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Cet ouvrage assez court est le fruit de multiples contributions. Toutes ont pour objectif premier la compréhension approfondie d’une pratique aujourd’hui pleinement installée dans le paysage sportif mondial : le rugby. Cependant, à travers cette plongée dans ce « monde de l’Ovalie », il s’agit bien plus de comprendre, dans ses moindres variations, les processus de création, de positionnement et de formation d’identité d’une pratique culturelle que de creuser le sillon d’une analyse univoque du fait sportif, qui négligerait l’essence même du phénomène à trop vouloir en délaisser les contours. Ainsi donc, il sera ici question de son (lent) processus de professionnalisation tout autant que du style de vie qu’il érige ou encore des caractéristiques historico-géographiques de son évolution.
Ce que l’on retiendra de prime abord, c’est l’extrême diversité des visions ici exposées, tant dans leurs thématiques que dans les disciplines convoquées (histoire, sociologie, géographie, anthropologie). Quel que soit son champ disciplinaire d’appartenance, l’on s’attardera sur l’attrait majeur de ce sport, que les coordonnateurs de l’ouvrage définissent en phase introductive comme « de l’instantané inscrit dans un univers récréatif creusé de singularités » (p. 7). Justement, ces singularités, quelles sont-elles?
Tout d’abord, d’un point de vue historico-géographique, les analyses se focalisent sur une double tension. La première envisage les mécanismes de conversion de l’espace en territoire au travers de la répartition déséquilibrée de la pratique en France. Alors que le grand Sud (et plus précisément le Sud-Ouest) peut être qualifiée de terre d’accueil privilégiée du rugby, le reste du pays et notamment la région Nord compte bien moins de clubs dans son maillage territorial. Deuxième tension largement évoquée dans l’ouvrage, la confrontation entre le rugby et le football, deux pratiques sportives aux caractéristiques sociales et spatiales bien distinctes. Pourtant différentes, il convient selon W. Nuytens de ne pas les opposer systématiquement. Ainsi l’hypothèse – que le sens commun réduit à l’état de certitude – de l’« étouffement » du rugby par le football dans les régions les plus au Nord du pays est invalidée, car ce dernier est aussi fortement présent dans le Sud-Ouest. On l’aura compris, l’axe théorique privilégié par l’auteur puise plus volontiers du côté de la sociologie des organisations que d’une sociologie déterministe, pas assez à même de saisir les logiques de ces disparités régionales.
Une autre singularité du rugby tient par ailleurs dans le style de vie que la pratique met en scène et élabore au quotidien. Délaissant les analyses sociologiques macro pour investir le champ d’une sociologie compréhensive doublé de considérations anthropologiques, quelques contributions (A. Saouter, J. Vincent notamment) tentent d’approfondir les thématiques des sociabilités viriles qui s’établissent lors des entraînements mais aussi au cours des fameuses troisièmes mi-temps, des rapports entre sexes (fait marquant, on assiste à une féminisation de la pratique depuis quelques années), et de la formation du « corps communautaire », ce corps fondu dans le groupe sportif et débarrassé de sa perspective individualisante. Il serait ici intéressant que l’anthropologie sensorielle s’empare de cette dernière notion en approfondissant la manière de vivre ce corps par l’intermédiaire des différents sens humains (l’hypothèse d’une prépondérance du toucher chez les joueurs serait-elle renforcée?).
Enfin, le processus de professionnalisation du rugby constitue un dernier grand axe de recherche. Celui-ci, long et délicat, pose de nombreuses questions car, de l’avis de beaucoup, il viendrait mettre en péril l’essence-même du rugby, son « éthique qui s’est peu à peu changée en dogme : la pratique d’un sport purement amateur » (p. 34). Se dévoile alors, au fil de l’analyse bourdieusienne de B. Allain, l’évolution des rapports de classes à l’intérieur de la pratique rugbystique. Ou comment la guerre de pouvoir entre dirigeants et joueurs dynamise la définition sociale et institutionnelle du rugby.
Malgré la diversité des points de vue et des sujets d’analyse, l’ensemble gagne au fil des pages une cohérence bienvenue pour un ouvrage collectif. Car loin des clichés, allant à l’encontre de bon nombre d’idées reçues, les contributions cherchent bien toutes à débusquer ce qui se niche derrière cette pratique forte en spécificités mais aussi en mystères.