Corps de l’article

Introduction

L’économie a constitué un domaine de choix des études anthropologiques sur les sociétés socialistes de l’ancien bloc soviétique. L’éventail des thèmes abordés a été très large : de l’économie des zones non coopérativisées (Beck 1979) aux coopératives agricoles (Kideckel 1976 ; Hann 1980 ; Humphrey 1983), des ouvriers (Burawoy et Lukacs 1992) aux paysans-ouvriers (Kideckel 1993), de l’économie informelle (Sampson 1986) à la planification socialiste (Sampson 1984). Après la chute des régimes communistes, le champ s’est élargi encore pour inclure, en complément aux thèmes, classiques dans les années 1980, de la production et de la circulation des biens, la consommation (Drazin 2002), ou encore la relation entre les processus économiques et l’identité (Berdahl 1999 ; Creed 1995), les relations de genre (Pine 2002) ou les relations interethniques (Stewart 1997). En même temps, bien que les perspectives adoptées dans les analyses anthropologiques des transformations économiques postsocialistes soient aussi diverses que les thèmes abordés, elles se sont orientées de plus en plus vers l’exploration des narrations, des discours et de la construction des subjectivités (Berdahl 1999 ; Hsu 2001 ; Dunn 2004).

En prenant comme matériel ethnographique quelques analyses parmi les plus fécondes des transformations économiques postsocialistes, l’article se penchera sur la manière dont le socialisme et le postsocialisme y sont conçus. Étant donné le foisonnement des travaux anthropologiques sur les transformations économiques postsocialistes, l’article ne se propose pas d’en fournir une revue exhaustive, mais se concentre plutôt sur quelques travaux qui illustrent des tendances plus larges de ce champ d’étude. Les oeuvres choisies appartiennent à des voix parmi les plus éminentes et autoritaires de l’anthropologie de l’Europe de l’Est. Ce sont aussi des oeuvres qui présentent des théories explicites sur le socialisme et le postsocialisme et qui, de par le haut niveau théorique auquel elles se tiennent, sont susceptibles de faire école. Leur influence sur l’anthropologie du postsocialisme risque d’être déterminante, car elles portent sur les concepts les plus généraux qui sous-tendent implicitement ce champ d’étude même si ce n’est pas toujours explicite. Comme les analyses sélectionnées se concentrent sur l’Europe de l’Est, l’article ne prétend pas couvrir aussi la littérature concernant la Chine et son économie de marché, qui ainsi pourra constituer l’objet d’une enquête ultérieure.

Dans les deux premières parties, l’article réalise une lecture critique des analyses sélectionnées et avance qu’elles ont recours à une vision implicite du « marché » même quand elles portent sur la production, et non seulement sur l’échange. Véritable trou noir analytique, le marché y est utilisé pour indiquer tant un principe moteur de l’économie que la finalité inéluctable des sociétés contemporaines. Paradoxalement, en dépit de leur vision très nuancée du passé socialiste, ces analyses ont recours à une vision du marché largement essentialiste, anhistorique, et insensible aux rapports de pouvoir qui participent à la construction sociale de cette forme d’échange.

En partant de propositions pour voir le « marché » comme étant tout aussi « social » que d’autres formes d’échange, l’article propose, dans la troisième partie, de démystifier le concept de « marché » en y introduisant les agents et les rapports de pouvoir concrets. Dans la quatrième partie, le « socialisme réellement existant » est utilisé pour jeter une nouvelle lumière sur le « néolibéralisme réellement existant » et pour mettre plus profondément en question la distinction classique, mais galvaudée, entre marché et Plan. L’article avance que c’est seulement en prenant en compte les agents et les rapports de pouvoir courants que l’on peut sortir de la question de l’ordre qui semble hanter les analyses étudiées, et ainsi entamer une véritable analyse du changement qui traverse la période postsocialiste. Pour ce faire, les analyses anthropologiques du postsocialisme doivent non seulement rendre explicite la notion de marché à laquelle elles ont recours, mais aussi s’efforcer de la déréifier. Sinon, on risque de faire tout simplement écho à la vision dominante qui fait du marché la manière « naturelle » dont l’économie et la société fonctionnent (Frank 2000 ; Polanyi 2001).

Un socialisme réellement existant?

L’analyse anthropologique du socialisme la plus explicite et synthétique a été développée par Katherine Verdery. Très tôt après la chute des régimes communistes en Europe de l’Est, Verdery (1991) défendait la nécessité de comprendre « l’ordre social qui prévalait antérieurement », le socialisme, comme point de départ nécessaire des analyses portant sur ce qui suivait, « la transition du socialisme ». C’est pour cela qu’elle a essayé de développer un modèle théorique, un « idéal-type » du socialisme qui mette en évidence la dynamique du socialisme réellement existant, ses « lois de fonctionnement » de base.

