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Peut-on vraiment soulever la question de la (dé)politisation d’une culture sans soulever simultanément la question de la (dé)politisation de sa nature? L’omettre, c’est-à-dire omettre l’indissociabilité de ces deux questions, n’est-ce pas admettre implicitement une définition de la culture oublieuse des relations intimes qu’elle entretient avec les non-humains de son environnement et qui participent pleinement de sa définition singulière? N’est-ce pas sous-entendre aussi que, quelles que soient les cultures considérées dans leur diversité, celles-ci se déploieraient toujours au sein d’une nature immuable?

Mon article se propose de remettre en cause cette tendance hégémonique qui consiste à nier les différences culturelles en niant les différences de traitement ontologique que les autres non-Occidentaux prêtent aux non-humains et a fortiori aux humains. C’est une remise en cause d’autant plus nécessaire, sinon peut-être ultime, que cette tendance conduit à uniformiser la manière d’être au monde en niant la diversité des mondes.

L’expérience qu’éprouve la société kasua du Grand Plateau de Papouasie de Nouvelle-Guinée illustre, semble-t-il, cette difficulté à vouloir ou pouvoir reconnaître la diversité des mondes.

Parce que son territoire forestier recèle effectivement une unique et formidable biodiversité encore préservée, parce que les 550 individus la composant sont reconnus comme les propriétaires de cette richesse biologique mais aussi comme formant une culture sous-développée et non civilisée, la société kasua est aux prises avec plusieurs projets de développement qui concernent son environnement naturel : projets de christianisation, d’exploitation industrielle des ressources forestières, de législations nationale et internationale de l’environnement, ou encore projets scientifiques et de conservation de la nature.

La forêt tropicale des Kasua est aujourd’hui multi-investie : elle représente simultanément, c’est-à-dire synchroniquement, un espace satanique, un objet de droit cessible, monnayable, et donc mesurable en mètres cubes, un objet naturel de recherche scientifique, et finalement un sanctuaire naturaliste. Chacune de ces définitions de la forêt relève bien évidemment de la cosmologie[1] propre à chacun des acteurs exogènes et de l’ontologie qu’elle supporte. Ce qui explique que chacune de ces définitions impose sa façon singulière de se représenter la destinée des non-humains présents sur le territoire kasua, par conséquent, sa conception singulière des rapports et des pratiques que les Kasua sont supposés entretenir avec les êtres peuplant leur environnement quotidien.

Mon ambition est d’interroger cette pluralité de « forêt » telle qu’elle apparaît aux Kasua à travers ces différents projets que j’ai pu observer de 1994 à 1997[2]. Il ne s’agit donc pas d’analyser précisément l’historique de ces rencontres culturelles, ni les réactions qu’elles ont suscitées et suscitent de la part des différents acteurs. Pour cela, je renvoie aux publications consacrées à ce sujet (Brunois 1998, 1999a, b, c, et d). Dans cet article, je me limiterai à mener une comparaison raisonnée des multiples conceptions du monde sylvestre en présence – endogènes et exogènes – et des relations et pratiques qu’elles sous-tendent entre les humains et les non-humains. Cette perspective comparative permettra de mettre en lumière la réelle diversité des mondes en décelant ce que chaque conception exogène retient ou élimine comme éléments et relations de l’ontologie kasua. Elle montrera aussi comment en niant la réalité de cette diversité des mondes, chacun des projets dits « de développement » porte atteinte à l’identité culturelle des Kasua en affectant « sa » nature, dans les deux sens du terme, à sa manière originale d’être au monde.

Parler de « forêt » a-t-il un sens pour les Kasua?

Vu du ciel, le territoire kasua se confondrait à s’y méprendre à un immense océan verdoyant, juste rythmé par les vagues que dessinerait à l’infini la courbure de la cime des arbres. Le territoire kasua est en effet immense : il couvre plus de 3000 km2 où la densité de population humaine ne dépasse guère les 0,2 habitants au km2. Réparties sur 2000 m de dénivellation du sommet du Mont Bosavi aux Basses-Terres du sud (Province du Sud de la Papouasie), les terres kasua représentent également une formidable mosaïque d’habitats propices à une richesse biologique exceptionnelle. La diversité faunique en témoigne. Ce ne sont pas moins de 50 % des espèces mammaliennes de la Papouasie et 80 % de ses espèces aviennes qui évoluent sur ces terres. Le règne végétal se fait également l’interprète de cet hymne à la diversité. Il décline une palette de trois formations végétales : la luxuriante forêt des basses terres alluviales, la forêt tropicale des basses collines et, enfin, la forêt des basses montagnes, auxquelles s’ajoutent trois cents zones de sous-canopées formées spontanément par les palmiers sagoutiers Metroxylon sp.

C’est dire la multiplicité des formes de vie que côtoient quotidiennement les Kasua. Car c’est bien à l’intérieur de ces terres, sur leur territoire clanique, qu’ils puisent depuis des siècles tous leurs moyens d’existence, conférant à leur culture matérielle ce caractère étonnamment éphémère. Il est vrai que, riches de nombreux marais à sagoutiers dont la fécule constitue la base de leur alimentation, les Kasua ont développé un modèle de subsistance semi-nomade où la domestication, bien que présente dans l’horticulture itinérante, occupe une place secondaire en regard de l’exploitation extensive et sélective des ressources sauvages dont ils n’ont que l’usufruit. Intensité, intimité, quotidienneté, diversité sont bien les termes qui qualifieraient au mieux les rapports que noue cette société avec son environnement naturel. Et c’est précisément pour ces raisons qu’il semble opportun – avant d’introduire les conceptions exogènes de la « forêt » –, de préciser la conception kasua du monde sylvestre et de commencer par s’interroger sur la pertinence d’user du terme « forêt » pour traduire, c’est-à-dire qualifier, leur cadre environnemental.

Le premier réflexe consisterait donc à se reporter au vocabulaire de cette société et à chercher dans son lexique une éventuelle entrée au mot « forêt », lequel, comme dans la langue française, constituerait une supra-catégorie spatiale couvrant l’ensemble des six cents taxons de plantes sylvicoles la composant. Mais cette recherche serait vaine. La langue kasua ne reconnaît pas ce terme ni sous la forme nominale, ni sous la forme adjective. En fait, pour isoler le vocabulaire ayant trait à son environnement, il est nécessaire de se référer à une entrée de type « écosystème forestier », compris dans son sens d’« association d’êtres qui vivent en équilibre dans un biotope » (Le Petit Robert). Là, en effet, quatre mots et expressions sont rassemblés qui restituent la taxonomie kasua des écosystèmes forestiers.

