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Au bout d’un chemin de dix années passées à la direction de la revue Anthropologie et Sociétés, voici que je m’autorise à présenter ce texte, qui prend la forme d’un éditorial. Non pas pour astreindre mon successeur, Frédéric Laugrand, à cette formule qui n’a pas été utilisée au cours de mon mandat, mais plutôt pour déposer une sorte de bilan réflexif autour de l’édition scientifique en anthropologie. Le hasard a fait que ce numéro, qui réunit des textes hors thème et se trouve donc privé de l’introduction habituelle aux numéros thématiques, offrait un bel espace pour ce faire.

Ces dix années à la direction de la revue ont été remplies de défis, pas toujours les moindres, de surprises de toutes sortes, de moments intellectuels fantastiques et surtout, de collaborations avec les personnes qui façonnent chaque jour l’anthropologie québécoise et internationale. Ces collaborations qui se tissent d’un numéro à l’autre font aussi ce que la revue Anthropologie et Sociétés est devenue, et demeurera : un moyen unique de diffusion de l’anthropologie québécoise et de la pensée de ses chercheurs qui appartiennent naturellement à diverses écoles de pensée et à divers réseaux. Ce fut un privilège, à chaque numéro renouvelé, que celui de travailler avec les collègues des diverses universités du Québec et d’ailleurs ; collègues, voire amis, que les contraintes professionnelles et le cadre des spécialisations empêchent malheureusement de rencontrer plus souvent, et surtout dans la profondeur. Si le travail lors des colloques le permet en partie, ce n’est cependant pas de la même façon, car il est plus fugace et plus centré sur la communication orale et ses exigences. Malgré ces limites, je voudrais remercier chacune de ces personnes de m’avoir rendue sensible à son univers de pensée, à ses préoccupations sur la discipline, à ses manières de la faire et de la dire ; je les remercie de m’avoir donné accès aux divers chemins empruntés au sein des mondes visités par les anthropologues. Je les remercie de m’avoir permis d’échanger dans un seul but : stimuler la réflexion et rendre accessible cette dernière dans un format que nous souhaitons de la plus haute qualité. De là le titre particulier de ce numéro thématique : Traverses, pour les années traversées, pour les mondes traversés.

Dix ans, c’est à la fois court et aussi très long. Anthropologie et Sociétés a su se maintenir et évoluer depuis sa création grâce à de nombreuses personnes : en premier lieu ses auteurs et rédacteurs invités à l’élaboration de numéros thématiques, professeurs et étudiants gradués. Ensuite, grâce à ces divers collaborateurs, près de trois cents, sans compter les auteurs de recensions d’ouvrages ; à ses artisans de tous les jours, secrétaire, rédactrice, traducteurs, artistes du design graphique, techniciens de l’Internet ; à son comité scientifique ; et, bien sûr, grâce au soutien du Département d’anthropologie de l’Université Laval, de la Faculté des sciences sociales et d’organismes tels que le FQRSC et le CRSH. Tous et chacun, chaque jour et au fil des années, ont contribué à donner à cette revue ses couleurs, son caractère, sa vitalité, son audace. Elle s’est ainsi imposée comme une référence incontournable. On peut bien sûr envier d’autres publications, tantôt pour leur plus grand prestige, tantôt pour leur pouvoir de diffusion. Une revue disciplinaire éditée dans le territoire national a cependant cela de bien que ce n’est pas seulement la communauté qui y oeuvre qui s’y retrouve, mais aussi tous ceux qu’elle y accueille. Le hasard n’a-t-il pas fait que ce numéro constitué de textes hors thème est en grande partie étoffé de contributions venues d’auteurs hors Québec? Les projets présentés au fil des années sont reçus, analysés, bonifiés, car c’est justement la mission d’une revue que de se préoccuper de ceux et de celles qui forment cette communauté de chercheurs ainsi que de leur manière de faire la science, voire de la transformer. C’est là le rôle d’Anthropologie et Sociétés et ce rôle doit demeurer.

