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Une ethnologie de la mondialisation est-elle possible? La réponse à une telle question n’est pas simple. Pas simple, parce que les études sur la mondialisation sont nombreuses et recouvrent différents mécanismes et approches selon les auteurs. Pas simple, parce que pour une discipline comme l’ethnologie, qui traditionnellement s’est faite la championne de l’étude du local, du circonscrit, des petits groupes, la mondialisation pose de nouveaux défis théoriques et méthodologiques. Afin de nous orienter dans l’exposé d’un tel problème, nous voulons nous appuyer en introduction sur une distinction[1] qui porte sur les deux modes de connaissance qui sous-tendent cette question.

Le premier mode fait référence à la connaissance au sens de cognoscere. Autrement dit, nous aborderons la notion de mondialisation au sens où ladite mondialisation est considérée comme un ensemble de processus (économiques, politiques, technologiques, etc.) qui cadrent notre réalité. Ces processus, à travers les nouvelles dynamiques qu’ils engendrent, ont des conséquences sur les réalités locales et sur la façon dont le monde est perçu.

Le deuxième mode de connaissance au sens de scire, concerne directement la façon dont nous cherchons à expliquer, analyser, modéliser la notion de mondialisation. Autrement dit, la façon dont on peut construire ou acquérir de la connaissance sur l’ensemble des processus compris dans ce terme. D’ailleurs, on a vu depuis quelques années plusieurs auteurs (Marcus 1995 ; Kearney 1995 ; Appadurai 1996 ; Gupta et Ferguson 1997 ; Burawoy 2000) réfléchir sur la possibilité d’une telle ethnologie, ses nouveaux objets d’études anthropologiques et leurs implications méthodologiques. Ces approches sont toutefois relativement nouvelles et ce n’est que récemment qu’on a vu apparaître des travaux qui portent sur ce genre de problématique.

Notre travail va donc se diviser en deux parties qui correspondent à ces deux modes de connaissance. Nous allons tout d’abord tenter de mieux cerner ce que recouvre la notion de mondialisation. En effet, malgré son utilisation très large (dans les médias, en politique ou encore dans les milieux académiques), la définition de la mondialisation est peu précise. Pourtant, le phénomène induit des processus bien réels qu’il faut tenter de distinguer. Nous nous attarderons donc sur la polysémie du terme et, dans la foulée, nous tenterons de mieux préciser ce qu’il désigne. Cet effort de définition (même générale) nous permet d’identifier des ensembles de processus et de dynamiques vers lesquels une ethnologie de la mondialisation devrait se tourner.

Dans une deuxième partie, nous examinerons la possibilité de faire une ethnologie de la mondialisation, surtout sous l’angle méthodologique : comment envisager la description et trouver un terrain qui puissent rendre compte du phénomène et contribuer à l’expliquer. Les outils de l’ethnologie sont-ils adéquats pour analyser un phénomène aussi large, aussi diffus? Nous allons cerner trois « angles » d’approche des processus globaux grâce auxquels nous réfléchirons sur la façon dont nous pouvons effectuer un terrain de la mondialisation, notamment par le biais d’une ethnologie multi-située (Marcus et Fisher 1986 ; Marcus 1995 et 1998).

La notion de mondialisation[2]

Lorsque l’on aborde la notion de mondialisation, on est d’emblée frappé par la diversité de ses applications, donc de ses définitions. Il convient par conséquent de clarifier ce dont il s’agit avant de s’attacher au rapport entre la mondialisation et l’ethnologie (non pas à la mondialisation per se). Cette démarche passe par deux remarques préalables.

Premièrement, notre approche s’appuie sur l’idée que la mondialisation n’est pas un phénomène unifié et homogène. À ce titre, nous nous éloignons d’une vision globaliste de la mondialisation (Burawoy 2000 ; Wallerstein 1999), qui la considère comme un tout pourvu de propriétés que ses parties ne possèdent pas. Il faut, en effet, se garder de caractériser les processus globaux et les transformations qui les accompagnent sans tenir compte des transformations locales. Au contraire, nous voulons plutôt aborder la mondialisation comme un concept formant un ensemble de processus et d’activités complexes qui n’a pas de propriétés indépendantes de ses parties. Nous y reviendrons plus loin, mais on peut déjà dire que ces processus sont d’ordre démographique, social, politique et surtout économique (Mittelman 2000), et qu’ils instaurent de nouvelles dynamiques et de nouveaux « espaces ». C’est ce qu’Appadurai a expliqué avec la notion de -scape (ethnoscapes, technoscapes, etc.) (1996), à savoir l’intensification des processus migratoires, des transactions commerciales, l’interpénétration des industries au-delà des frontières ou encore la formation de nouvelles entités institutionnelles. Ces flux ont pour propriété de déplacer la vision bipolaire du monde (centre-périphérie) vers une vision multi-polaire de ces processus dans l’espace (Kearney 1995), mais cette réorganisation ne doit pas nous dissuader de chercher la logique qui anime ces processus et leur dynamique. Ces changements de propriétés du global constituent l’une des thèses centrales des tenants de la mondialisation.