Se fondant sur une configuration écologique distincte, cette systémique retient comme critère opérant la plus ou moins grande visibilité de l’action humaine (consécutive aux pratiques d’essartage), sur le milieu forestier. En d’autres termes, cette taxonomie traduit la dynamique historique et écologique des relations associant les hommes et les êtres composites animant un écosystème donné. Ainsi, les Kasua distinguent l’écosystème postcultural nommé à son premier âge, « guerre », puis celui dit « ombre des ancêtres », auquel succède l’écosystème « ombre de la guerre », révélant les prémisses de l’effacement des traces de l’activité humaine, pour finalement, identifier l’écosystème nommé « base lointaine », lequel recouvre son écologie originelle en ne trahissant plus de présence humaine. Le milieu forestier ne relève donc pas pour cette population d’un domaine distinct de la sphère des actions humaines. Bien au contraire. La taxonomie kasua trahit l’indivisibilité de ces deux domaines et conforte en cela les dernières recherches historico-environnementales. Ces dernières n’ont-elles pas démystifié les forêts tropicales dites « primaires », c’est-à-dire pures de toutes interventions humaines, en démontrant combien elles étaient en réalité le fruit d’une longue coévolution entre l’homme et son milieu (Balée 1994 ; Mc Key 2000)?

A priori, donc, les Kasua appréhendent leur massif forestier comme nos écologues. Ils reconnaissent la dynamique des relations biocénotiques que peuvent entretenir ses composantes – dont l’humanité – au sein du biotope. Cependant, leur conception est éminemment singulière en ce que les Kasua intègrent dans ce système écologique global une multitude d’êtres spirituels qui sont à leurs yeux aussi agissants et présents que les animaux, les plantes ou encore les hommes. En effet, pour ces individus, le monde sylvestre ne se limite pas à sa seule dimension phénoménale. Accepter cette délimitation biologique et spatiale appauvrirait considérablement la réalité de leur univers forestier quotidien : il est investi d’une autre dimension. Invisible, celle-ci est habitée par deux communautés spirituelles, les Isanese et les Sosu, dont les membres prennent l’aspect humain et observent un mode de vie sociale et de subsistance similaire à celui des Kasua. Ces deux univers, visible et invisible, perçus comme écologiquement identiques, ne se juxtaposent pas ; leur coexistence n’implique pas davantage une vision dichotomique du monde. Ces deux univers sont coextensifs au sens où la dimension invisible constitue un prolongement spatial du monde forestier visible.

Dans un tel contexte, traduire sans trahir la nature de l’environnement kasua nécessite de recourir à une expression dont la portée ontologique est plus vaste que celle de « forêt », comme par exemple, « cosmos forestier » ou encore « forêt cosmique ». Seul l’usage de cette terminologie est susceptible de rendre compte de la logique relationnelle complexe présidant aux associations d’êtres qui vivent en équilibre dans le biotope kasua. Cette logique relationnelle originale souligne précisément l’originalité de la culture kasua.

Quand la logique relationnelle animant le cosmos forestier constitue la culture kasua

Cette conception globalisante de l’environnement et l’absence de frontière qu’elle institue entre les humains et les non-humains réels ou imaginaires ne signifient pas que la pensée kasua soit confuse. Cela signifie qu’elle ne dissocie pas le domaine social des domaines écologique et cosmologique ou, pour être plus juste, qu’elle ne peut les dissocier. Pour comprendre cette réalité totalisante et contraignante, il faut nous reporter à la cosmogénèse. C’est elle qui instaure le caractère inextricable des relations complexes entre les humains et les non-humains ainsi que la prééminence du monde invisible sur le monde visible. La cosmogonie reconnaît en effet les deux catégories d’esprits, Sosu et Isanese, comme étant les détentrices et les donatrices des ressources forestières indispensables à la reproduction biologique et sociale des Kasua. Les Sosu sont ainsi désignés comme les maîtres de l’énergie fertile du père mythique Sito que ce dernier a diffusée dans le monde vivant en instaurant la chaîne alimentaire. Les Isanese quant à eux, sont assimilés aux maîtres des gibiers, enfants de la mère mythique Hapano, et produits des échanges matrimoniaux. Cependant, la cosmogonie ne se contente pas de poser les Kasua dans une relation de dépendance envers les esprits. Elle les présente également en éternels débiteurs de ces derniers en subordonnant la délivrance de ces richesses vitales à un échange réciproque institué par les deux créateurs mythiques. Accéder à la fertilité sexuelle de Sito – dont tout être vivant est porteur –, exige de l’humanité kasua qu’elle s’acquitte de trois obligations : respecter sa position extrême dans la chaîne alimentaire, autrement dit, celle d’ultime bénéficiaire de l’énergie trophico-sexuelle ; ne pas abuser de cette consommation au risque de se faire cannibaliser par les esprits Sosu, et enfin, sacrifier à chaque génération un enfant kasua, produit de cette fertilité. L’accès au gibier répond à d’autres conditions. Il requiert des chasseurs-pêcheurs l’observation d’un comportement d’enfant, c’est-à-dire respectueux et patient à l’égard de la mère des animaux, ainsi qu’un don de viande de gibier. Enfreindre cette éthique relationnelle entraînerait irrémédiablement des représailles mortelles à l’encontre de la collectivité ou du prédateur.

La reproduction humaine biologique et sociale des Kasua est donc non seulement soumise aux communautés spirituelles, elle est aussi conditionnée par elles. Et les Kasua ne peuvent se soustraire à cette réalité, à cette interdépendance. L’absence de frontière entre le monde visible et invisible les en empêche. En effet, si grâce à cette perméabilité, les esprits disposent du pouvoir d’intervenir dans, et d’agir sur le monde visible en se métamorphosant en animal, un même pouvoir est prêté aux hommes. Au cours de leurs activités oniriques, leur double cosmologique – qu’ils ne contrôlent pas –, évolue dans l’univers forestier invisible en se métamorphosant également en animal chassé et mangé par les humains spirituels. Ce qui signifie qu’en cas d’infraction à l’ordre relationnel du cosmos, les esprits ne manqueront pas de sanctionner les coupables kasua en s’adonnant à une activité cynégétique contre leur double onirique.

