder et de saisir la citoyenneté : la citoyenneté comme statut et comme régime de droits ; comme appartenance à une communauté politique ; comme projet politique ou destin commun ; comme espace horizontal de dialogue et de négociation ; comme processus de subjectivation politique et de contestation… On voit ainsi que plusieurs des auteurs tiennent compte de plusieurs citoyennetés à la fois. Sont donc considérés la question du statut de citoyen et les droits y étant associés ainsi que les liens de concitoyennetés ; la citoyenneté comme horizon politique ou projet commun ; ou encore la citoyenneté comme espace de négociation, de débat. Il ressort que les différentes citoyennetés ou régimes différenciés de citoyenneté (Neveu 2005) sont étroitement reliés et qu’il importe d’en tenir compte. On retrouve bien là la proposition de Balibar (2001) quant à la nécessité d’être attentifs aux niveaux où se situent les processus d’exclusion (et d’inclusion) de la citoyenneté. L’anthropologie, par son caractère holiste, est particulièrement bien outillée pour apporter un tel éclairage.

De plus, tous les auteurs ont en commun cinq grandes préoccupations, qui apparaissent avec plus ou moins de netteté. Elles correspondent à celles plus largement partagées chez les anthropologues s’intéressant à la citoyenneté. Tout d’abord, tous les articles considèrent la citoyenneté comme un ensemble de pratiques, constamment débattu et évolutif. Tel que mentionné, c’est sans doute un des apports centraux de l’approche anthropologique. Ensuite, tous les auteurs se rejoignent sur la nécessité de contextualiser l’analyse de la citoyenneté – quelques-uns incluant dans cette contextualisation l’importance de tenir compte de la position du chercheur. De plus, tous traitent du rapport à l’État, notamment de son rôle dans la structuration des rapports de pouvoir ainsi que de la question des droits qu’il confère. Concernant les droits, Poirier, Schwimmer et Coll insistent sur l’importance que soient aussi prises en compte les responsabilités à la fois dans l’analyse de la citoyenneté, et dans l’idée de la transformer en vue d’une pleine inclusion/reconnaissance/participation des populations marginalisées au sein de l’État. La plupart des articles rassemblés s’intéressent également aux fondements des « communautés de citoyens » : selon les périodes, les contextes ou encore les enjeux, les ressources mobilisées pour se définir comme citoyen, ou bien revendiquer une telle reconnaissance, varient. Remise en cause critique des liens établis entre État et nation, entre statut et accès aux droits, recours à des imaginaires sociaux, culturels, territoriaux ou de l’État diversifiés, nombre de ressources, parfois « impures »[14] (Clarke et al. 2007) sont disponibles, mais toutes ne sont pas mobilisées de la même manière par les différents agents, ou le sont selon des registres argumentaires différents.

Le dernier point important qui nous paraît être abordé par tous les auteurs est le rapport à la nation. Cet enjeu croise ce qui a été développé plus haut à la fois à propos des liens entre citoyennetés et cultures et entre citoyenneté et État. Sans doute s’agit-il là d’un enjeu particulièrement central, tant il est vrai qu’

Une quasi-équation entre la citoyenneté (appartenance au sens politique, droit à des droits et responsabilités civiques, politiques et sociales) et nationalité (appartenance à une communauté nationale historique) a existé dans beaucoup de langues et d’institutions des États modernes.

Bénéï 2005 : 13, notre traduction

Nous avons déjà souligné le lien récurrent établi entre les deux notions, lien historique en Europe plus encore qu’ailleurs sans doute. Cela se joue-t-il ou s’est-il joué autrement dans l’outre-mer et les anciennes colonies? Y a-t-il innovation en la matière? Les articles de Gagné, d’une part, et de Salaün et Vernaudon, d’autre part, révèlent à tout le moins que dans les colonies françaises d’Océanie, la figure du national pour une grande proportion des autochtones ne se superpose pas à celle du citoyen ; on pouvait être de nationalité française tout en étant maintenu dans un statut de sujet, avec des droits limités par rapport à ceux des citoyens. Coll, Campeau et Schwimmer touchent pour leur part, et chacun à sa façon, à l’idée selon laquelle le désir de transformation et de participation à la nation et à sa construction est lié à un travail de transformation du soi. Chez ces trois auteurs, ce travail n’est pas déconnecté des forces/contextes/ressources politiques, économiques et culturels avec lesquels les sujets composent. Pourtant, la nation à laquelle on veut participer et par laquelle on se sent convié n’est pas la même dans les trois cas étudiés par ces auteurs. Chez Campeau, la nation en question ne coïncide pas avec l’« État » de l’État-nation, comme chez Coll. C’est plutôt celle qui correspond davantage à l’ethnie ou à la minorité nationale, dans d’autres approches. Dans cette dernière acception, la nation se construit souvent dans l’idée de se doter d’un État qui lui soit propre – cette idée est au moins présente dans l’esprit d’une partie de ses membres. C’est le cas aussi des Kanak de Nouvelle-Calédonie dont discutent Salaün et Vernaudon, et des Tahitiens de Polynésie française dont parle Gagné, pour ne prendre que deux exemples. Chez Schwimmer, les deux sens du concept de « nation » sont présents[15]. Comme pour la citoyenneté, il ressort donc que « la nation est une réalité fluide et fuyante, analysée différemment mais toujours variable et sujette à des précisions selon les cas » (Bariteau 1998 : 95) ; d’où, encore une fois, l’importance de porter attention aux contextes.

