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Dans une publication récente (Morin et Saladin d’Anglure 2006) parue dans un numéro de Bastidiana sur l’actualité de la pensée de Roger Bastide, Saladin d’Anglure et moi-même avons cherché à comprendre comment nous avions pu conjuguer nos différents héritages et les rendre complémentaires. Il nous a fallu pour cela pratiquer une certaine « réflexivité » sur nos parcours de recherche qui commencent dans les années 1960, auprès de Claude Lévi-Strauss, pour lui, et de Roger Bastide, pour moi-même.

De l’ethnographie solitaire à la recherche en équipe

Alors que je travaillais comme assistante de Bastide sur un projet concernant les minorités noires en France, je commençai une thèse de doctorat sur les Shipibo-Conibo, une société d’Amazonie péruvienne. Au cours d’un premier terrain en 1966-67, j’avais étudié les résistances à plus de trois siècles de contacts avec le monde occidental de ce peuple qui comptait moins de vingt mille individus dans les années 1960 et a, depuis, plus que doublé en nombre.

J’étais fascinée par ce que Bastide appelait l’anthropologie des « gouffres »[2] qu’il poursuivait à travers son étude de la transe, du rêve, du candomblé et du mysticisme polythéiste.

Si les missionnaires catholiques avaient réussi à sédentariser les Shipibo-Conibo dans des villages, on assistait depuis 1947 à une montée du prosélytisme des évangélistes (Summer Institute of Linguistics) chargés par les autorités gouvernementales péruviennes de l’éducation des Indiens de la forêt. Ils profitèrent de leur influence sur les futurs maîtres bilingues qu’ils formaient pour combattre l’uxorilocalité traditionnelle des Shipibo, au profit d’une virilocalité plus conforme à la Bible, en diabolisant aussi le chamanisme de façon beaucoup plus radicale que ne l’avaient fait jusque-là les missionnaires catholiques. Pour éviter les pressions exercées par ces missionnaires, plusieurs chamanes vivaient retirés dans la forêt et il me fut difficile de les approcher[3]. Je pensai qu’ils allaient disparaître et j’abandonnai donc l’idée d’explorer ce « gouffre » mystique que Bastide n’avait pas étudié.

J’eus la chance de pouvoir travailler avec Soi Rahua, un Shipibo très soucieux de la préservation de sa culture, et j’essayai de clarifier avec lui ce que les premiers ethnographes (Diaz Castañeda 1923 ; Tessmann 1928 ; Karsten 1955 ; Waisbard 1959) avaient mentionné comme caractéristiques de ce groupe : système clanique, matrilinéarité et nombreux rites de passage parmi lesquels l’excision. C’est le seul groupe autochtone en Amérique du Sud chez qui cette pratique ait été rapportée à l’époque contemporaine. Soi Rahua était le fils d’une exciseuse et avait participé à de nombreux rituels entourant cette opération.

Lors de nos déplacements en pirogue sur l’Ucayali, il était accompagné de ses deux épouses (deux soeurs) toutes deux excisées ; la polygynie sororale était encore coutumière chez les Shipibo dans les années 1960 (Abelove 1978 ; Hern 1992). Avec Soi Rahua, j’identifiai un certain nombre d’anciens clans dont l’appartenance se transmettait selon un mode patrilinéaire. Mais ce type de lien social était évanescent. On l’évoquait[4] cependant à propos des anciens rituels connus sous le nom d’ani sheati[5], interdits par les missionnaires évangélistes. Quant à la matrilinéarité, il s’agissait en fait d’une confusion avec l’uxorilocalité dont je pus mesurer l’ampleur dans plusieurs villages. Les 2/3 des nouveaux couples vivaient chez les parents de l’épouse, ou non loin de leur demeure. La filiation était de type cognatique en dépit de l’inflexion patrilinéaire de l’appartenance clanique.

Soi Rahua fut un précieux informateur en ce qui concerne les rites de passage pubertaires qui procèdent de la construction de la personne (homme et femme), en particulier la coupe rituelle des cheveux et l’excision, les duels masculins accompagnés d’incision crânienne, et le sacrifice d’animaux sauvages, capturés et élevés à cette fin[6].

Pendant les deux décennies suivantes, mes travaux s’orientèrent vers l’ethnicité. Ayant découvert en 1973 la théorie barthienne (Barth 1969), à l’occasion d’un séjour d’une année à l’Université de Columbia à New York, j’ai utilisé cette problématique de façon comparative pour comprendre diverses mobilisations ethniques, et notamment celles qui commençaient à voir le jour en Amérique latine, particulièrement au Pérou.