Le rêve rappelle à tout un chacun qu’il n’est pas maître et possesseur de la forêt cosmique et qu’il ne peut se retrancher derrière sa seule identité d’humain visible pour nier sa dette à l’égard des esprits, pour seulement tenter d’échapper à sa destinée, à son identité duelle. Cette ambivalence ontologique gouverne bien sûr les modalités des relations que les Kasua entretiennent avec les êtres forestiers perçus, à juste titre, comme leurs « alter égaux », c’est-à-dire comme des êtres relationnels et agissants. Elle nous éclaire tout autant sur les pratiques et les techniques de prélèvement qu’observent les Kasua sur le milieu forestier. Comment ne pas voir dans les activités cynégétiques le fait que le chasseur veut éviter d’abuser les esprits mais aussi de commettre une erreur fatale sur l’identité de l’animal, puisque celle-ci provoquerait de la part de l’esprit injurié ou meurtri des représailles certaines : le prédateur humain deviendrait au cours de son rêve la proie du prédateur spirituel. Jamais, en effet, les Kasua ne pratiquent la chasse opportuniste, ils privilégient les chasses au leurre et à l’affût camouflés dans une hutte de guet. Plus laborieuses – puisqu’elles consistent à amener à soi la proie recherchée – et donc non hasardeuses, ces stratégies cynégétiques s’assimilent plus volontiers à la réception d’un don de gibier, autrement dit, elles matérialisent plus volontiers la générosité des esprits et l’élection divine du chasseur. D’ailleurs, ce dernier ne manquera pas de remercier aussitôt les maîtres du gibier en déposant au pied d’un arbre sacré le contre-don attendu : un peu de viande de l’animal capturé, c’est-à-dire un peu de son double. Respectant les termes de l’échange, le Kasua se préserve de toutes représailles spirituelles.

Ce souci d’éviter de se faire tuer et manger comme du gibier est constant. Il est encore plus manifeste dans les pratiques d’essartage, ou plutôt, encore plus légitime en regard des conséquences sociales, cosmiques et écologiques qu’implique cette activité de subsistance collective. En effet, à la différence de la prédation ponctuelle et sélective sur la faune, l’essartage altère fondamentalement l’écosystème forestier, au sens où il modifie, sur le long terme, l’ensemble de la chaîne alimentaire, processus vital de la régénération fertile institué originairement par le créateur Sito. Aussi, en s’adonnant à cette pratique forestière, les Kasua savent-ils pertinemment qu’ils s’engagent dans une relation d’échange avec les Sosu qui réclament en retour le sacrifice d’un enfant. Le terme de l’échange est à la mesure de l’enjeu cosmo-écologique que représente cette activité par trop humaine. Il est insurmontable pour les Kasua qui répugnent à s’acquitter de leur obligation à l’égard des Sosu, transformant l’essartage en une activité à haut risque, en une activité guerrière que traduit la sémantique attachée à la nomenclature des écosystèmes : elle se réfère à la guerre. Les Kasua ont conscience de la menace qui pèse sur eux ; elle détermine leurs techniques horticoles. Les Kasua pratiquent volontairement une économie d’abattage des arbres, plantent essentiellement des cultivars à croissance rapide et abandonnent leur jardin collectif dès qu’apparaissent les arbres pionniers. Ces pratiques, suivies d’une mise en jachère de plus de trente ans, cherchent à entretenir les cycles de matières régénérant le couvert forestier, car du recrû rapide de la masse arborée dépend l’effacement des traces de leur endettement que trahit l’ouverture de la canopée. En d’autres termes, de la régénération du cosmos forestier dépend la régénération de leur identité duelle.

La forêt des Kasua représente ainsi le théâtre d’une sociabilité subtile où humains et non-humains ne cessent de négocier la distribution des premiers rôles dans l’intention de maintenir un équilibre relationnel délicat, celui-là même que définit l’ontologie kasua (Brunois, à paraître).

De la forêt cosmique à la forêt satanique

Que les Kasua s’identifient volontiers aux animaux, qu’ils ne laissent guère de traces de leurs activités en observant une très forte mobilité, ou encore qu’ils excellent dans les pratiques de camouflage dignes des phasmes tropicaux sont autant d’attitudes auxquelles le processus d’évangélisation, perpétré par des protestants fondamentalistes, s’escrime à mettre un terme depuis plus de vingt ans. La missionarisa-tion des Kasua commencée vers 1979 est toujours en cours. En 1996, nombre d’entre eux n’avaient pas sacrifié au rituel du baptême collectif et persistaient à vivre isolés sur leur territoire clanique. Plusieurs missionnaires ont donc dû se succéder pour remplir leur tâche salvatrice. Cependant, cette diversité d’individus n’a pas impliqué pour autant une diversité des moyens mis en oeuvre pour atteindre « ce » but ultime. La reconstitution historique de ce processus, le recueil des discours tenus par les pasteurs successifs comme l’observation des pratiques du pasteur en place lors de mon terrain révèlent effectivement une constance certaine : la christianisation des Kasua s’apparente à une christianisation de leurs rapports à la forêt, à une christianisation de leur forêt cosmique.