Anthropologie et Sociétés a abordé tous les thèmes qui sont au coeur de la tradition disciplinaire et de son actualisation, en même temps qu’elle s’est impliquée dans les plus chauds débats sur les transformations des sociétés et les manières de les analyser. Au cours des dernières années, les institutions académiques ont subi les nombreux contrecoups des politiques de restriction budgétaire successives des gouvernements fédéraux et provinciaux, comme cela s’est produit ailleurs dans le monde de la recherche. L’anthropologie, à l’instar d’autres disciplines des sciences humaines et sociales, n’a pas été des mieux servie par ces politiques. Bien sûr, le monde et les sociétés changent, et l’anthropologie à leur suite. Science de la culture et de la société, mode de raisonnement et d’engagement dans le monde, voire mode de vie pour certains, ambitieuse par son holisme, austère par son penchant pour les mondes les moins accessibles, excentrique par le décentrement qu’elle exige, notre discipline se marie fort mal – heureusement ou malheureusement –, d’abord avec les normativités institutionnelles qui resserrent de plus en plus les cadres de pensée et d’action, et ensuite avec la donne des économies néolibérales qui instrumentalisent la science et la rendent trop souvent extrêmement banale et répétitive, parfois même complaisante. Y a-t-il en effet une autre discipline que l’anthropologie dans laquelle il soit vraiment possible de proposer l’observation participante comme méthodologie centrale de recherche dans un projet scientifique? Notre revue est profondément engagée dans la mise en valeur de cette modalité de développement du savoir à partir de l’expérience et de la rencontre de l’altérité ; c’est une de ses spécificités.

À l’instar du médecin qui a perdu le pouvoir de connaissance conféré par l’auscultation au profit d’indications obtenues par divers moyens technologiques d’examen des malades, la connaissance sensible du monde par observation directe devient cependant de plus en plus suspecte, les « instruments de mesure » lui étant peu à peu préférés. L’anthropologie, si elle ne suit pas toujours les canons hégémoniques de certaines formes de science, canons qui privilégient les « faits objectifs », les « évidences », « la preuve », l’application à court terme ou encore les liens avec l’industrie, n’en est cependant pas moins rigoureuse. Traduire la texture et la complexité des mondes, les continuités et les ruptures, les mythes et les tragédies, les paroles sinueuses et circonstanciées, ou les formes de vie intraduisibles n’est pas une chose simple, reconnaissons-le. Et c’est ce que font pourtant tous les jours les anthropologues. Malgré leur audace, leur travail acharné, leur patience, leur originalité, leur sens critique, les anthropologues se trouvent de plus en plus coincés entre des phénomènes conjoncturels comme la professionnalisation, l’application simpliste du concept de culture, la pensée managériale, pour ne nommer que ces dernières. Les universités ne sont plus gérées sur un mode de croissance mais sur un mode de survie et d’autojustification, en particulier dans les sciences « molles », là où justement l’anthropologie se trouve. Les organismes qui financent la recherche sont dans la même position. Par exemple, les méthodologies souples, faisant appel à la présence, à la rencontre, à l’implication, à l’interaction et au partage du sensible sont souvent perçues comme douteuses et non scientifiques. Il ne s’agit pas de pleurer sur notre sort, mais plutôt de demeurer vigilant face à une situation qui, au Québec, au Canada, et ailleurs dans le monde, tend à être dramatiquement la même. Je ne crois pas que tout cela ait à voir avec une quelconque obsolescence de la discipline, comme certains pourraient le soutenir, mais plutôt avec la difficulté des institutions à composer avec une forme de science qui se taille mal aux normes à la fois restrictives et de plus en plus nombreuses que nos institutions académiques absorbent avec une grande facilité. Il n’est qu’à examiner la composition des conseils d’administration des universités, leurs plans directeurs qui font à peine allusion aux disciplines des sciences humaines et sociales, leur préférant d’autres, apparemment plus payantes (mais infiniment plus dévoreuses de ressources financières) ; le rapprochement des universités avec la société ressemble, pas toujours mais assez souvent, à une sorte de populisme académique. Pourtant, sortir l’université de sa tour d’ivoire ne signifie pas pour autant devoir s’afficher Université Pepsi. Qu’arrivera-t-il à ces sciences fragilisées sur le plan institutionnel? Que sera l’anthropologie de demain si ce contexte se cristallise sans changement anticipé? Comment l’anthropologie peut-elle contribuer à ce débat? Voilà autant de questions qui se posent. Il se peut que, parmi les voies qui s’offrent à nous et qui ne sont peut-être pas toutes identifiées, soit privilégiée celle d’affirmer au sein de l’académie et des institutions scientifiques la diversité des modes de connaissance, ou, si l’on préfère, le pluralisme épistémologique. Les institutions académiques semblent avoir perdu une part de cette donnée fondamentale : la science est diverse, et ses modes de connaissance également. Produire des connaissances ne saurait se limiter au mantra de la science expérimentale ou quasi-expérimentale, ni à la reproduction de ses raisonnements dans des modèles de « recherche qualitative ». L’expérience anthropologique en est d’abord une de défamiliarisation, de traduction, d’analyse, d’échanges et de partage autour de modes de compréhension différents, et bien d’autres choses encore. Il s’agit donc, au sein des sciences sociales, d’un mode de production des connaissances particulier. L’anthropologie ne peut cependant mener seule cette bataille : l’alliance avec d’autres disciplines elles aussi touchées par cet appauvrissement est à mon sens essentielle. Il ne s’agit pas ici du seul appauvrissement des fonds de recherche, mais également de celui des formes de pensée trop alliées à une science unitaire détournée aux fins d’un monde fait d’autant d’utilités que de choses à vendre… Il est donc impératif de regrouper les anthropologues qui, d’un côté ou l’autre de l’Atlantique et au-delà, militent pour cette diversité épistémologique.