Au début des années 1980, émergeait l’organisation politique des Shipibo-Conibo (FECONAU) qui revendiquait des droits territoriaux et culturels (Morin 1992b). Parmi les leaders de cette mobilisation, je rencontrai le chamane Questem Betsa[7]. Il avait acquis sa formation chamanique auprès de différents onanya et meraya[8], et cherchait à revaloriser le chamanisme en l’inscrivant dans la modernité. Le chamanisme shipibo-conibo n’était donc pas mort et servait de ressource à la reconstruction identitaire de ce peuple. C’était l’une des données que je rapportai en 1986 d’un terrain en Amazonie péruvienne[9]. Cette découverte m’incita à reprendre l’exploration du « gouffre » mystique bastidien que j’avais abandonnée vingt ans auparavant, et que ma rencontre avec Bernard Saladin d’Anglure, cette même année, enrichit d’un jour nouveau, avec ses hypothèses sur le 3e sexe social des chamanes et leur travestissement, visible ou symbolique, qu’il venait d’expliciter dans un long article (Saladin d’Anglure 1986). Comme le chamanisme actif avait disparu de l’aire inuit, il cherchait à vérifier ses hypothèses dans des sociétés pratiquant toujours le chamanisme ou dont les traditions chamanistes étaient encore proches. Nous décidâmes d’unir nos forces et d’entreprendre cette comparaison dans plusieurs sociétés qui répondaient à ces critères, et d’intégrer, si possible, dans notre étude les médiations religieuses et politiques contemporaines. Il s’agissait de vérifier l’affirmation de Sir John Frazer (1926) que le travestissement accompagne souvent les médiations religieuses, et d’étendre cette problématique au domaine du politique, comme le proposera ultérieurement Saladin d’Anglure (1992a). J’avais en effet convaincu ce collègue de l’intérêt du politique pour comprendre l’évolution contemporaine des peuples autochtones, dont les leaders politiques et religieux se retrouvaient chaque année à l’ONU (Genève) depuis 1982 pour participer au groupe de travail consacré à leurs problèmes[10].

Cet épisode de ma vie de chercheur scientifique solitaire illustre bien la relativité du choix des objets d’étude, et comment ces objets sont déterminés par les enseignements reçus, les maîtres rencontrés, les stages de recherche dans d’autres milieux scientifiques que ceux où l’on a été formé, les contextes de domination idéologique, politique ou religieuse dans lesquels vivent les peuples autochtones étudiés, sans compter les changements et les évolutions perceptibles dans le temps. L’important est d’en prendre conscience et de ne pas hésiter à revisiter les terrains déjà étudiés, par soi-même ou par d’autres.

Le choix d’un comparatisme multi-sites

À la différence des grands précurseurs de l’anthropologie qui faisaient du comparatisme en chambre, et des ethnographes de terrain qui leur succédèrent en privilégiant la monographie limitée à un seul terrain, nous avons voulu avec Bernard Saladin d’Anglure entreprendre une recherche comparative qui inclurait les deux groupes dans lesquels nous avions fait nos recherches sur une longue période[11]. Les Shipibo-Conibo chez qui le chamanisme prenait une visibilité nouvelle, et les Inuit qui avaient inspiré Saladin d’Anglure pour son modèle sur le « troisième sexe social ». Nous voulions y ajouter la Sibérie d’où provient le concept de chamanisme et où le travestissement des chamanes avait été décrit dans la littérature ethnographique ; cette région devenait accessible aux Occidentaux avec l’évolution politique de l’Union soviétique.

Trois facteurs nous poussèrent à choisir une approche multi-sites, pour emprunter l’expression de Marcus (1995) : le premier était la remise en question du concept de chamanisme par certains chercheurs se réclamant du post-modernisme (voir Atkinson 1992) ; le second était la mondialisation du fait autochtone, tant sur le plan politique avec la création du groupe de travail sur les populations autochtones à l’ONU (1982), que sur le plan religieux avec le développement d’un tourisme associé au néo-chamanisme ; le troisième était la montée du fondamentalisme chrétien en Amazonie et dans l’Arctique.

Recherches en Sibérie après la chute du régime soviétique

Ma collaboration avec le Département d’anthropologie de l’Université Laval me valut de la part du GETIC, dont faisait partie Saladin d’Anglure, une invitation à participer à un colloque Québec-Russie (1990) sur le fleuve Ob, portant sur le développement politique des peuples autochtones dans le Nord. Nous y avons rencontré deux leaders sibériens originaires de Yakoutie (République Sakha), qui nous invitèrent à venir faire des recherches dans leur pays. Cette première expérience nous conduisit à élaborer un projet franco-canadien sur les thèmes évoqués précédemment, impliquant Tchouktches et Youkaguires de Yakoutie, Shipibo-Conibo d’Amazonie péruvienne et Inuit canadiens.