Pourtant, selon le témoignage des membres du clan contactés par le premier missionnaire et qui les premiers entendirent ses prêches, rien ne laissait présager de telles transformations. La Bonne parole, dont cet acteur se fait l’interprète, exprime, en effet, des correspondances frappantes entre la cosmogonie chrétienne et la leur. Elle reconnaît simultanément la coexistence d’un monde double où vivent séparés les hommes visibles et le Saint Esprit à l’origine de toutes les formes de vie ; un système relationnel liant les deux univers fondés sur la réciproque et générant la dette de l’humanité, et enfin, la présence d’un médiateur en la personne du pasteur, équivalent du chamane. Cette triple analogie assure la réceptivité de ces Kasua. En revanche, leur participation effective à l’échange cosmogonique chrétien allait se révéler plus éprouvante et provoquer la résistance de nombreux autres clans. La cosmogonie chrétienne présente certes des analogies troublantes avec leur conception du cosmos, mais elle manifeste aussi des différences, pour ne pas dire des bouleversements quant aux éléments de la logique le gouvernant. Tout d’abord, elle ne retient plus que trois acteurs comme protagonistes de l’échange : l’homme, le pasteur et Dieu. Ensuite, les termes de l’échange ne portent plus sur les êtres forestiers et le processus fertile de la reproduction de la vie mais sur le sacrifice de Jésus pour racheter les péchés de l’humanité. Enfin et logiquement, les sanctions ne frappent plus les abus de prélèvement sur les ressources forestières mais les péchés perpétrés par les humains à l’encontre d’autres humains. Du monde visible, seule est préservée l’humanité puisque seul l’Homme est institué par la genèse comme le double de Dieu, occupant légitime du monde invisible. En somme, la conception chrétienne exclut du système relationnel l’ensemble des êtres forestiers visibles ainsi que leurs maîtres invisibles, les esprits Sosu et Isanese, et au-delà, le couple de créateurs, Sito et Hapano.

Bien évidemment, l’exclusion ontologique de tous ces acteurs, majeurs, du cosmos forestier kasua n’alla pas de soi. Elle constitue l’objet comme l’objectif central et continu de la longue conversion autoritaire des Kasua. Il s’agissait dans un premier temps de bannir de la mémoire collective kasua la présence et le pouvoir des esprits forestiers. Des autodafés furent systématiquement organisés, brûlant tout objet rituel et paroles incantatoires susceptibles de médiatiser les relations liant les communautés spirituelles aux Kasua, lesquels se firent menacer de mort s’ils persistaient dans leurs croyances qualifiées de « sataniques ». Dans un second temps, cette exclusion fut matérialisée en incitant les Kasua à s’exclure eux mêmes physiquement du cosmos forestier. Accusée d’être le ventre de Satan, la forêt leur est alors présentée comme l’antithèse paradigmatique de l’ordre et de la clarté qui règnent dans le monde chrétien, et en tant que telle, comme un obstacle pour accéder aux richesses du monde moderne, aux « bienfaits » de Dieu représentant du monde blanc. L’aménagement de la station missionnaire, consécutive à l’ouverture d’une piste d’atterrissage en 1984 à Musula, consacre le succès apparent de ce processus de dévalorisation systématique à l’égard de l’univers forestier kasua. Ici et maintenant, tout n’est qu’ordre et distinction, reflet d’un monde « civilisé », d’un monde épuré. L’organisation spatiale de ce village traduit en effet une opposition franche sinon abrupte entre l’humanité « chrétienne » et tous les « autres », relégués au domaine de l’enfer chrétien. Les arbres y sont arrachés et des barrières sont élevées au pourtour du village comme pour mieux marquer la différence d’identité, pour mieux sécuriser la frontière ontologique avec le monde sylvestre. Bien sûr, ce nouveau mode d’occupation de l’espace se fait l’écho de la nouvelle organisation temporelle des activités quotidiennes, lesquelles entretiennent volontairement « la mise à distance » de cette population en évitant tout élan régressif qui la conduirait à retourner dans la confusion forestière. Ces activités, dirigées d’une main de fer par le pasteur dès six heures du matin, sont tournées exclusivement soit vers la prière et le repentir, c’est-à-dire l’Église, soit vers l’entretien du village et de ses jardins de proximité. La station Musula doit se rapprocher le plus possible de l’environnement divin où, selon un chant que le pasteur aime à reprendre devant son auditoire « il y a aussi une forêt, mais une belle forêt, claire, et recouverte de fleurs ».

À l’image de ce paradis, le nouvel espace des Kasua se fait l’éloge de la domestication et en cela, l’éloge des nouveaux rapports qu’ils sont conduits à entretenir avec les êtres vivants ; ils font signe de domination. Les Kasua, dont le double est Dieu, ne sont plus autorisés à s’identifier aux non-humains visibles, ni à les considérer comme leurs égaux avec lesquels ils pourraient procéder à des échanges de vie et de mort par le biais de leurs maîtres spirituels. Dieu les a certes créés mais non à son image, ni comme médias d’une relation réciproque. Il les a créés aux seuls usages de l’humanité, c’est-à-dire prédestinés à une passivité certaine. En établissant la fixité des catégories ontologiques, qui élève des frontières infranchissables entre les humains et les non-humains, la cosmologie chrétienne n’assure-t-elle pas l’impossibilité de toute action de représailles du dominé, animal ou végétal?

Les êtres vivants sont désormais désolidarisés de l’humanité kasua. Ils se désolidarisent également de son milieu forestier. De nouveaux cultivars et de nouveaux porcelets originaires des Hautes-Terres sont introduits dans l’îlot missionnaire avec les techniques de domestication qui leur sont associées. Intensives, ces pratiques exogènes tendent à conquérir chaque jour d’avantage d’espace forestier, lequel, à l’image des objets rituels ancestraux, se consume sous les feux de la culture sur brûlis. Ces techniques humaines appliquées au monde vivant ne tiennent pas compte de l’écologie locale, mais montrent, en revanche, combien la christianisation des Kasua, en creusant une séparation distincte entre les lois sociales, c’est-à-dire purement humaines, et les lois d’une nature extérieure (Latour 1991), cherche à culturaliser la culture kasua en « culturalisant » la forêt cosmique.