Deuxièmement, la notion de mondialisation suscite un débat sur la validité du concept et sa portée historique (les deux étant reliées), débat qui oppose deux sortes d’auteurs, les « radicaux » et les « sceptiques » (Giddens 1999 ; Burawoy 2000). Les radicaux avancent que la mondialisation est un phénomène réel, qui bouleverse les frontières des États-nations, l’économie et les institutions. Aboutissement de la modernité pour les uns, postmodernisme pour les autres, la mondialisation et ses processus transforment le monde de façon radicale. C’est le tout connexionniste, tout est réseaux, et les frontières n’existent plus.

Les sceptiques affirment, au contraire, qu’il n’y a rien de nouveau. La mondialisation n’est qu’une mode, au mieux une idéologie, produit direct d’une pensée néo-libérale résurgente. La circulation des biens, des personnes et les échanges culturels existent sur une large échelle depuis plusieurs siècles (Arrighi 1999 ; Wallerstein 1999). La mondialisation n’est en fait qu’une reformulation contemporaine du projet impérialiste et du colonialisme, tout en actualisant le capitalisme mondial. Par exemple pour Wallerstein (2000), la mondialisation n’est qu’un leurre imposé par des groupes dominants, symptôme d’une période de transition dont l’issue reste indéterminée.

Il nous semble que ces deux positions sont réductrices, comme bien souvent dans ce type d’oppositions binaires. Nous pouvons penser la mondialisation plutôt comme un compromis. La penser ainsi suppose que l’on distingue l’objet et l’idée (Hacking 2000) des intérêts académiques. Plusieurs auteurs en effet ne parlent pas de la « même » mondialisation lorsqu’ils en font l’analyse, à cause du caractère diffus et multi-forme du phénomène[3]. Il est donc indispensable de décrire les quatre principales acceptions de la mondialisation.

En premier lieu, le terme « mondialisation » fait référence de façon assez vague à l’élargissement du marché par l’entrée de nouvelles régions dans les échanges internationaux et à l’accroissement des investissements au niveau international. Le terme désigne ainsi des processus réels, mais dont les causes, les mécanismes et les conséquences sont mal analysés.

En une définition plus précise, la mondialisation indique une augmentation du volume et de la vitesse des transactions dans l’espace et dans le temps favorisée notamment par le perfectionnement des technologies de communication. La production recourt à des procédés complémentaires dans des pays différents, les coûts différentiels de la main-d’oeuvre accroissant la rentabilité (Harvey 1989). Ce processus a entraîné dans certains secteurs (l’automobile, l’électronique, etc.) une décentralisation internationale importante, tout en renforçant les grands centres urbains des pays les plus industrialisés qui fournissent des services essentiels aux entreprises productives (Sassen 1991). Le domaine financier se développe aussi, entre autres par la création de filiales dans les pays étrangers. Quant aux transactions commerciales, elles bénéficient d’institutions nouvelles ou renouvelées : la création de zones de libre échange (comme l’Accord de libre-échange nord-américain — ALENA), l’élargissement du rôle de certains organismes internationaux (par exemple, la Banque mondiale ou le Fonds monétaire international), la création de nouvelles organisations (Organisation mondiale du commerce) ou des zones économiques telles que l’Union européenne et la Zone de libre échange des Amériques. Harvey (1989) considère ces processus comme une restructuration du capitalisme après les récessions des années 1970 et du début des années 1980. Les avancées technologiques ont favorisé l’implantation des grandes entreprises en réseaux de production. Ces dernières ont vu leur pouvoir financier s’accroître considérablement, ce qui leur a donné plus de poids et d’indépendance par rapport au contrôle étatique. Elles imposent aussi les nouvelles normes du capitalisme mondial en élaborant des protocoles de production, de décentralisation de la main d’oeuvre et en standardisant les procédures et produits qu’elles offrent sur différents marchés. Les conséquences de cet ensemble de processus sont nombreuses. Cela précarise le travail, augmente le rapport différentiel richesse-pauvreté, développe une nouvelle élite (par exemple les manipulateurs de symboles ; voir Reich 1993). Cette nouvelle économie mondiale affaiblit les États-nations (Sassen 1999 ; Petrella 1999) parce qu’elle s’accompagne de poussées dérégulationistes, de l’effritement des frontières et de l’augmentation des mouvements migratoires. Tout cela entraîne aussi de nouvelles problématiques politiques et identitaires.