Mais après soixante-dix ans de régime communiste, il n’était pas évident de rencontrer des chamanes sibériens encore en vie, ou prêts à discuter du travestissement chamanique, même si la littérature ethnographique russe l’attestait encore de façon détaillée jusqu’au début du XXe siècle.

Une occasion s’offrit bientôt à nous, sous la forme d’une invitation à un colloque portant sur « le chamanisme comme religion » à Yakoutsk (1992). J’y présentai une communication sur « Le chamanisme dans le processus de revitalisation ethnique chez les Shipibo-Conibo d’Amazonie péruvienne » (Morin 1992a), tandis que Saladin d’Anglure (1992b) en présentait une autre sur : « Transvestisme et chamanisme chez les Inuit de l’Arctique central canadien ». Une autre communication portait sur le transvestisme dans le chamanisme uzbek du Caucase, présentée par V. Basilov. Nous eûmes d’intéressants échanges avec celui-ci, à la suite desquels il proposa de traduire en russe et de publier l’article de Saladin d’Anglure (1992) sur le troisième sexe social des Inuit dans la revue Ethografitcheskoe Obozrenie de Moscou (Saladin d’Anglure 1994). Au congrès de Yakoutsk, se trouvait aussi Roberte Hamayon qui avait publié (1990) un très important ouvrage sur le chamanisme sibérien. Elle y renouvelait l’approche théorique du chamanisme à partir de ses recherches de terrain chez les Bouriates et des travaux publiés par les ethnographes russes au XIXe siècle et au début du XXe. Elle décelait une opposition structurale entre le chamanisme des peuples chasseurs et celui des peuples éleveurs. Chez les premiers prédominerait une logique de l’alliance avec les esprits – un esprit choisit de s’allier au futur chamane ; chez les seconds prévaudrait une logique de la filiation, où l’on hérite du pouvoir d’un ascendant chamane.

Nous avons trouvé dans ce livre de nombreuses références au travestissement, tirées des sources anciennes, mais aucune provenant d’observations récentes, si ce n’est celles de Basilov (1978). Parmi les sources anciennes citées, deux auteurs retinrent notre attention : Maria Czaplicka (1914) et Leo Sternberg (1925), qui s’étaient intéressés au travestissement chamanique et au mariage des chamanes avec des esprits. Mais pour Roberte Hamayon, seuls les chamanes hommes pouvaient contracter une alliance matrimoniale avec des esprits féminins, les chamanes femmes étant, pour leur part, possédées par des esprits masculins. Pour stimulante que fût cette thèse, elle ne répondait pas vraiment à nos interrogations sur le genre (ou sexe social) des chamanes paléosibériens que nous voulions confronter aux données inuit et qu’une ethnographe russe, Elena Batyanova, commençait à étudier chez les Tchouktches (1990). Son grand intérêt était cependant de nous fournir une base théorique et de précieuses références pour préparer une mission dans l’Arctique sibérien.

À Yakoutsk, nous avons retrouvé les deux leaders yakoutes rencontrés en 1990 sur l’Ob. L’un d’eux, membre du Conseil Constitutionnel de Yakoutie s’était inspiré de ma communication de 1990 sur le projet de déclaration des droits des peuples autochtones, discuté à Genève, pour introduire dix articles concernant ces droits dans la nouvelle constitution de la Yakoutie. Ils nous présentèrent à la ministre yakoute de la famille, Anastassia Bojedonova[12], qui nous invita à revenir à Yakoutsk, en 1993, pour participer à un autre colloque « Langues, Cultures et Avenir des Peuples Arctiques », tout en nous promettant son aide pour effectuer nos recherches dans le nord de la Yakoutie. Nous sommes donc revenus à Yakutsk pour ce colloque où je présentai deux communications conjointes avec Saladin d’Anglure ; l’une sur « Le chamane comme médiateur social et religieux » (Saladin d’Anglure et Morin 1993) et l’autre sur « Le projet de déclaration universelle des droits des peuples autochtones de l’ONU et son application aux peuples arctiques » (Morin et Saladin d’Anglure 1993a). Après des années de domination russe dans cette « république », un sentiment anti-russe était très perceptible chez les Yakoutes, qui nous accueillirent à bras ouverts, d’autant plus que le français était parlé par près de 13 % de la population. Pour préparer notre mission sur le terrain, nous avons examiné les collections ethnographiques de vêtements chamaniques conservés dans les musées de la ville, afin de savoir s’ils portaient des marques de travestissement, ce qui était le cas[13]. Mais, en dépit de l’évidence de ces marques, force nous fut de constater que les explications des ethnographes locaux, formés à l’école soviétique, attribuaient le travestissement au matriarcat primitif qui avait précédé, croyaient-ils, le patriarcat. Les chamanes hommes, après avoir enlevé le pouvoir aux femmes, auraient gardé sur leurs vêtements, disaient nos interlocuteurs, les marques du féminin, pour mieux asseoir leur autorité…