Sur le plan de l’édition scientifique, les tendances évoquées ici ont eu des conséquences. Ces dix dernières années, on a cependant vu apparaître l’édition électronique. Pour l’édition francophone, québécoise en particulier, cela a représenté une ouverture sans précédent puisque le lectorat accessible par Internet a crû de façon exponentielle ; les abonnements électroniques sont devenus courants et les institutions, plus nombreuses qu’autrefois, ont emboîté le pas. Les barrières traditionnelles des barons de l’édition française, et surtout des diffuseurs, ont enfin été percées par l’intermédiaire du virtuel. Durant la même période, de nombreux éditeurs ont cependant perdu des plumes, en particulier ceux qui se dédiaient aux sciences sociales. De grandes maisons sont tombées, et les petits éditeurs à côté de cela se sont multipliés. Au Québec, la diffusion des revues savantes dans les librairies est ardue, comme c’est le cas aussi ailleurs. Plusieurs revues non littéraires ont dû abandonner la diffusion en librairie. Pour combien de temps des revues dans leur format papier comme la nôtre pourront-elles encore résister à ce mouvement? La question reste ouverte. Sachant que le livre électronique est à nos portes, que cette forme d’édition se voit favorisée pour les ouvrages collectifs notamment, et se présente comme un phénomène qui prendra une forte expansion, en particulier dans le domaine de l’édition savante, le jour est peut-être proche où l’édition électronique des revues savantes deviendra, et restera, la voie royale de la diffusion. La tendance à la dématérialisation de l’édition scientifique risque ainsi de se confirmer à chaque jour. Notons que le nombre de livres paraissant annuellement dans la discipline en français et au Québec est petit – une vingtaine. Pour l’anthropologie, qui n’a pas toujours un style grand public, cela implique bien sûr des conséquences que l’on peut facilement imaginer. Dans ce contexte, l’importance d’une revue d’anthropologie francophone au Québec et dédiée à l’anthropologie québécoise et à ses réseaux internationaux comme Anthropologie et Sociétés demeure d’autant plus stratégique, et ce, quel que soit son format, papier ou électronique.

Un autre point qu’on ne saurait négliger est celui de la portée de nos actes de publication. Au-delà du « Publish or Perish », il y a le « pour quoi » et le « pour qui ». La publication n’est pas un acte neutre ou simplement routinier. La pression actuelle pour la diffusion des connaissances dans l’espace international fait partie intégrante des commandes passées aux chercheurs (et aux universités), qui doivent de plus en plus apporter la preuve de la qualité de leurs publications selon des systèmes de cotation qui classent les revues en fonction de critères pas toujours clairs. Ils doivent en fait « devenir compétitifs » et le succès de cette compétition passe par ce système de classement que l’on croit neutre. La gestion des universités a aussi ses penseurs, ses congrès, ses réunions internationales, ses idéologies. La liberté de connaître et de penser est-elle encore au coeur de la mission des universités? La compétition et la rentabilité sont certes des valeurs qui menacent de plus en plus cette liberté. La majorité des revues qui éditent dans une autre langue que l’anglais se retrouve en difficulté par rapport à ces classifications. Les scientifiques du monde entier qui vivent ailleurs que dans les pays anglo-saxons sont touchés par cette pression. Publier en espagnol, en portugais ou en allemand ne sera jamais aussi bien que publier en anglais, langue dite internationale. Publier en anglais a certes de nombreux avantages ; mais publier en anglais n’est ni un gage de qualité, ni une garantie d’une meilleure science.