Troisième aspect, il faut prendre en compte dans la mondialisation le rôle important que jouent les médias. C’est ce qu’Appadurai a appelé les mediascapes : c’est-à-dire la capacité croissante, favorisée par les avancées technologiques, de produire et de diffuser l’information. Cette large diffusion par le biais de nombreux supports (journaux, télévisions, radios, etc.) joue un rôle majeur dans les représentations du monde, de l’Autre, de l’ailleurs, et elle est un mélange des mondes, des biens matériels, de la politique et des nouvelles évoquant toutes sortes d’horizons et d’avenirs possibles (Appadurai 1996 ; voir aussi Fisher 1999).

Par ailleurs, la mondialisation est le maître-mot de l’idéologie capitaliste qui voit l’économie de marché comme inévitable et unique source de bien-être pour les humains (Petrella 1997). Après la chute du mur de Berlin, l’économie de marché est apparue comme la seule forme viable d’économie et même comme une forme naturelle, allant de soi, dans cette ère posthistorique vouée à la seule gestion des ressources. La mondialisation devient alors une partie de l’idéologie dominante, mais relativement floue, dont l’objectif est de justifier le capitalisme et l’économie de marché. La mondialisation est donc le nouveau discours paradigmatique de la fin du siècle. Elle nous est présentée comme issue d’une logique prédéterminée de l’histoire et de l’évolution du capitalisme. L’essor des nouvelles technologies, la déréglementation, la formation du capitalisme de marché mondial, la privatisation ou encore la décentralisation sont les termes qui permettent de conjuguer ce même thème encore et encore (Petrella 1997). On peut penser, à ce titre, que le discours de la mondialisation est un corollaire de ce que Boltanski et Chiapello (2000) appellent « le nouvel esprit du capitalisme » qui a incorporé la nouvelle économie dans un discours où des termes tels que flexibilité, mobilité, réseau, globalisation sont devenus des axiomes.

Finalement, à la lumière des quelques éléments que nous avons évoqués et qui caractérisent (du moins en bonne partie) la notion de mondialisation, revenons à notre idée de compromis. D’abord, il faut se garder de négliger l’histoire, ce que certains « radicaux » en mal de nouveauté ont tendance à faire. Il suffit de se retourner un instant vers le local pour constater son rôle et son importance dans les mécanismes plus larges. De plus, au niveau « macro », force est de constater que certains processus ne datent pas d’hier (les migrations, le libéralisme économique). Néanmoins, si les processus de la mondialisation ne sont pas tous nouveaux, nous pouvons raisonnablement penser que les transformations en cours sont le fruit d’un nouvel agencement, d’une nouvelle dynamique entre eux. Cette « nouveauté » est due notamment (nous l’avons vu plus haut) aux avancées du capitalisme qui s’est appuyé sur les progrès technologiques et sur une idéologie particulière qui ont un impact quantitatif et qualitatif sur le volume des transactions financières, sur la circulation des personnes et de l’information. Ce qu’il faut souligner c’est que l’aspect « nouveau » de la mondialisation ne s’inscrit pas tel quel dans la réalité économique, politique et sociale, et il faut garder en tête que l’intégration de la nouveauté ne se fait qu’au prix d’une négociation avec les structures en place (négociations politiques, institutionnelles, etc.). Ce sont ces nouvelles configurations globales, leur caractère diffus et fragmenté et leur impact sur le local qui caractérisent la nouvelle mondialisation par rapport à l’ancien système monde (centre-périphérie)[4].