C’était d’ailleurs un peu aussi le point de vue défendu par Mircea Eliade (1950). Face à de tels arguments, marqués au coin de l’évolutionnisme social du XIXe siècle qui avait influencé non seulement Engels et Marx, mais aussi Freud et les premiers anthropologues, il n’était pas facile d’approfondir le thème du travestissement religieux. Nous parvînmes par la suite à rejoindre Cherski, port maritime de l’Océan glacial situé à l’embouchure de la Kolyma, et à y travailler avec un ancien chamane youkaguire, âgé de près de quatre-vingts ans et avec plusieurs adultes dont les parents avaient été chamanes.

Le vieil homme avait été initié tout jeune par un vieux chamane qui le portait souvent sur son dos, à califourchon (mode attesté de transmission de pouvoir chamanique), et lui avait confectionné un tambour. C’était avant que le régime communiste n’étende son emprise sur la Sibérie et n’interdise le chamanisme. Il avait dû par la suite s’inscrire au parti communiste, après avoir caché dans la toundra son tambour, qu’il allait « nourrir » régulièrement. Après le changement de régime politique, il rêvait maintenant de remettre en valeur les anciens rites religieux des éleveurs de rennes. Grâce à l’aide d’une interprète yakoute[14] et d’un autre, youkaguire[15], nous avons fait des entrevues avec lui pendant près d’une semaine, et il nous apporta son précieux témoignage sur le travestissement chamanique, à l’occasion de rituels auxquels il avait assisté[16]. Nous rejoignîmes en hélicoptère, avec lui, la brigade d’éleveurs de rennes (constituée de Youkaguires, d’Évènes et de Tchouktches) qu’il avait longtemps dirigée, avant de passer la main à son fils. L’engin se posa en pleine toundra au moment où les hommes étaient en train de rassembler une centaine de castrats pour les atteler aux cinquante traîneaux qui allaient transporter les bagages, les femmes et les enfants. Le voyage jusqu’aux nouveaux pâturages dura plus de sept heures. Le lendemain, dans le nouveau campement, nous assistâmes à un rituel destiné à honorer l’âme du renne, fraîchement mis à mort, et recueillîmes d’autres témoignages sur la persistance du chamanisme et même son renouveau. On avait ainsi décelé, chez un jeune enfant du groupe, un don de « clairvoyance », signe de son destin chamanique. L’attribution du nom d’un chamane à un enfant pouvait aussi lui donner certains pouvoirs. Une maman tchouktche qui accompagnait la brigade nous raconta comment, le soir suivant la naissance de son bébé, la femme la plus âgée de la famille avait mis sous son oreiller le bonnet en peau de renne du nouveau-né, afin que le défunt qui voulait se réincarner en lui se manifeste en rêve durant la nuit.

En échange des informations et de l’hospitalité qu’ils nous offraient, nos hôtes youkaguires nous demandèrent de présenter au Groupe de Travail sur les Populations autochtones de l’ONU, auquel nous devions participer le mois suivant, une requête signée par eux, dans laquelle ils appelaient à l’aide pour prévenir la disparition de leur peuple. Ils n’étaient plus que douze cents individus et leurs conditions de vie se détérioraient. C’est ce que nous fîmes, fin juillet 1993 (Morin et Saladin d’Anglure 1993b, 1995), avant de nous préparer pour un autre terrain, l’Amazonie péruvienne, prévu l’année suivante.

Si je me suis attardée sur ce terrain sibérien, ce n’est pas tant en raison des données ethnographiques rapportées de là-bas, somme toute assez limitées, mais de la réflexion théorique et méthodologique qu’elle suscita chez nous à propos de notre objet d’étude. L’anthropologie de cette partie du monde est très lacunaire, en dépit des efforts faits par nos collègues russes, et souffre de présupposés idéologiques flagrants. Un énorme travail reste à faire, mais dans des conditions difficiles ; certains jeunes ethnographes ont commencé à s’y employer[17].