Une autre question, extrêmement préoccupante, est celle des aggrégateurs, ces larges plateformes qui servent dorénavant l’édition scientifique et dont les plus importantes sont contrôlées par des intérêts américains. Leur appétit est grand ; par exemple, bien que les revues québécoises soient diffusées par le groupe Érudit, certaines maisons américaines n’hésitent pas à cogner à nos portes pour vendre leurs services (passant outre les aggrégateurs nationaux) en proposant aux revues, une à une, une plus grande visibilité dans le monde anglophone, donc dans la « science internationale ». Elles ont un intérêt économique à mettre la main sur les « trésors nationaux » (en vendant des services que l’on devrait considérer comme indispensables). Plus récemment, à travers le concept de libre accès au savoir, les auteurs de diverses disciplines sont invités à racheter leurs droits aux revues et à déposer leurs articles dans des revues libre-accès et dans des dépôts prévus à cet effet (voir notamment le site Internet de l’université d’Ottawa et son lien sur le libre accès : www.oa.uottawa.ca/index.jsp?language=fr). Il faut comprendre que le libre accès concerne d’abord et avant tout la diffusion la plus large de la science : qui s’y opposerait? Du côté des auteurs, cela signifie toutefois une privatisation encore plus grande de l’acte de recherche dans son aspect diffusion, chaque auteur devenant encore plus l’entrepreneur de lui-même. Du point de vue des organismes subventionnaires, le pas peut être vite fait : pourquoi alors soutenir ces revues que nous finançons si dorénavant de tels moyens existent? Une revue est pourtant plus qu’un simple texte mis en circulation : elle implique des gens qui lisent, évaluent, corrigent, mettent aux normes, orientent des débats d’école, bref, éditent. Tout cela a un coût, et chacun de ces actes s’inscrit dans des réseaux de savoirs et de personnes.

Notre espace d’édition indépendante, dans la langue où nous enseignons, dans les traditions fortes de nos institutions, aussi fragile soit-il, doit être préservé de toutes les façons possibles. Les revues scientifiques francophones ainsi que celles éditées dans d’autres langues que l’anglais n’ont que peu à gagner à se mettre aveuglément au service d’une idéologie de la pensée unique transposée dans le champ scientifique. La finalité de l’anthropologie est de défendre la pluralité qui constitue le monde ; elle peut donc légitimement se réclamer d’un univers académique tout aussi pluriel. Quant à publier aussi dans d’autres langues que le français, libre à nous, bien sûr!

Toutefois, publier aussi en français ou dans une autre langue que l’anglais est tout aussi important : d’abord parce que l’anthropologue ne communique pas qu’avec ses pairs en anglais, il a un devoir de présence dans l’espace académique où il s’insère, qui reste un espace de transmission et d’apprentissage. Il a aussi un devoir de partage face aux groupes qu’il étudie car ces groupes le lisent, le commentent, le critiquent et aussi écrivent avec lui. Tout cela peut se faire en anglais, tout comme cela peut se faire dans une autre langue, dont bien sûr le français. La connaissance qui se diffuse dans une langue précise a souvent d’autres canons de références et de valeurs que ceux de l’espace neutralisé proposé par l’international anglo-saxon. Non pas que la science soit incommensurable : elle possède ses modulations et ses styles, ses effets de variantes, ses localismes comme ses glocalismes. Enfin, les traditions intellectuelles, bien que croisées lorsqu’elles se rencontrent dans l’espace international anglo-saxon, se particularisent au sein de chaque langue, voire s’affirment dans leur unicité par les réseaux qui les fréquentent et les constituent. Publier dans une autre langue que l’anglais, et pour nous le français, c’est aussi faire acte de la diversité des langues et des cultures ; non seulement du fait de la diversité dans nos objets d’étude, mais parce que chacun de nous rend compte des fruits de ses travaux en tant que membre de plusieurs réseaux de lecteurs, des plus internationaux aux plus locaux. On ne peut que questionner les catégories de référence sur cette idée « d’international », et plus encore lorsque cette idée « d’international » est projetée dans la diversité des espaces linguistiques d’insertion des anthropologues, ainsi que des espaces de communication et de partage des savoirs.