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Ce recueil d’articles constitue une sorte d’appendice réflexif et apologétique à l’ouvrage Étant donné qui, en 1997 visait à approfondir une phénoménologie de la donation déjà entreprise en de précédents travaux. Comme tous les écrits de l’auteur, il s’agit de textes denses et profonds, faisant appel à une certaine technicité phénoménologique et mobilisant beaucoup d’efforts de la part du lecteur non initié. Mais l’effort est la plupart du temps récompensé, tant l’approche proposée est captivante et originale, très éloignée du conformisme scientifique et philosophique ambiant.

La thèse de départ est qu’en toute description phénoménologique et dès lors en toute réduction s’impose le primat de la donation. La phénoménologie, on le sait, n’est pas construction, mais interprétation des objets qui se donnent à voir et à penser. Or, comment éviter, en somme, le court-circuit d’une théologisation indue de la philosophie, telle que Dominique Janicaud a pu le reprocher à la phénoménologie française? Si le seul phénomène saturé susceptible de donner lieu à un surcroît d’intuition sur la signification était la manifestation, c’est-à-dire la révélation, et, qui plus est, la Révélation chrétienne elle-même, alors toute la phénoménologie ne serait effectivement qu’une théologie travestie. Afin d’éviter ce danger (auquel a succombé à notre avis un Michel Henry), Marion présuppose l’existence d’une pluralité lexicale de quatre phénomènes saturés : l’événement, l’idole, la chair et l’icône. C’est seulement au terme de cette quadruple réduction que pourra se « vérifier » la chaîne intuitive des saturations censées déboucher sur le concept de révélation.

Dans sa prétention à se constituer en philosophie première, capable de rendre compte de l’intentionnalité de toute science (selon le projet husserlien), la phénoménologie n’entend pas se fixer sur une originalité fantasmatique de la donation, ni réduire la donation à une seule manifestation, mais dérouler plusieurs intuitions accompagnant et scandant notre rapport au monde.

De manière paradoxale, fort stimulante pour le théologien que je suis, Marion écarte de la réduction toute détermination substantielle de type onto-théologique, mais estime que les figures et les événements déclinés par la théologie révélée relèvent, comme tout phénomène, de l’approche phénoménologique au sens strict. Seul le théologien Hans Urs von Balthasar, selon Marion, se serait essayé à une description grandiose des phénomènes chrétiens, de manière à en appréhender pleinement la dimension esthétique et artistique.

Les analyses de Marion n’ont nullement pour but unique de provoquer les théologiens. Elles en appellent plus largement à une prise en compte novatrice des éléments de transcendance « laïque » ou « profane » qui percent au coeur des phénomènes de l’existence, de l’idole, de la chair et de l’icône. L’événement a sa matrice première (c’est le cas de le dire) dans la naissance, dont l’essence eidétique nous demeure à jamais invisible, attestée seulement par le témoignage et le récit d’autrui. Il se donne ainsi à voir, dans toute naissance humaine, un surcroît de sens qui transcende la banalité apparente du phénomène que les sciences naturelles et même la médecine tendent à réduire (au sens rationaliste et non phénoménologique du terme) à ses seuls facteurs bio-physiologiques ou temporels. Dans la naissance, phénomène saturé par excellence, se donne à penser l’excès infini de l’intuition sur l’intention. Ces remarques sont précieuses, au moment où tout un courant de pensée redonne place à la natalité (qu’avait si bien analysée Hannah Arendt). Mais l’art contemporain témoigne avec force du paradoxe qui fait éclater l’apparente banalité du naître au monde ; ainsi, quand Marc Rothko (dont le Number 7 de 1951 enlumine l’ouvrage) affirme qu’il entend « emprisonner la violence absolue » dans chaque centimètre carré de ses tableaux (p. 61), c’est d’une résistance à la transcendance invisible de la naissance au monde qu’il est question. Car cette violence absolue délimite en même temps, pour Marion, la séparation brutale qui fait éclater le tableau, en occultant le visage et le nom des humains. Le tableau laissé à l’idole est un phénomène saturé d’immanence, mais sourd à la transcendance qui pourtant la meut. C’est le passage par le prochain phénomène saturé, la chair, qui médiatise le chemin vers la révélation, par l’intermédiaire de la nomination du sujet « adonné » à la chair (voir l’ouvrage que Marion a consacré par la suite au « Phénomène érotique » [2003]). Le corps n’est pas le corps propre de Merleau-Ponty, mais un événement par lequel la chair, prenant corps, s’incarne et s’ouvre au surcroît. La révélation elle-même se tiendra sur cette ligne de crête d’une incarnation.

Les remarques qui précédent ne donnent qu’un aperçu partiel et rudimentaire de l’approche fine et sensible de l’auteur. Semblable philosophie ouvre des pistes fécondes au théologien et à l’historien de l’art, mais aussi à l’éthicien sensible à l’inscription des moeurs dans une quête de sens. Mais comment faire le pont entre un tel mode de penser et les méthodes souvent exclusivement quantitatives et explicatives des sciences sociales et anthropologiques? L’auteur ne nous offre guère d’ouverture dans cette direction. Peut-être alors faut-il renverser la question, et laisser anthropologues et sociologues s’interroger sur les surcroîts de sens qui viennent saturer les phénomènes que leurs enquêtes auraient parfois tendance à priver de tout excès et de tout infini?