Retour au chamanisme, dans la vallée de l’Ucayali en 1994

Depuis mon dernier séjour là-bas, deux thèses de doctorat sur le chamanisme shipibo-conibo avaient été publiées en allemand : celle d’Angelika Gebhart-Sayer (1987), et celle de Bruno Illius (1987) ; elles apportaient chacune des connaissances nouvelles et précises sur le chamanisme, ses rites et ses chants, ainsi que sur les symboles cosmologiques présents dans l’art des céramiques (Gebhart-Sayer 1985b) ; le tout fondé sur une bonne connaissance de la langue shipibo, en ce qui concerne Illius. Ces deux chercheurs avaient recueilli les précieux témoignages d’hommes chamanes shipibo-conibo en activité dans la région de Caimito et de nombreuses données sur les motifs ornant les céramiques, sur les mythes et sur le monde des esprits ; mais ils n’abordaient ni la parenté, ni l’organisation sociale, ni la question du genre et n’avaient pas approfondi le chamanisme féminin. Ces thèses, incontournables pour leur richesse ethnographique, avaient été conçues dans un esprit fort éloigné de notre démarche visant à chevaucher les frontières de ces domaines afin d’aborder le chamanisme sous ses multiples facettes. Enfin, venait d’être soutenue, à l’Université Paris X , la thèse de doctorat d’Isabelle Daillant (1994) sur la parenté et le chamanisme des Chimanes de Bolivie. Il s’agissait là d’une brillante analyse théorique du système de parenté chimane. Elle y mettait au jour pour la première fois l’existence d’un vaste réseau de parents associant les chamanes et les esprits. Daillant connaissait bien le travail d’Hamayon, et, comme elle, abordait peu la question du genre. Chacune de ces thèses apportait sans conteste des données originales aptes à étayer notre propre recherche.

Pour entrer dans le vif du sujet qui était au coeur de notre projet, la construction de l’identité de genre des chamanes, nous sommes partis des données recueillies chez les Inuit par Saladin d’Anglure (1986), montrant que le destin personnel se dessinait dès la vie utérine et que les rêves des futurs parents étaient interprétés dans ce sens. Nous avons ainsi procédé à une première entrevue avec le chamane Questem Betsa sur ce thème. Sa réponse nous surprit quand il commença à nous parler de rêves érotiques, signes, selon lui, qu’un esprit avait des relations sexuelles avec la personne endormie. C’était au chamane qu’il incombait de découvrir la nature de cet esprit. Ainsi, le propre père de Questem Betsa avait été conçu de cette façon, par les oeuvres d’un esprit invisible, un chaiconi[18] (chai « beau-frère », coni « vrai »). Un oncle maternel de l’enfant, grand chamane (meraya), diagnostiqua cette paternité, signe d’un destin chamanique et prit en charge la formation de son neveu.

Ainsi, dès la première entrevue, entrions-nous de plain-pied dans un champ encore peu abordé par l’ethnographie des Shipibo-Conibo, celui de l’alliance et de la filiation mystiques, impliquant des entités d’apparence humaine, capables de se rendre invisibles à volonté, qu’on désignait par un terme générique construit à partir du radical « chai »[19] emprunté à la terminologie de l’alliance. Cette « découverte » allait avoir des conséquences importantes pour nos recherches, en nous éloignant, dans un premier temps, du changement de sexe, du travestissement et du « troisième sexe » social[20], inspirés des données inuit et sibériennes, pour nous pousser vers la parenté mystique, dont l’existence était attestée dans les sources anciennes sibériennes, abordée dans les travaux de Saladin d’Anglure sur les Inuit, et décrite de façon très exhaustive par Isabelle Daillant, pour les Chimane de Bolivie. Daillant ne parlait cependant ni de rêves érotiques, ni d’alliance de femmes humaines avec des hommes invisibles, ni de femmes chamanes.

Chez les Shipibo-Conibo, le rêve jouait donc un rôle comparable à celui de la transe pour entrer en contact avec les esprits. Si quelques publications anthropologiques récentes proposaient une typologie des rêves, le rêve érotique n’y était que très rarement abordé. Reichel-Dolmatoff (1973) fait exception, en décrivant les relations érotiques oniriques entre humains et animaux. Nous avons décrit ailleurs (Saladin d’Anglure et Morin 1998) ce type de rêve impliquant des esprits animaux. Ils entraînaient pour la femme shipibo-conibo des grossesses monstrueuses qui donnaient lieu le plus souvent à des difformités ou provoquaient la mort pour l’enfant issu d’une telle relation, mais ils pouvaient aussi le prédisposer au chamanisme.