Enfin, les radicaux et les sceptiques se rejoignent sur un point : nous vivons aux niveaux global et local des transformations majeures qu’il faut pouvoir analyser, critiquer et expliquer. Cela nous amène à la deuxième partie de notre travail.

Vers une ethnologie de la mondialisation

Ces quelques réflexions sur la mondialisation étant posées, nous voudrions envisager une ethnologie qui puisse rendre compte des causes et des effets de la mondialisation, les analyser et participer à leur explication. À ce titre, notre réflexion va porter principalement sur deux aspects. Dans un premier temps, nous voulons examiner la possibilité de constituer une grille d’analyse qui puisse servir d’orientation à de futures ethnologies-ethnographies. Cette grille nous amènera ensuite à réfléchir sur la possibilité de faire un terrain qui rende compte des processus engendrés par la mondialisation et de ses nouvelles dynamiques. Car la pratique de terrain se modifie, au point parfois de rapatrier l’exotisme chez soi (Passaro 1997), et parce que : « à la mondialisation des terrains correspond la mobilité du chercheur » (Copans 2000 : 30 ; voir aussi à ce sujet Gupta et Ferguson 1997). D’ailleurs, l’ethnologie n’est pas aussi localisée et figée qu’on le suppose parfois : les anthropologues ont depuis longtemps porté leur attention sur des phénomènes délocalisés ou globaux, par exemple les effets du colonialisme.

Toutefois, comme l’ont souligné plusieurs auteurs (notamment Marcus et Fisher 1986 ; Mittelman 2000), le global a changé. On peut difficilement comparer en effet le global pour ce qui concerne l’impact du colonialisme[5] avec une notion du global qui recouvre plusieurs phénomènes comme la diffusion de l’information, des capitaux ou des personnes[6]. Le local aussi se transforme, il se fractionne, se diversifie et rend plus diffuse l’homogénéité de ce que fut le local de l’anthropologie classique.

Ce constat s’accompagne en anthropologie de la critique postmoderne qui a remis en question la posture de l’ethnologue et ses ethnographies. On peut penser avec les Comaroff (1991) qu’il y a d’ailleurs certaines leçons à retenir des critiques contemporaines : 1) le caractère indéterminé des actions, des significations ou des processus en histoire ; 2) la culture ou le social qui ne sont pas surdéterminants, mais des lieux de pratiques et de discours polyvalents où la contestation a sa place ; 3) le pouvoir souvent diffus, mais qui se retrouve dans la question des représentations, des institutions, etc. ; 4) la question coloniale et postcoloniale ; 5) enfin, une critique du processus ethnographique et de la posture du chercheur.

Mais d’un autre côté, si ces critiques sont utiles, elles posent aussi problème, car nous n’irons pas jusqu’à avancer que l’ethnologie ne peut rien dire d’autre au-delà de la représentation ethnographique. Nous partons plutôt du principe que le modèle construit pour rendre compte des phénomènes observés a un caractère interprétatif, au sens où la science est toujours un « discours sur » quelque chose, discours formé de propositions et d’hypothèses qui ont pour composantes des concepts arbitrairement définis, mais cohérents à l’intérieur d’un ensemble complexe (Bernier 1990). La constitution d’un modèle explicatif doit, en outre, tenir compte de la variabilité de la réalité elle-même. Ainsi, même si le modèle n’est pas la réalité, on peut néanmoins considérer que d’une part, il peut l’expliquer et que, d’autre part, il peut s’en approcher le plus possible à travers la complexification. C’est, par ailleurs, ce vers quoi devrait tendre une ethnologie de la mondialisation qui s’opposerait à des visions du global fondées sur la simplification des processus en cours (de l’histoire et des idéologies locales, par exemple).

Ces remarques nous engagent à proposer une ethnologie de la mondialisation qui s’inscrirait contre une vision débridée de cette dernière où l’on établit des liens de causes à effets entre des éléments qui n’ont aucun rapport entre eux, et contre les lieux communs dont le discours sur l’homogénéisation culturelle est l’étendard. Les processus de la mondialisation, même s’ils sont orientés économiquement et idéologiquement, ont des impacts différents sur les groupes et le local. Ainsi, la mondialisation peut être contestée, négociée et parfois change radicalement les configurations sociales, mais elle n’a rien d’homogénéisant (voir Hannerz 1996 ; Marcus et Fisher 1986).