De la forêt satanique à la forêt marchandise

La rupture ontologique, sociale et finalement physique instaurée par l’Église entre le domaine humain et celui de la forêt profitera aux compagnies d’exploitation forestière pour mener à bien leurs projets. D’ailleurs, leurs représentants et ceux de l’État papou avaient soutenu, dès ses débuts, le discours du premier missionnaire en promettant aux Kasua, lors d’une prospection concomitante à son arrivée, que « s’ils sortaient de la forêt, ils obtiendraient de l’argent et des infrastructures modernes », c’est-à-dire les bienfaits de Dieu promis par le pasteur (Brunois 1999d). À peine l’aménagement de la piste d’atterrissage achevée, les représentants des compagnies viennent visiter les Kasua et sont accueillis par le pasteur comme des « envoyés de Dieu ». Leur visite impromptue n’est pourtant pas une visite de courtoisie. Elle est intéressée et obligatoire : la Constitution de la Papouasie-Nouvelle-Guinée reconnaît aux tribus de son pays la pleine propriété des ressources forestières couvrant leur territoire tribal. Aussi les projets d’exploitation industrielle de la biodiversité sont-ils soumis au consentement préalable des populations locales qui doit être consigné dans un contrat d’ordre privé nommé Contrat de gestion forestière. La venue de ces industriels étrangers a donc pour seul but d’obtenir des Kasua ce fameux consentement. Pour ce faire, ils leur proposent de participer à un échange réciproque : concéder leur droit réel sur leur forêt – lequel confère le pouvoir de disposer librement des ressources forestières –, contre des richesses monétaires et les fameux bienfaits de Dieu : hôpital, école, électricité, riz, etc. Acceptant leur offre, après avoir reçu chacun un billet de 2 Kina (2 $ can environ), les Kasua vont apprendre une nouvelle manière de penser les rapports homme-environnement. Fondé sur le contrat, le nouvel échange et la conception de la biodiversité forestière qu’il véhicule ne s’inspirent plus des versets de la Bible, mais des articles du code forestier papou en vigueur. La logique de l’échange s’en voit donc modifiée. Résolument laïque, elle ne se contente pas de destituer les esprits de la forêt et le Saint esprit chrétien de leurs attributs sociaux, elle les évince tout simplement du système. Son champ relationnel, qui correspond de fait au champ d’application du droit, ne couvre que le monde visible et matériel ; du moins une partie de celui-ci : la vie sociale[3]. En effet, respectant la summa divisio romaine, c’est-à-dire la catégorisation juridique occidentale du monde perceptible, le droit ne reconnaît comme acteurs légitimes de l’échange que les individus « sociaux », élevés au rang de Sujet juridique exclusif. Toutefois, cet élitisme « humanocentrique » ne signifie pas que la logique du contrat, à l’image de la logique chrétienne, évince de son champ les êtres vivants composant le milieu forestier visible. Bien au contraire. La forêt est à nouveau au coeur de l’échange, elle en constitue même le terme. Cependant, elle y prend place sous une nouvelle ontologie : celle d’objet de droit, c’est-à-dire celle de bien environnemental assimilé à un bien cessible et monnayable. Par le jeu de cette catégorisation, la forêt peut se voir réduite à de la marchandise, c’est-à-dire à du bois mesuré au mètre cube dont le prix de l’unité est fixé à 0,86 F (0,20 $ cad). Pour ces industriels, et comme l’atteste leur pratique de la couple blanche, la forêt est par définition végétale. Et cette vision tronquée n’est pas isolée : elle est partagée par le droit papou. L’article 2 du décret national sur l’industrie forestière dresse une énumération tout aussi restrictive des produits forestiers en retenant limitativement : « les arbres vivants ou morts, sur pied ou tombés ; toute partie de ces arbres ; tout autre végétal mort ou vivant ». L’ensemble de la convention qui lie les Kasua à ces acteurs étrangers est imprégné, bien évidemment, de cette conception de la forêt. Dans aucun article de la Section Gestion écologique, il n’est fait mention de la faune sylvestre dont 80 % se nourrit exclusivement des ressources végétales. Pas davantage n’est-il fait référence à une présence humaine dans l’écosystème forestier ni aux relations qu’elle entretiendrait avec ses composantes. Et pourtant, si la prospection botanique commanditée par la compagnie s’était donné la peine d’interroger les Kasua comme l’exige la loi, ce n’est pas moins de 1400 usages qu’ils puisent du monde végétal que le contrat aurait dû consigner.

Effacés juridiquement de leur environnement au même titre que les animaux, les Kasua sont également invités à entretenir cette « invisibilité » en évitant de trop s’engager dans leur forêt. Leur retenue a d’ailleurs été présentée comme une condition présidant à l’échange. Après avoir recueilli les signatures ou plutôt les « croix » de tous les représentants claniques kasua, les personnalités de la compagnie les persuadèrent, en effet, que « moins ils couperaient leurs arbres, plus ils gagneraient de l’argent »[4]. Les Kasua sont donc incités à vivre entre humains seulement, c’est-à-dire « en société » dans un espace tout aussi épuré. Cette situation spatio-sociale renvoie bien sûr à la représentation juridique de la place que les hommes sont censés occuper dans la nature et de « ce » qui témoigne surtout de leur présence. Elle se trouve traduite de manière paradigmatique dans la section Précautions environne-mentales où un article, – le seul du contrat qui fasse référence à la présence humaine –, stipule « l’interdiction catégorique de mener les activités à proximité des villages, des jardins, des cimetières, ou autres aires culturelles », imposant une distance minimum de 100 mètres. Le choix des critères retenus est éloquent. La présence d’une « culture », et a fortiori de la « culture », se définit d’après son empreinte géographique visible, c’est-à-dire d’après les seuls espaces que la population se serait appropriés sur la nature et aurait transformés de manière durable par ou pour ses activités culturelles. La loi du contrat se fait ainsi le mauvais interprète du matérialisme historique d’après lequel l’homme n’aurait une histoire qu’en transformant la nature (Godelier 1984). Elle a pour implication surprenante de rajeunir considérablement l’histoire de la culture kasua, en la faisant « re »-naître au début des années 1980, c’est-à-dire au début de l’aménagement de l’espace chrétien. En effet, ne répondant pas aux critères prévus par la loi, c’est tout un pan de l’histoire kasua, profonde de plusieurs siècles et aux cours duquel la culture kasua se définissait d’après l’aptitude de ses individus à dissimuler leur présence, qui se voit littéralement effacé. Seul subsiste de cette cure de jouvence abrupte l’îlot missionnaire défriché qui, vu du ciel, ressemble étrangement aux trouées provoquées par l’exploitation industrielle de la forêt.