Nous avons voulu ensuite aborder avec Questem Betsa son histoire de vie chamanique, ses premières rencontres avec des femmes chaiconibo. Il nous raconta son apprentissage auprès de plusieurs grands chamanes, et sa longue période de purification avant de rencontrer sur un lac deux femmes dans leur pirogue, qui abordèrent son embarcation. Elles le firent monter à bord, soufflèrent sur lui de la fumée de tabac, et ils s’enfoncèrent dans l’eau, pénétrant dans le monde subaquatique[21] des chaiconibo. Elles voulaient établir avec lui des relations plus étroites, mais il préféra s’en tenir à de l’amitié, car il désirait parfaire ses connaissances avec d’autres esprits. Et il revint à son état de veille. Je me risquai alors à lui poser une question plus directe, à savoir s’il avait un esprit protecteur de l’autre sexe. Sans la moindre hésitation, il acquiesça en précisant qu’il s’agissait d’une chaiconi de la forêt. Puis à ma question sur la possibilité d’avoir une relation affective avec son esprit protecteur, il répondit que c’était possible et que plusieurs grands chamanes (meraya) avaient des enfants esprits avec leur femme esprit. Cette réponse allait bien au-delà de nos espérances, bien au-delà de l’hypothèse du travestissement chamanique en raison du sexe opposé de l’esprit auxiliaire, hypothèse retenue par Saladin d’Anglure pour les chamanes inuit, et conforme à la théorie de Sternberg (1925) pour le chamanisme sibérien. Je demandai alors à Questem Betsa comment il avait établi cette relation. Et il nous raconta sa diète de quatre mois, seul dans la forêt et les visites qu’il reçut d’un homme chaiconi arrivant en pirogue avec ses flèches à poissons. Ils devinrent amis et, un jour, il revint en visite avec sa soeur. Ils lui firent boire un breuvage particulier et l’homme lui dit qu’il aimerait l’avoir pour beau-frère (chai). Ils le firent baigner avec des plantes aromatiques afin de purifier son corps et leurs parents vinrent à leur tour lui rendre visite ; ils acceptèrent qu’il épouse leur fille et ils l’emmenèrent dans leur village…

Ce récit correspondait exactement à la façon dont se nouaient les alliances traditionnelles chez les Shipibo-Conibo. Questem Betsa ajouta que c’était comme s’il avait une seconde famille chez les chaiconibo de la forêt. Quand il vivait chez eux, il comprenait comme eux le langage des animaux et avait une capacité visuelle et auditive très supérieures à celles des humains ordinaires.

Ce témoignage nous mettait sur la voie d’un système de parenté mystique, difficile à percevoir, car associé au rêve, à la transe, au monde invisible et au secret, mais non moins réel, pour les chamanes, que le monde visible ordinaire. Il ne s’agissait ni de théâtre, ni de métaphores, ni de fantasmes, mais d’une partie de l’existence des chamanes assurant la médiation entre les humains ordinaires et les autres mondes, le monde invisible des chaiconibo, ceux des animaux ou des végétaux. On peut supposer qu’il existe de tels systèmes de parenté chamanique dans d’autres sociétés chamanistes, mais que les barrières du secret en protègent l’existence. Quand on cherche dans la littérature ethnographique amazonienne, on trouve de nombreuses et courtes mentions d’alliances matrimoniales entre un chamane et une femme esprit, mais sans plus de précision, comme s’il s’agissait d’un détail sans importance. Anne-Christine Taylor (1993) insiste sur le secret protégeant les alliances matrimoniales entre des hommes achuar et les femmes esprits tsunki, et sur la fragilité de ces liens. Mais qu’en était-il des liens existant entre les femmes shipibo-conibo et les esprits, notamment les femmes chamanes.

L’importance du chamanisme féminin chez les Shipibo-Conibo

Jusque dans les années 2000, très peu d’ethnographes mentionnaient l’existence de femmes chamanes chez les Shipibo-Conibo, autrement qu’à travers les témoignages de quelques aînés; encore était-il difficile de distinguer ce qui relevait du mythe ou de la réalité empirique[22]. Leur présence chez les Inuit[23] et en Sibérie était par contre bien documentée de même que chez d’autres peuples d’Amérique du Sud (Mapuches) ou d’Asie (Corée), nous n’avons donc pas été surpris d’en trouver dans les généalogies des hommes chamanes Shipibo-Conibo avec lesquels nous avons travaillé en 1994. Certaines de ces femmes avaient atteint, nous disait-on, un haut niveau de pouvoir et contracté des alliances matrimoniales avec les chaiconibo. Ce fait nous fut confirmé à l’occasion de notre seconde mission conjointe dans la région de l’Ucayali (1997), dans le cadre d’un nouveau projet franco-canadien intitulé « Mariage mystique, androgynie symbolique et pouvoir chamanique, chez les Inuit et les Shipibo-Conibo », qui n’incluait plus le site sibérien. Il donna lieu à une publication (Saladin d’Anglure et Morin 1998) , mais c’est en 2001 que nous avons pu travailler, pour la première fois, avec une femme chamane Panshin Beca, qui ne parlait que la langue shipibo-conibo. Elle était apparentée à Questem Betsa et vivait à une journée de navigation de ce dernier, dans une petite communauté. Dans le même temps, Anne-Marie Colpron, qui commençait un doctorat en anthropologie à l’Université de Montréal sur les Shipibo-Conibo et collaborait à notre projet, choisit d’explorer la question du chamanisme féminin. Elle rencontra au cours des années suivantes une dizaine de femmes chamanes (Colpron 2004, 2006). Le sujet était dans l’air, car une autre doctorante (de l’Université de Paris X-Nanterre), Frédérique Leclerc, s’intéressa également aux femmes chamanes et en rencontra plusieurs pour sa recherche (Leclerc 2003).