C’est pourquoi nous proposons une grille générale qui se démarquera (sans pour autant négliger les différentes contributions) des approches « macro » et se tournera vers une approche de la mondialisation « par le bas » (Mittelman 2000)[7], et permettra ainsi de mieux saisir les processus de la mondialisation.

Cette grille s’articule autour de trois éléments : 1) une analyse du local ; 2) une analyse du global ; 3) une analyse qui puisse intégrer ces deux dimensions. Ces trois éléments doivent à notre avis sous-tendre un plan de recherche pour une ethnologie de la mondialisation. Ces trois points correspondent aussi à trois angles d’approche différents, inspirés de Burawoy (2000).

Dans la première approche, on cherche à examiner les modes de domination globale et ses formes subséquentes : la résistance, la négociation ou l’évitement. Selon la deuxième, les forces globales sont elles-mêmes le produit de processus sociaux contingents. Ici, ce sont les forces globales qui font l’objet d’investigation. Troisièmement, le dernier point d’analyse cherche à mettre en évidence le rôle de l’imaginaire.

Revenons un peu sur ces trois stratégies. La première porte sur les formes de domination, de pouvoir, de résistance et d’accommodation ; la mondialisation est donc un processus structurant que les localités, les individus, les groupes perçoivent comme une force externe. Cette approche permet ainsi d’examiner comment ces forces sont perçues, comment elles modifient l’organisation sociale et culturelle, et comment les personnes, les groupes ou les localités peuvent en retour s’adapter ou élaborer différentes formes de résistance. Elle montre la façon dont la mondialisation conteste ou engage les hégémonies locales.

La deuxième stratégie nous amène à porter notre attention vers l’étude des connections globales, c’est-à-dire l’étude des relations entre différents sites et des processus qui les relient. Cette stratégie est plus problématique parce qu’elle fait appel à une ethnologie délocalisée, une ethnologie multi-située (Marcus 1999). Nous allons y revenir. On peut déjà mentionner, cependant, que ce deuxième « angle » d’approche insiste sur la constitution des liens globaux, leur organisation et leur dynamique.

Enfin, la troisième stratégie porte sur l’imaginaire et s’attarde à démystifier la mondialisation qui serait donnée et naturelle. L’analyse s’intéresse à la façon dont différentes représentations de la globalisation sont produites, répandues, comment ses représentations sont renégociées pour formuler des nouvelles idéologies souvent fragmentées et locales. Comme le souligne Appadurai, c’est aussi un imaginaire collectif qui alimente l’action sociale : « It is the imagination, in its collective forms, that creates ideas of neighborhood and nationhood, of moral economies and unjust rule, of higher wages and foreign labor prospect. The imagination is today a staging ground for action, and not only for escape » (1996 : 7). Ces dimensions de l’imaginaire sont donc une pierre angulaire de l’analyse de la mondialisation.

Que peut-on dire de ces trois approches? D’abord, elles ne sont pas forcément indépendantes, même si chacune d’elles est un champ d’investigation en soi. On peut donc très bien élaborer une étude qui incorpore ces trois prismes. Ensuite, elles soulèvent de nombreuses questions concernant la pratique ethnologique et les objets d’analyse de la mondialisation. C’est ce que nous allons examiner maintenant, en envisageant une pratique de terrain qui se réaliserait dans le cadre des trois modes proposés (voir Marcus et Fischer 1986 et Marcus 1995).

Dans un texte qui a fait date, Marcus et Fischer (1986) ont proposé plusieurs façons de rendre compte de systèmes plus larges et en particulier de ce qu’ils ont appelé l’économie politique. Ils s’inscrivent contre l’idée d’une ethnologie qui étudie le local comme un isolat influencé pas les forces extérieures du marché et de l’État parce que l’on devrait étudier ces forces extérieures comme étant partie intégrante du groupe étudié. L’objectif est d’analyser des processus culturels ou sociaux d’appropriation, de résistance et d’accommodation par rapport à un système plus large. Ils s’élèvent aussi contre une ethnologie a-historique qui assimile les groupes à des agrégats figés dans le temps. En fait, l’objectif est de faire une ethnographie qui s’inscrit dans un contexte historique et dans un système-monde capitaliste. Dans sa première approche du problème, en 1986, Marcus propose en fait trois méthodes d’écriture, trois modes de production d’un texte ethnographique qui tiennent compte des systèmes plus larges et il les reprend dans un texte en 1995 pour en examiner les aspects méthodologiques. Nous nous attarderons ici sur deux modes qui correspondent à deux types de terrain et de production ethnographiques : a) une ethnologie située sur un seul site mais qui insère le travail de terrain dans un corpus pluridisciplinaire permettant d’intégrer le système plus large ; b) une ethnologie multi-située (multi-sited ethnography) où l’on suit les processus et la façon dont ils se produisent sur plusieurs sites.