De la forêt marchandise à la forêt monospécifique

Les Kasua empruntent doucement mais sûrement le chemin des futurs réfugiés écologiques dans l’indifférence manifeste de l’État et de l’Église. Seul le Fonds Mondial pour la Nature (WWF.USA), responsable d’un programme de conservation couvrant l’aire d’exploitation de la compagnie pétrolière Chevron Oil, limitrophe des terres kasua, se sensibilise à leur situation après en avoir été informé par mes soins[5]. En effet, même si leur territoire tribal ne relève pas du champ d’action officiel du WWF, leur situation relève en revanche de l’éthique que cet organisme de conservation s’est fixé, à savoir celui « d’être préoccupé par la perte de la biodiversité et par la qualité des environnements du monde qui se dégradent […], mais également de plus en plus de la perte des cultures et des savoirs » (WWF 2003). Poursuivant donc son éthique, le WWF (USA) vient en 1994 à la rencontre des Kasua qui cherchaient à renégocier le contrat les liant aux industriels. Et à la différence des compagnies ou encore des missionnaires, cette organisation ne conditionnera pas son intervention, – et donc sa présence – au sein de l’univers kasua à un échange qui réclamerait logiquement de cette population un contre-don en retour. Considérant dans sa charte que « les peuples autochtones et les organisations de conservation devraient êtres des alliés naturels dans la lutte pour la conservation d’un monde naturel sain et de sociétés humaines saines » (ibid.). Le WWF propose aux Kasua une simple alliance pour les aider à se préserver comme à préserver la biodiversité de leur massif forestier.

Dépourvue de toute intention intéressée, du moins en apparence, la relation proposée et son objet – les Kasua et la forêt – intriguent dans un premier temps les Kasua, peu habitués à une telle générosité et à un telle curiosité pour leur milieu forestier. Leur suspicion est confortée lorsqu’ils découvrent fortuitement que les membres du WWF habitent le camp ultramoderne de la compagnie pétrolière américaine. L’interprétation de cette information est unanime : « le WWF travaille au profit de la compagnie américaine et cherche à fermer leur territoire à la compagnie forestière dans l’intention cachée de l’exploiter par la suite ». Convaincus d’avoir été dupés, les Kasua refusent toute mise en relation avec l’organisation. Le WWF entreprend alors une campagne de sensibilisation ou, pour reprendre l’expression plus appropriée de Fribault, une campagne « d’intéressement » (2002 : 65). En effet, si l’intervention du WWF n’exige aucune contrepartie matérielle des Kasua dans la mesure où son action est déjà financée (en l’occurrence par Chevron Oil), elle nécessite en revanche l’adhésion des Kasua à ses objectifs de conservation puisque eux seuls sont reconnus comme « propriétaires » de la biodiversité à conserver. Ainsi, la première opération pour « intéresser » les Kasua à la conservation de leur massif forestier a consisté à leur faire prendre conscience des conséquences dévastatrices qu’a impliquées le fait qu’ils se soient détournés de leur relation harmonieuse et originelle avec leur forêt. Des séances vidéo leur sont présentées, des visites sur les sites d’exploitation sont organisées ainsi que des entretiens avec les populations dont le territoire est déjà détérioré.

À cette sensibilisation réussie succède l’organisation d’ateliers « juridiques ». Assurées par des juristes bénévoles, ces journées d’étude ont pour but d’initier les représentants de chaque clan aux outils et institutions juridiques, aussi et surtout de leur faire prendre conscience des droits que leur procure la propriété des terres et des ressources forestières. Autrement dit, ces journées invitent les Kasua à faire ce que l’État, l’Église et les compagnies ne leur ont pas laissé le temps ou l’occasion de faire : réaliser et donc éprouver que ce sont eux les maîtres et possesseurs de la forêt, et qu’à ce titre, ils détiennent un formidable pouvoir d’action, synonyme ici de pouvoir de revendication, vis-à-vis des compagnies d’exploitation industrielle. Le droit leur est ainsi présenté comme le moyen par lequel ils peuvent non seulement obtenir de l’argent pour l’ensemble des déprédations commises à leur encontre, mais aussi voir annuler le contrat de concession sur la base de leur seule volonté de préserver non pas la forêt, mais « leur » forêt. En effet, l’exercice de ces pouvoirs est soumis à une condition préalable : épouser la philosophie du Droit, laquelle, sous le dualisme radical de « ses » deux catégories – sujet et objet –, institue un rapport paradigmatique unilatéral : l’appropriation de l’Objet par le Sujet. Ce qui signifie que pour agir, comme on les invite à le faire et comme ils souhaitent le faire, les Kasua sont appelés à jouer un nouveau rôle, celui de propriétaires fonciers soucieux de préserver la collectivité des objets environnants, et d’interpréter ce rôle au sein d’une communauté d’êtres exclusivement humains.

Les autres opérations entreprises par le WWF ne remettront pas en cause cette nouvelle identité. Il en fut ainsi lorsque le WWF entreprit une vaste campagne prospective sur la biodiversité régionale. Les moyens mis en oeuvre étaient à la hauteur de la prétention du projet sur lequel le directeur du programme allait fonder sa communication : « réaliser efficacement, c’est-à-dire dans les plus brefs délais, un inventaire systématique des êtres vivants composant la biodiversité afin de quantifier le stock de ses ressources non renouvelables ». L’organisation de l’expédition était également à la mesure des personnalités conviées : les plus éminents spécialistes de l’ornithologie, de l’entomologie, de la botanique et de la zoologie de cette partie du monde. La campagne se voulait scientifique, c’est-à-dire « épurée » de « toute contamination sociale et idéologique » (Latour 1991), ce qui légitimait la mise à l’écart des populations locales et de leurs savants. Cette exclusion trahissait la conception de la biodiversité véhiculée par le WWF, mais aussi l’a priori que cet organisme véhiculait sur la manière dont les Kasua appréhendent leur milieu forestier. En effet, en n’invitant que des biologistes pour qui l’être forestier est par essence un être vivant et par définition paradigmatique, un objet naturel, le WWF préjugeait sans doute que les savoirs locaux ne reconnaissaient pas – et donc ne partageaient pas – la même « nature objective ». La participation des populations locales n’avait donc pas de raison d’être. Comme elles étaient censées avoir une vision confuse de la biodiversité, leur présence n’aurait pas permis de répondre aux impératifs de l’expédition ; elle aurait ralenti sa réalisation, c’est-à-dire remis en cause son « efficacité ».