Panshin Beca tenait son pouvoir de son oncle maternel, un chamane de haut niveau (meraya), qui l’avait initiée. Elle avait été mariée une première fois à un chamane qui décéda quelques années plus tard. Elle se remaria dans sa communauté et c’est alors qu’elle fut visitée en rêve par un chaiconi qui l’épousa et l’assiste depuis dans les séances chamaniques. Mais laissons-lui la parole[24] :

J’ai un époux chaiconi qui s’appelle Menin Soi et qui vit dans la région d’Iparia. Quand il vient, je me mets à chanter. Quand je me suis baignée un jour avec la plante nihue rao, mon oncle maternel m’a donné la force et le pouvoir de l’ayahuasca et c’est ainsi que je suis devenue puissante comme une meraya [grande chamane]. Je rencontrai mon époux chaiconi dans mes rêves, il était à mes côtés. Mon mari shipibo ignorait ma relation avec le chaiconi, mais certains jours, il avait des douleurs très fortes, comme s’il avait été frappé. J’ai une fille chaiconi, Virginia. Dans mon rêve ils m’ont mis dans le vagin une petite poupée et c’était ma Virginia. Ensuite ils m’ont dit de ne pas aller avec d’autres hommes, sinon le bébé aurait une mauvaise formation, une mauvaise croissance et il sortirait mal ; après sa naissance, son père chaiconi m’a dit de ne pas la frapper, sinon elle pourrait mourir. Son père shipibo lui a donné un jour un coup sur le visage et il fut immédiatement piqué au pied par une abeille […].

J’ai nourri Virginia au sein. Mon époux shipibo sut qu’elle était une fille de chaiconi et il l’appelait yoshin baque (enfant d’esprit). Le père chaiconi s’occupe de sa fille en rêve. Je connais les membres de la famille de mon mari chaiconi, ils bavardent avec moi. Lui me dit parfois : « Allons dans mon monde! » et quand je l’accompagne, j’y vois beaucoup de gens jeunes et beaux. Ils me reçoivent comme leur belle-fille. Ils me regardent. Leurs femmes ont des blouses rouges et les hommes ont leurs chemises et leurs pantalons complètement brodés, c’est mieux que les Shipibo. Ils ont des dents en or. Leurs maisons n’ont pas de murs et autour il y a des plantes et des orangers qui poussent. On va à leur village avec une pirogue spéciale. Ce n’est pas très loin d’ici. Ce sont des chaiconibo de la forêt. Mon mari chaiconi a aussi une épouse chaiconi. Je la connais, elle ne m’aime pas. Dans mon rêve, on se dispute. Elle a avec lui plusieurs enfants. Virginia connaît en rêve ses demi-frères et soeurs chaiconibo. Mon premier mari était onanya [chamane], mais il n’avait pas d’épouse chaiconi, car il n’avait pas assez « diété »[25]. Quand je prends de l’ayahuasca je vois mes alliés chaiconibo. Cette nuit mon mari chaiconi est venu.

On est là dans un monde enchanté, proche de celui décrit par Daillant pour les Chimane, avec cette différence qu’il s’agit ici d’une femme chamane et de sa fille d’apparence humaine, née d’un père chaiconi. La fille est en relation onirique avec ses demi-germains et parents chaiconi. Quant à l’indication « cette nuit mon mari chaiconi est venu… », il s’agit de la nuit précédente durant laquelle Bernard Saladin d’Anglure et moi-même avons assisté à une séance chamanique de plusieurs heures, à laquelle participait également le mari chamane de Virginia, donc le gendre de Panshin Beca ; il possédait de son côté une seconde épouse chaiconi qui vint aussi lui rendre visite cette nuit-là. Nous avions passé toute la nuit à enregistrer les chants chamaniques très mélodieux, au milieu de fumée de tabac et d’odeur d’ayahuasca. Les chamanes humains alternaient chants, transes douces et conversations entre eux et avec leurs conjoints invisibles, évoquant même notre présence[26]. Cette expérience renforça notre conviction de l’importance d’une approche holiste du chamanisme et de la prise en compte de l’impact de notre présence dans l’interaction humains-esprits.

