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Difficile de traverser le premier ouvrage de Saba Mahmood sans céder au vertige par moments. Pour cause : la réflexion ethnographique que propose Politics of Piety secoue quelques-unes des certitudes les plus tenaces de la pensée féministe et progressiste. Pour autant, l’entreprise ne verse pas dans la pure déconstruction. Si le sol de nos convictions se lézarde au fil des pages, les brèches entrouvertes par Saba Mahmood laissent toutefois entrevoir des avenues de recherche anthropologique jusqu’ici inexplorées.

Prenons les choses une à une. Saba Mahmood est une chercheuse féministe. Elle s’intéresse à l’implication des femmes à l’intérieur du mouvement islamique « des mosquées » (mosque mouvement) qui anime Le Caire (Égypte). Politics of Piety s’ouvre d’ailleurs sur la question qui, actuellement, brûle les lèvres de plusieurs féministes occidentales : « why would such a large number of women across the Muslim world actively support a movement that seems inimical to their “own interests and agendas” » (p. 2) ? Cette question, plutôt que d’y répondre, Saba Mahmood décidera de la saisir à revers, de l’explorer. Car elle la soupçonne d’abriter et de reconduire l’éternel présupposé voulant que les femmes soient intrinsèquement prédisposées à combattre les pratiques, valeurs et injonctions incarnées par les mouvements islamiques. Afin d’interroger cette conviction, Saba Mahmood choisira de concentrer son activité ethnographique sur une problématique qui, jusqu’ici, est demeurée dans l’angle mort de la pensée féministe : la valeur politique des formes d’agencéité éthique (ethical agency) que plusieurs femmes musulmanes acquièrent à travers certaines des « pratiques de soi » destinées à cultiver leur piété religieuse. Par là, elle cherche à corriger « the profound inability within current feminist political thought to envision valuable forms of human flourishing outside the bounds of a liberal progressive imaginary » (p. 155) – il faudra revenir sur ce point.

D’abord l’ethnographie. Échelonné sur deux ans, le travail de Saba Mahmood fut entièrement consacré au women’s mosque movement, lequel prit naissance au cours de la décennie 70 en réponse à la vague de sécularisation et d’occidentalisation qui traverse la société égyptienne et marginalise la pratique religieuse. En comparant les différentes pédagogies grâce auxquelles le Coran est enseigné, Saba Mahmood opère un premier déplacement significatif. Elle suggère d’envisager la tradition coranique, non pas comme une somme de prescriptions fossilisées et dressées en rempart contre ce qui apparaît contemporain, mais plutôt comme « the very ground through which the subjectivity and self-understanding of a tradition’s adherents are constituted » (p. 115). Profitant de la brèche ouverte par les travaux de Michel Foucault et Talal Asad, elle montre que la tradition discursive n’est pas extérieure au sujet; suggérant par là que toute tradition n’existe que dans la mesure où elle s’actualise à travers le rapport (sensible, éthique, affectif et rationnel) que le sujet entretient avec lui-même. Autrement dit : l’enseignement de la tradition islamique ne relève pas de l’endoctrinement, mais plutôt de la formation du sujet – lequel sujet est d’ailleurs invité à naviguer entre les diverses interprétations de la loi coranique.

La seconde portion ethnographique de l’ouvrage concerne des pratiques d’incorporation (embodied practices) favorisées par le mosque movement. Là encore, les témoignages et expériences vécues colligés dans Politics of Piety récusent courageusement les schémas d’intelligibilité qui dominent la littérature scientifique sur le sujet. Prenons le port du voile : l’angle sous lequel Saba Mahmood aborde cette question est emblématique du changement de perspective proposé. Plutôt que de percevoir cette pratique corporelle (bodily practice) comme un symbole identitaire ou un moyen d’exprimer leur foi religieuse, les femmes interrogées par Mahmood considèrent le voile comme un vecteur de transformation de soi, comme un outil nécessaire pour cultiver leur piété. Le rôle du voile, disent-elles, n’est pas de représenter l’intériorité, mais plutôt de la construire. Même chose pour le rituel et la prière : « [they serve] as the “developable means” through which certain kind of ethical and moral capacities are attained » (p.148). Le lecteur attentif remarquera ici que l’enjeu, sous chacun de ces renversements, concerne la manière de concevoir la « subjectivité ». Chez Mahmood comme chez Foucault, la subjectivité n’est ni prédéfinie, ni culturellement homogène. Elle prend forme et s’élabore grâce à une série de pratiques (culturelles, religieuses, politiques) à travers lesquelles le sujet éthique est constitué – le port du voile, par exemple.

Revenons à présent au féminisme. Les retournements théoriques décrits plus haut nous renseignent sur la charge que Politics of Piety dirige contre son projet normatif : libérer les femmes des structures de domination masculine. Le séjour qu’a effectué Saba Mahmood dans une zone négligée par la recherche féministe révèle que certains exercices de piété (prière, rituel, port du voile, appropriation de la tradition coranique) confèrent une agencéité aux femmes. Cette agencéité-là est cependant d’ordre éthique. Elle renvoie à une capacité de travailler sur soi, de modifier la relation établie avec soi-même afin de se réaliser comme sujet éthique. Mais elle ne produit pas moins des effets politiques : Saba Mahmood montre qu’en cultivant les vertus de piété, certaines femmes parviennent à investir la sphère religieuse, traditionnellement réservée aux hommes. D’autres combattent, à travers leur accomplissement éthique, les tendances occidentalistes qui parcourent la société égyptienne et menacent son intégrité. En clair : Politics of Piety donne à voir le potentiel de changement et la capacité d’action (sur soi et dans le monde) précisément là où les divers courants féministes perçoivent une manifestation de « fausse conscience ».

Mais le travail de Saba Mahmood ne s’arrête pas là : s’appuyant sur l’expérience des femmes impliquées dans le mosque movement, elle amorce une importante réflexion sur les pensées féministes et leur inaptitude à percevoir les pratiques d’agencéité qui se déploient hors des limites fixées par la raison libérale. Cette inaptitude, Saba Mahmood l’impute à l’étroite conception de liberté (héritée de la philosophie des Lumières) dans laquelle prennent racine les courants féministes, de même que l’agenda politique progressiste et le concept de résistance. La réflexion progressiste, dit-elle, a naturalisé la notion libérale de liberté, faisant d’elle un idéal social qui vaut à la fois comme principe d’analyse et comme projet politique. On comprend alors qu’en décrivant l’expérience singulière des femmes appartenant au mosque movement, Saba Mahmood ne vise pas seulement à élargir nos cadres d’appréhension de l’expérience religieuse ; elle cherche également à repenser les notions de féminisme, de résistance et d’agencéité afin que les pratiques de soi étrangères à nos critères de liberté soient désormais intelligibles, et ceci, autrement qu’en termes d’aliénation. Ni subordination, ni résistance, l’expérience subjective des femmes du mosque movement montre qu’il est grand temps de rouvrir la notion d’agencéité pour y inclure les pratiques qui ne visent pas à subvertir les normes sociales, mais qui néanmoins interviennent dans la formation du sujet.

Chose certaine, la contribution anthropologique de Politics of Piety va bien au-delà de son contenu ethnographique. À la faveur d’un va-et-vient fécond entre la théorie et le travail de terrain, Saba Mahmood ébrèche les fondements de la réflexion féministe, et bouscule du même coup plusieurs certitudes de la pensée progressiste. Elle revisite également tout une série de concepts : habitus, éthique, tradition. Mais surtout – et c’est là l’essentiel – Saba Mahmood réinterprète la notion d’agencéité, lui donnant un sens résolument anthropologique.