Effacés de leur forêt, cette fois-ci pour des raisons scientifiques, au même titre d’ailleurs que les esprits, les Kasua vont également être invités à s’absenter « écologiquement » de ce milieu.

Bien sûr, ce comportement ne leur est pas imposé. Ils y sont seulement invités par le lancement du projet d’établissement d’une ferme à papillons, qualifié de projet de « développement durable intégré à la biodiversité », et présenté comme une solution au projet d’exploitation industrielle de la forêt. L’inertie des Kasua n’est plus d’actualité. Cependant, leur activisme voit son champ restreint par l’objet même du projet qui intègre limitativement une seule ressource forestière : le papillon. Les activités proposées, sédentaires, portent en effet exclusivement sur les techniques d’élevage et de commercialisation des lépidoptères dont la valeur marchande suscite à la fois la convoitise des Occidentaux et l’étonnement des Kasua pour qui les papillons font partie des rares animaux « insignifiants », au sens où ils ne jouent aucun rôle ni dans leur vie sociale, ni surtout dans l’écologie de la forêt cosmique. Cette considération « populaire » ne relève pas d’une confusion mystique : elle est reconnue par les écologues et conservateurs. Et peut-être fonde-t-elle le choix de ce projet. Car, au-delà de son efficacité technico-financière (coût réduit et donc rentabilité rapide au profit des populations locales), ce projet a le double bénéfice écologique d’exercer un impact quasi insignifiant sur le « stock » limité de la biodiversité, et simultanément, de détourner les humains des autres ressources sauvages à préserver d’une culture devenue par trop « humanocentrée » ou « désécologisée ».

La forêt est-elle bien plurielle?

« Forêt satanique », « forêt marchandise », « forêt monospécifique », autant de projets qui déclinent la forêt au pluriel. Mais, cette pluralité de la biodiversité forestière présentée et proposée aux Kasua est-elle vraiment réelle? En d’autres termes, leur impose-t-elle réellement une manière de penser la nature – et donc leur culture – tout aussi plurielle? Comparons ces visions de la forêt et les pratiques qu’elles sous-tendent entre les humains et les non-humains. Il apparaîtra que ces visions, aussi diverses soient-elles, sont comme les feuilles dans une forêt, dissemblables en leur ressemblance.

Toutes ces visions prennent ainsi racine dans un livre : une bible, un code forestier, un traité, une charte qui informe les acteurs d’une catégorisation préétablie et à établir entre les Kasua et le reste du monde sylvestre. Qu’elle soit laïque ou religieuse, juridique ou scientifique, chacune de ces catégorisations exclut de son champ d’appréhension (et donc d’application), les esprits forestiers et appose sur le monde perceptible « restant » une même et seule frontière, reconnaissant deux seuls et mêmes domaines : celui des hommes et celui des autres, en l’occurrence les êtres forestiers. D’ailleurs, chacune de ces visions accorde à cette frontière ontologique les mêmes pouvoirs en l’investissant des trois mêmes critères « agissants ». La frontière est tout d’abord franche au sens où elle empêche une identification positive entre les composants des deux catégories retenues. Pour ces conceptions exogènes en effet, seuls les hommes sont à l’image de Dieu, seuls les hommes sont des êtres sociaux, seuls les hommes sont des êtres culturels, seuls les hommes sont des êtres juridiques et donc politiques. En somme, seuls les hommes sont considérés comme les acteurs, c’est-à-dire les sujets à part entière, les êtres relationnels. Et ce, précisément, en opposition à tous les autres qui sont autres car dépourvus de ces attributs, car objets seulement et immuablement pourrions-nous rajouter.

La frontière n’est pas seulement franche. Elle se veut aussi étanche en interdisant toute confusion éventuelle entre ces deux catégories d’êtres. Tous les projets ne conduisent-ils pas les Kasua à s’extérioriser du milieu forestier, à s’en distancer pour occuper un espace singulier propre à matérialiser la disjonction ontologique? Du reste, tous admettent le même processus susceptible d’instaurer et de signifier, visiblement, cette altérité affirmée : l’épuration dans le nouvel espace occupé de tout ce qui ne relève pas ou plus de la catégorie ontologique des humains. L’ordre et la clarté, la vie domestiquée, la vie en société s’opposent ainsi à l’obscurité, au désordre et au sauvage régnant sous la canopée. Aucune confusion des genres n’est tolérée, pas davantage une éventuelle transgression.

Franche et étanche, la frontière apposée est finalement fixe et dicte une fixité non seulement des deux catégories mais aussi des comportements que sont censés observer leurs composants dans leur domaine respectif. Quels que soient les projets, les Kasua sont invités à se sédentariser c’est-à-dire à se fixer dans l’espace et dans le temps purement humain ou « social » tandis que les êtres forestiers doivent se cantonner dans un certain « bio-statisme » pour reprendre l’expression de Berque (2000).

Ces comportements typiques et dissociés, induits de ces catégorisations, résultent bien sûr des modalités relationnelles qu’elles sous-tendent entre les hommes et l’environnement. Destituant les êtres forestiers de leurs attributs d’êtres vivants, c’est-à-dire d’êtres agissants et relationnels, toutes dénient le caractère fondamentalement réciproque des rapports qu’entretiennent les hommes avec les êtres vivants pour ne retenir qu’une seule dimension relationnelle : l’unilatéralité qu’exprime limitativement l’appropriation de l’objet par le sujet. Acculés à la passivité et donc à l’impuissance d’interagir dans l’enceinte des sujets, les êtres forestiers se voient transformés à leur insu en « choses » généreusement malléables. Ils deviennent simultanément des objets à utiliser, à légaliser, à commercialiser, à quantifier, à étudier, ou encore à protéger du seul sujet…