Conclusion : pour une approche holiste du chamanisme

À l’aide d’un exemple tiré de notre ethnographie amazonienne, je voudrais revenir sur la façon dont nous avons progressé dans l’étude du chamanisme en explorant la question des noms personnels à première vue sans rapport avec lui. J’ai déjà mentionné plus haut, à propos des Tchouktches (de la Kolyma), que les noms personnels pouvaient être choisis à la suite d’un rêve dans lequel un ancêtre décédé manifestait son désir de revivre dans un enfant nouveau-né. J’ajouterais à cela qu’un chamane pouvait aussi exprimer de son vivant le souhait que son nom soit donné à quelqu’un de sa descendance. Saladin d’Anglure (1970, 1986) avait déjà relevé des faits comparables chez les Inuit. Mais dans le présent exemple, il s’agit d’un cas plus complexe : la manifestation en rêve, du désir d’une femme esprit chaiconi, née des relations d’un chamane shipibo-conibo avec une épouse chaiconi, de voir transmis son nom et son souvenir dans la descendance humaine du chamane. Voici les faits : à Paoyan, où de puissants chamanes résidaient encore, nous eûmes la chance de recueillir en 1994 l’histoire de la jeune Nete Rama – elle avait alors une dizaine d’années – de la bouche de son frère aîné. Avant sa naissance, leur père, Tomás Ramirez, tomba malade et fut visité en rêve par une jeune femme qui le salua par son nom shipibo. Surpris, il lui demanda qui elle était et comment elle connaissait son nom.

Je suis Nete Rama, ta demi-soeur, mais tu ne m’as jamais vue, car ton père chamane avait une autre épouse que ta mère, une chaiconi et je suis née une année avant toi. Mais maintenant que notre père est décédé, j’aimerais que les membres de ta famille me reconnaissent comme une des leurs.

Tomás se réveilla très troublé, et il fit venir un de ses oncles chamane pour lui demander le sens de son rêve. Celui-ci lui confirma que son père avait eu une épouse chaiconi, mais il ignorait qu’il en avait eu une fille. Quelque temps après, un autre chamane du village, Manuel Mahua, apparenté lui aussi à la famille de Tomás, reçut la visite, au cours d’une transe, de la même Nete Rama, et il lui confirma qu’elle était bien sa demi-soeur, et qu’il serait bon que le nom de celle-ci fût donné à son enfant à naître. C’est ainsi que quelques mois plus tard l’enfant nouveau-né reçut le nom de Nete Rama.

La conversion ultérieure à l’évangélisme de Tomás interrompit cependant le processus de resserrement des liens entre sa famille et sa parenté chaiconi, prélude, selon toute probabilité, à l’émergence d’une vocation chamanique pour la petite Nete Rama. Tomás avait alors tenté de rejeter le passé chamanique de sa famille et répondit avec réticence à nos questions ; il venait même de convaincre son beau-frère chamane (le frère de sa femme, marié à sa soeur), de se convertir lui aussi à l’évangélisme. Mais 13 ans plus tard (2007), Tomás nous apprit que son beau-frère était revenu au chamanisme et qu’il avait lui-même pris ses distances avec les Évangélistes.

À travers l’exemple de Nete Rama, homonyme de la demi-soeur chaiconi de son père, et celui de Virginia, fille de l’époux chaiconi de Panshin Beca, sa mère chamane, on voit comment débute la construction de l’identité individuelle et sexuée de la personne shipibo-conibo, dès la vie foetale, et comment elle prend sens à travers une série de visions chamaniques ou de communications oniriques avec les esprits. Mais c’est toujours le chamane qui interprète la volonté des esprits. On peut très facilement passer à côté de cette réalité invisible qui possède toujours une composante sociocosmologique. Ce n’est qu’en revenant sans cesse sur les données recueillies et sur le lieu de leur collecte, avec des points de vue pluriels et complémentaires et une même méthodologie, que peu à peu cette réalité, imperceptible au premier regard, a pu prendre forme, en dépit des profonds changements qui ont affecté les trois peuples concernés par cette recherche multi-située. Ce sont essentiellement nos découvertes amazoniennes qui nous ont permis de développer de nouveaux projets de recherche comparative[27] en rapport avec le chamanisme et les nouvelles formes de médiations religieuses et politiques.