Ce numéro thématique illustre également que la notion de « citoyenneté » peut être utilisée par les anthropologues selon différents registres – que ce soit parce que les agents sociaux (individus, groupes, mouvements sociaux, États et opérateurs de politiques publiques…) la mobilisent eux-mêmes, ou parce que les chercheurs l’utilisent comme grille d’analyse conceptuelle, grille qui varie en fonction de l’acception ou de la dimension de la citoyenneté retenue. Parmi les contributions ici réunies, celles de Clarke, Coll, Poirier, Salaün et Vernaudon, et Saillant montrent que les acteurs utilisent explicitement cette notion, et que les chercheurs se sont intéressés à la citoyenneté ou ont découvert son importance du fait que le terme était usité sur le terrain. Pour tous ces auteurs, soit la notion de citoyenneté est employée par les acteurs dans leurs activités de résistance et réappropriations, soit elle est employée par les États, leurs institutions ou politiques. Pour Campeau, Gagné, Neveu et Schwimmer, la citoyenneté a plutôt été une clé de lecture pour (ré)analyser les cas à l’étude. Elle a donc été employée en amont comme outil conceptuel pour guider les chercheurs dans la lecture et l’analyse du cas étudié.

Il semble que le recours à cette notion ait été fructueux. Campeau a ainsi pu aborder autrement les formes du politique et regarder en détail les pratiques visant la décolonisation. Son approche de la « citoyenneté dont le sujet devient l’acteur » lui a permis de mieux comprendre le rôle de médiation des élites, ainsi que les succès, échecs de leur médiation, et leurs causes. Les résistances du terrain à l’utilisation « en creux » de la notion par Gagné lui font constater que les Maaori, puis les Tahitiens, avaient finalement un accès très limité aux espaces politiques où peut être négociée la coexistence, dans un dialogue avec les autres communautés et l’État. Quant à Neveu, ses interrogations sur la faiblesse des recherches anthropologiques en France sur la citoyenneté sont l’occasion de revenir sur la question centrale d’une réflexivité des chercheurs quant à leurs propres « localisations », et contribuent à poser un regard critique sur un « parler officiel » de la citoyenneté et ses effets. Sans être un « objet magique » qui permettrait de tout saisir, l’utilisation de la notion permet donc de voir certaines choses autrement et de révéler avec plus de clarté certaines configurations. Clarke nous invite malgré tout à la prudence dans le cas où les sujets ne parlent pas directement de citoyenneté. Il suggère ainsi de se poser la question suivante afin de ne pas prendre nos catégories trop au sérieux par rapport aux discours vernaculaires : « qu’est-ce que le mot “citoyen” ne parvient pas à faire pour ces personnes? ». Plus largement, à l’issue de ce numéro, il faut aussi se demander ce que la notion de « citoyenneté » ne permet pas de penser et d’appréhender.

Enfin, qu’elle soit utilisée en amont du terrain ou qu’elle en ait émergé, la citoyenneté est un objet souvent difficile à cerner au plan méthodologique : elle est « fuyante » – comme le suggérait Bariteau (1998) à propos de l’idée de « nation » ; elle est « protéiforme » – ainsi que la qualifient Salaün et Vernaudon ; et de plus souvent vue comme « inobservable » au niveau local parce que trop liée à l’État – comme le souligne Neveu. Les questions et difficultés méthodologiques sont discutées de façon explicite dans quatre articles, ceux de Salaün et Vernaudon, Neveu, Clarke, et Campeau. Elle ressort de façon implicite d’autres contributions. Salaün et Vernaudon mentionnent par ailleurs que la difficulté de la démarche empirique ne réside pas seulement dans la notion de « citoyenneté », mais aussi dans la spécificité des sites enquêtés et de leurs divers niveaux et dimensions : enquêter sur la citoyenneté à l’école, par exemple, peut se faire au sein de la classe, en analysant les pratiques des enseignants et les réactions des élèves, mais aussi en analysant les différents niveaux de la hiérarchie du système éducatifs ou encore en incluant dans l’analyse les relations entre les familles et l’institution. On peut alors se demander si les anthropologues, en s’intéressant à des sites autres que ceux qualifiés d’« explicitement politiques » pour saisir les citoyennetés ne sont pas confrontés à un degré supplémentaire de difficulté au plan empirique.

En essayant d’appréhender ce que les agents « font » de la notion de citoyenneté et quel impact elle a sur eux, l’approche anthropologique des processus de citoyenneté explore des champs de subjectivation politique que d’autres disciplines laissent de côté. Elle permet également de renouveler de manière significative des champs d’analyse « classiques » de la discipline, notamment en croisant leurs apports longtemps disjoints. La contribution des autres disciplines n’en est pas pour autant ignorée, le dialogue entre les approches que nous suggérons étant par nature enrichissant. Nous sommes persuadées que les travaux en anthropologie sur la citoyenneté peuvent contribuer à une meilleure compréhension des citoyennetés sur le plan global. Nous ne pouvons d’ailleurs qu’espérer que ce numéro aura pour sa part aidé à identifier à la fois de nouvelles pistes méthodologiques, de nouveaux angles d’approche, ainsi que de nouvelles « prises » pour l’appréhender dans ses multiples dimensions, que ce soit sur des terrains déjà étudiés ou des terrains qui n’ont pas encore fait l’objet d’investigations.