La première méthode concerne un terrain sur un seul site et relie le fonctionnement du macro-système ou d’une institution et le terrain situé du chercheur. Nous pensons en particulier à des approches comme celle de Granovetter avec son concept d’embeddedness qui propose diverses façons d’intégrer des mécanismes d’enracinement dans l’aspect social des mécanismes économiques, notamment par l’analyse des institutions (Granovetter 1990 et 1999 ; Mingione 1998); ou à l’approche de Calhoun (1991) (ainsi que Hannerz 1996) qui s’intéresse aux relations médiatisées par la technologie ou les grandes organisations et aux relations de « surveillance » (par le biais du recensement ou d’enquêtes de crédit). Ce genre d’approches permet de souligner les rapports de pouvoir, d’incorporation et de contestation des processus de la mondialisation (voir par exemple Bibeau 2000 ; Comaroff et Comaroff 1991). Ainsi, on peut construire un texte autour de la sélection stratégique d’un lieu tout en présentant le macro-système en toile de fond et sans négliger le fait que ce dernier est intégralement constitutif du sujet étudié. Un objectif important de cette approche consiste donc à rendre une dimension humaine à des mécanismes souvent présentés de façon impersonnelle. Blum (2000), par exemple, a étudié comment la chute du mur de Berlin et ses suites ont transformé l’industrie. Sur un chantier naval de San Francisco, il montre avec beaucoup d’acuité comment ces grands mécanismes touchent les destins individuels et engagent des modifications profondes dans la vie des artisans-ouvriers de l’industrie lourde. L’anthropologie du travail semble d’ailleurs un domaine fécond pour effectuer des études qui incorporent le global et le local (voir Baldoz et al. 2001).

Pour ce qui concerne l’ethnographie multi-située, le terrain dispersé requiert une cartographie du problème, et l’étude vise à saisir les transformations empiriques du monde contemporain et en particulier les processus de la mondialisation. Là encore, le chercheur peut adopter deux approches. La première s’articule autour d’une série de terrains où l’ethnologue tente de suivre des processus, des dynamiques, etc., si bien que le « site » est alors le processus lui-même. On pourrait aussi penser à une recherche qui suit la formation et le déplacement de groupes anti-mondialisation et analyse leur logique interne, leur vocabulaire ou encore les négociations politiques en leur sein. Ce type de recherche permet d’aborder les aspects idéologiques de la mondialisation (et pas seulement celui du groupe dominant) et la mondialisation elle-même.

Du point de vue de la mondialisation et de ses processus, on pourrait imaginer un terrain qui cherche à élucider la façon dont fonctionnent les groupes de fonds communs de placement, quel rôle ils jouent dans la représentation du global et comment ils participent à un processus de domination grâce à leur formidable puissance financière. Ici, l’espace analysé correspondrait aux financescapes d’Appadurai (1996). On analyserait ainsi la façon dont ces groupes structurent des formes de domination financière, mais aussi comment ils sont contestés, notamment à travers la formation de fonds communs de placements éthiques qui cherchent à faire pression sur eux. On a ici un exemple intéressant de la façon dont certaines entités récupèrent les mécanismes d’une institution pour la contester et, dans une certaine mesure, la contrôler.

Une autre façon de réaliser un terrain multi-situé, qui s’inscrit dans le prolongement de la première, intègre un, deux ou trois sites de recherche afin d’expliquer non seulement les mécanismes qui les relient, mais aussi les effets de ces mécanismes sur chaque site ; cela permet d’opérer une comparaison inter-site à l’intérieur d’une seule recherche. À ce propos, Marcus fait une distinction intéressante entre la comparaison comme pratique conventionnelle de l’anthropologie et un nouveau type de comparaison : « de facto comparative dimensions develop instead as a function of the fractured, dicontinuous plane of movement and discovery among sites as one maps an object of study and needs to posit logics of relationship, translation, and association among these sites » (Marcus 1995 : 102). Son objectif ici est d’arriver à rendre intrinsèque à l’objet la notion de comparaison. Ce type de terrain multi-situé s’intéresse aux connexions mais aussi à l’impact différentiel de ces connexions sur chaque site. On pourrait penser, par exemple, à une étude sur la façon dont le travail se transforme sous la pression des nouveaux paradigmes du management et comment ces transformations engagent les hégémonies locales.