Autant de ressemblances qui contredisent l’apparente dissemblance des visions de la forêt véhiculées par ces projets de développement. Leur conception de la biodiversité, et au-delà, de la place de l’homme dans l’univers, ne relève, nous l’avons compris, que d’une seule et même conception : le naturalisme occidental. Les dissemblances ne sont donc pas d’ordre ontologique, elles traduisent seulement les différents usages et mises en pratique de cette cosmologie dualiste. Cela explique que ces acteurs exogènes puissent s’associer opportunément malgré leurs intérêts ou objectifs divergents. Ainsi en est-il de l’association des juristes d’une part, et des scientifiques d’autre part, avec les industriels et les conservateurs. La première combinaison nous enseigne en effet que les exploitants et protecteurs de la nature adhèrent communément à la philosophie du droit Occidental et à sa logique binaire laquelle, je le rappelle, qualifie les non-humains forestiers ou sauvages de « choses sans maîtres » et désigne la propriété « comme âme universelle de toute législation » gouvernant la relation de l’humain à ces non-humains (Ost 1995 : 19 ; Brunois 2000a). La dissemblance, car dissemblance il y a, repose sur le traitement que ces exploitants et protecteurs de l’environnement tirent respectivement de cette conception dualiste. Si les premiers usent de la qualification juridique des non-humains pour dévaloriser socialement et donc économiquement les êtres forestiers du territoire kasua et s’autoriser ainsi la pratique de la coupe blanche, les seconds à l’inverse valorisent la propriété kasua des « objets sans maîtres » pour combler le « déficit d’appropriation » dont souffre la biodiversité ; un déficit qui serait, selon les économistes de l’environnement, la cause de la destruction massive de la nature (Hardin 1968). La seconde combinaison exprime cette même ambiguïté aux apparences paradoxales. L’intervention des scientifiques dans les projets d’exploitation ou de conservation de la biodiversité démontre en effet que ces acteurs partagent incontestablement la conception scientifique « d’une nature séparée des activités sociales, peuplées d’entités soumises à des lois universelles » (Descola 1999 : 215). Seulement, si pour les industriels, cette intervention de la science a pour but de qualifier et de quantifier « objectivement » les arbres afin d’évaluer économiquement le stock des ressources à exploiter, pour les seconds, il s’agit de qualifier et de quantifier « objectivement » la biodiversité afin d’évaluer écologiquement le stock des ressources à préserver. La dissemblance n’est toujours pas de « nature ». Aucun de ces acteurs ne remet en cause le paradigme dualiste, ni le rôle qu’il alloue aux humains, à savoir celui d’être les maîtres et possesseurs des objets naturels. La dissemblance repose là encore sur les traitements différentiels que supporte le naturalisme occidental. D’ailleurs, ces traitements différentiels ne sont ni contradictoires ni exclusifs. Pour atteindre leurs objectifs de conservation, les protecteurs ne manquent pas de réifier les papillons en valeur marchande, et les industriels de financer ces mêmes protecteurs pour « conserver » le territoire qu’ils exploitent.

Ces associations ne sont donc pas si surprenantes. Elles illustrent le vieux dicton selon lequel « qui se ressemble s’assemble », lequel explique a contrario l’incapacité manifeste de ces acteurs exogènes d’associer pleinement les Kasua à leur projet de développement. Mais sont-ils seulement à même de le faire? Pour y parvenir, encore faudrait-il qu’ils admettent la portée non universelle de leur ontologie commune, et admettre ainsi que les Kasua ne partagent pas leur vision objectivée des êtres vivants et la place affranchie et supérieure que l’homme s’octroie dans l’environnement. La pluralité des mondes existe bien. Les Kasua, nous l’avons vu, ne distribuent pas les non-humains dans une sphère ontologique distincte de la leur. Vivants ou imaginaires, ils les considèrent comme des alter ego avec qui ils sont dans une relation réciproque de vie et de mort. Humains et non-humains sont sur un pied d’égalité : tous sont des sujets à part entière susceptibles d’agir, de réagir et donc d’interagir avec les autres, avec le monde qui les entoure et qui n’est qu’un. Les Kasua ne considèrent donc pas les humains comme des agents prééminents du cosmos ; ils sont de simples composants d’un ensemble plus vaste. D’ailleurs il ne pourrait en être autrement. L’ambivalence ontologique promue par leur cosmologie interdit à l’humanité de se prévaloir d’une quelconque autorité sur le monde. En doublant le biotope visible d’un biotope invisible habité par des humains spirituels, en doublant l’homme d’un double onirique – l’animal –, l’ontologie kasua relativise non seulement l’altérité de l’humanité mais aussi sa suprématie. En effet, la présence de cet autre niveau spirituel gratifie les humains d’un double statut ambivalent : le statut de prédateurs, certes, et des plus puissants, mais aussi celui de proie puisque, dans le monde onirique, leur double cosmologique peut procurer l’alimentation aux esprits. Dans un tel contexte ontologique, comment l’humanité kasua pourrait-elle prétendre à la maîtrise et à la possession de la biodiversité forestière, comment pourrait-elle prétendre la détruire impunément ou encore la préserver? La biodiversité ne se limite pas à sa définition biologique. Elle se comprend dans sa traduction littérale, c’est-à-dire, la diversité des formes de vies, lesquelles, vivantes ou imaginaires, ont toutes en commun d’être les acteurs du monde qu’habitent les Kasua et qui les habite. En d’autres termes, pour cette culture, la biodiversité forestière n’est pas le « pour-soi » mais le  « avec-soi » (Berque 2000 : 101) : elle participe pleinement de sa définition d’être, de son devenir.

Ne pas reconnaître cette différence culturelle consiste bien à nier la pluralité des mondes. Ainsi, persister à véhiculer une définition illusoirement universelle de la culture, fondée sur un mode d’objectivation des non-humains, acculera cette population, comme bien d’autres d’ailleurs, à une seule et même situation : objectiver son identité d’être en objectivant la multiplicité des relations qui la liaient aux non-humains forestiers. « Pour qu’il y ait objet », ne faut-il pas « qu’il y ait une objectivation d’une relation particulière que l’on peut provisoirement qualifier de séparation ontologique »? (Descola 1994 : 333).

Reste que cette rupture ontologique inhérente au paradigme dualiste et qui impose insidieusement une uniformisation d’être au monde n’est pas nécessairement obligatoire et encore moins fatale. Il suffirait que nous, les modernes qui nous investissons du rôle de développeurs, « cessions de prendre les non-humains pour des objets, que nous les laissions entrer dans le collectif sous la forme d’entités nouvelles » (Latour 1999 : 116). En somme, il faudrait qu’à l’instar des Kasua, nous leur accordions le qualificatif d’acteurs. Gageons que l’ethnologie y parvienne et contribue à éviter de regrettables malentendus.