Cela étant dit, revenons un peu sur les modes de construction d’une ethnologie multi-située, en l’occurrence de la mondialisation, espace que l’anthropologue tente de saisir. Les propositions d’ethnologie multi-située soulèvent la question de la qualité des terrains réalisés dans le cadre d’un tel programme. Mais la qualité du terrain ne dépend pas seulement de sa durée ; elle repose aussi (et surtout) sur un design de recherche bien structuré autour d’une problématique et de questions précises et sur l’articulation des séjours et des enquêtes sur chaque terrain. On peut en effet penser que la qualité d’un projet comprenant trois sites de recherche verra sa profondeur altérée par les variations des résultats obtenus entre les sites. Les réponses à ce genre de problèmes sont nombreuses. On peut toutefois suggérer qu’un terrain qui « suit un processus » ou des « personnes », n’est pas plus variable en intensité et en qualité qu’un terrain localisé. Pour l’ethnohistorien, par exemple, le terrain n’est plus seulement un lieu, c’est aussi un processus dans le temps ou une série d’événements (Des Chene 1997). Le débat est ouvert et nous pensons qu’il est encore trop tôt pour trancher une telle question. Ce qui est clair, c’est que l’étude de la mondialisation nous confronte au problème de l’adéquation des outils « traditionnels » des méthodes ethnographiques et nous pensons qu’une ethnologie multi-située devient une partie de la réponse en nous indiquant un compromis entre la territorialité et la déterritorialisation absolue (au sujet des débats portant sur le terrain, voir Gupta et Ferguson 1997). Nous pensons par ailleurs que ce ne sont pas les périodes de terrain ou les nouveaux espaces issus des transformations contemporaines qui posent un vrai problème, c’est plutôt la façon dont on aborde ce terrain, dont on conceptualise ces nouveaux espaces. Car le global n’a pas des propriétés éthérées qui se diffusent un peu partout. Il y a des logiques sous-jacentes, il y a des effets précis et des mécanismes particulièrement explicites, et ce n’est pas tant le pluri-local que la critique postmoderne qui pose problème par rapport à la pratique de terrain. Enfin, la question du terrain évoque aussi les difficultés entre un monde en transformation et une discipline qui se transforme elle aussi. Cette double interrogation n’est pas sans compliquer la tâche.

Nous avons présenté la possibilité d’une ethnologie de la mondialisation qui s’articule d’abord autour d’une conceptualisation des processus et des dynamiques de la mondialisation. L’identification de ces dynamiques permet d’élaborer une stratégie de recherche qui s’organise de façon kaléidoscopique pour tenter de saisir ces processus. Les techniques de terrain que nous avons énumérées ne sont évidemment pas mutuellement exclusives et nous permettent d’envisager d’autres modes de recherche. Ces combinaisons pourraient aussi voir le jour dans des projets de recherche qui intègrent plusieurs ethnologues ou une équipe multi-disciplinaire. La formation d’équipes de recherche qui se concentrent sur une problématique, les nouvelles dynamiques globales[8] par exemple, pourrait contribuer de façon significative à une meilleure compréhension des transformations contemporaines provoquées par les processus de la mondialisation.

Du point de vue de l’approche et de la méthode, nous avons tenté de proposer une approche qui s’appuie d’abord sur la nécessité de mettre en évidence le rapport entre le local et le global. Ce rapport, devant la multiplication des causes et des effets provoqués par les processus globaux, s’organise de façon diffuse et complexe. Dans un effort de synthèse et en nous inspirant du modèle proposé par Burawoy, nous avons donc mis l’accent sur trois angles d’approche particuliers (les « forces » de la mondialisation, les connexions et l’imaginaire). Enfin, à travers la notion d’ethnologie multi-située, nous avons voulu insister sur les méthodes de terrain qui permettent de réaliser une ethnologie de la mondialisation. Encore une fois, il s’agit d’une ébauche de réflexion sur une problématique qui dépasse largement le cadre de ce travail. Une ethnologie de la mondialisation ne se résume pas à l’approche de Marcus, et de nombreux auteurs proposent d’autres voies (voir par exemple Amselle 2001). Toutefois, il nous semble que l’articulation de ces éléments méthodologiques constitue un bon point de départ pour une ethnologie de la mondialisation et que la question du terrain multi-situé dans le cadre de la mondialisation met en valeur le décloisonnement des groupes que l’on étudie, ainsi que les liens et les courants qui les animent.

Conclusion

Nous avons vu à travers ce travail que la mondialisation se compose de plusieurs processus qui entraînent de nouvelles relations, de nouveaux espaces locaux et globaux. La mise en avant de ces processus ne doit pas nous faire ignorer la présence de mécanismes plus anciens qui sont encore en place (tant au niveau macro que micro) et qui jouent un rôle important dans les dynamiques globales et locales. La mondialisation provoque (mais pas de façon uniforme) la mise en rapport de structures, d’institutions et de représentations préexistantes. On pourrait penser, à ce titre, que les transformations créent des formes mixtes qui sont par ailleurs indicatrices de ces mêmes transformations. Ce sont ces liens et ces ruptures entre le global et le local, le passé et le présent, et leurs effets respectifs sur l’organisation sociale et culturelle qui constituent l’une des clés majeures d’une analyse de la mondialisation et de ses processus.

Une autre clé importante qui est à la base de notre démarche concerne la tentative d’expliquer les causes et les effets de la mondialisation. Pour ce faire, il semble important de ramener des mécanismes macro vers la dimension des groupes, des communautés et des personnes, ce pour quoi l’ethnologie semble être un outil privilégié. Elle nous permet de rendre compte du fait que la mondialisation n’est pas seulement espaces, processus et dynamiques, mais qu’elle est aussi vécue au quotidien à travers des histoires de vie.

La dernière clé porte sur l’engagement politique du chercheur qui, devant les inégalités, la pauvreté croissante ou encore la primauté des institutions financières sur les institutions sociales se doit de prendre position par rapport aux effets de la mondialisation. Une meilleure compréhension de la mondialisation permet alors de démystifier l’idéologie qu’elle véhicule et, en expliquant ces mécanismes, de céder la place à la contestation, aux propositions qui pour l’instant sont encore fragmentées, divisées.

Pour terminer, on peut dire qu’une ethnologie de la mondialisation est possible. Elle engage l’ethnologie vers de nouvelles méthodes, de nouveaux champs d’investigation et donc de nouveaux objets. Ce type de pratique ethnologique n’en est toutefois qu’à ses débuts et beaucoup reste à faire. Dans ce travail, nous avons voulu montrer que la possibilité est là. Bien sûr, de tels projets demandent encore beaucoup d’efforts sur le plan conceptuel et sur le plan méthodologique. Ils semblent pourtant se justifier devant la nécessité de saisir de nouveaux objets dont les processus de la mondialisation sont un exemple. L’ethnologie de la mondialisation, c’est l’ethnologie d’un monde en transition qui se reflète non seulement dans les phénomènes que nous observons mais aussi sur nous, en tant qu’observateurs, qui faisons partie de ce même monde. À ce titre et pour conclure, nous voudrions attirer l’attention sur l’idée que lorsque les chercheurs en sciences sociales incluent les logiques institutionnelles dominantes dans leurs analyses, il y a toujours le risque de réification de ces mêmes institutions, de l’idéologie et des pratiques qu’elles véhiculent. Ces modèles deviennent alors des facteurs dans la reproduction de l’institution et donc contribuent à l’ordre hégémonique. Ainsi, l’analyse des modes dominants doit toujours être mise en contexte à travers les spécificités historiques de sa mise en place et les différentes dynamiques sociales dans lesquelles elle s’intègre ; faute de quoi les chercheurs en sciences sociales courent le risque non seulement de développer la rationalité de l’institution qu’ils étudient mais peuvent aussi devenir acteurs de leur reproduction (Friedland et Alford 1991). Il s’agit donc de ne pas confondre l’élaboration des procédés de connaissances sur la mondialisation avec la mondialisation, et nous avons besoin de maintenir la distinction entre cognoscere et scire. À cet effet, le premier terrain d’une ethnologie de la mondialisation commence dans les universités et les centres de recherche.