Elle part du constat que le socialisme est basé sur l’appropriation, à travers le Plan, du produit social par la bureaucratie centrale de l’appareil de parti et d’État. Comme la légitimité de cette appropriation repose sur la capacité de la bureaucratie centrale à redistribuer une partie des ressources vers la population, la dynamique centrale du socialisme réside dans « l’impératif d’accroître la capacité d’allocation de la bureaucratie centrale » (Verdery 1991 : 421). Cette dynamique se reflète dans le comportement des cadres se trouvant à la tête des entreprises socialistes. En suivant l’analyse de l’économiste hongrois Joseph Kornai, Verdery déduit les caractéristiques des entreprises socialistes du fait qu’elles sont régies par le Plan central. Les entreprises socialistes se trouvent à la fois sous de faibles contraintes de budget et de demande et de fortes contraintes de production. Ainsi, d’un côté, bien qu’il surévalue les capacités de production et qu’il augmente les objectifs d’année en année, le Plan permet aussi aux entreprises de continuer de fonctionner, même si elles ont une mauvaise performance. D’un autre côté, en anticipant les objectifs fixés par le Plan, les entreprises surévaluent leurs besoins et commencent à amasser des matériaux et de la main d’oeuvre, entraînant des manques ailleurs dans le système. Il en résulte une « économie de la pénurie », dans laquelle les entreprises réussissent en même temps à amasser des matériaux et à connaître des problèmes périodiques d’approvisionnement.

La compétition spécifique du socialisme se développe ainsi entre les bureaucrates se trouvant à différents niveaux de l’appareil de Parti et d’État, et qui essayent de maximiser leur capacité allocative en amassant des ressources sous leur contrôle. Cela fait qu’à l’intérieur des sociétés socialistes, le pouvoir n’est pas circonscrit au centre, mais, au contraire, dispersé à partir du centre (l’apex) vers les niveaux inférieurs des bureaucrates, mais aussi, plus bas encore, des ouvriers. Comme il est dépendant des échelons inférieurs des bureaucrates pour la réalisation du Plan, l’État central est « faible ». Qui plus est, comme la compétition pour les ressources entre les cadres porte aussi sur la main d’oeuvre des ouvriers, qui devient alors une ressource rare, ces derniers disposent d’une importante force de levier qui affaiblit encore plus l’État central.

Même si Verdery réalise une remarquable synthèse des processus qui ont traversé le socialisme réellement existant et des rapports de pouvoir qui l’ont sous-tendu, son analyse ne nous dit, malheureusement, quasiment rien sur l’ancrage des économies socialistes dans la conjoncture mondiale et historique plus large. Les contraintes d’une analyse centrée sur les points communs des socialismes développés dans les différents pays imposent, certes, une certaine occultation narrative des variations locales et temporelles. Il est toutefois important de remarquer que nombre d’éléments de la conjoncture mondiale et historique plus large sont communs aux anciens pays socialistes. À ce chapitre, on pourra noter la conjoncture politique et économique nationale reflétée dans la répression politique et la réorganisation économique de la fin des années 1940 et des années 1950, la période d’industrialisation, de croissance et le « relâchement » économique et politique des années 1960 et 1970, ainsi que la crise des années 1980. Sur le plan trans- et international, on pourra noter l’endettement externe de ces pays, surtout auprès du FMI, à partir des années 1970, les crises mondiales de 1973 et 1982 et les contraintes croissantes que ces dernières ont imposées sur les États en termes des coûts de l’énergie et du financement, ou encore la désindustrialisation et la réorientation tertiaire des économies des pays occidentaux à partir des années 1970 (Harvey 2005).

Parler d’un « modèle théorique » et d’un « idéal-type » du socialisme, de sa « logique » et de sa « loi de fonctionnement » (Verdery 1991 : 420) favorise l’effacement non seulement des variations dans le temps des configurations des rapports de pouvoir à l’intérieur des économies socialistes, mais aussi des variations dans le temps et entre pays de la place occupée par les économies socialistes dans l’économie mondiale. Qui plus est, en faisant « un » des socialismes variés, on prépare le cadre pour des oppositions très contrastées entre « le socialisme » et « le capitalisme ». En effet, à l’ombre de l’esquisse de la logique des entreprises socialistes réalisée par Verdery se trouve l’opposition sous-jacente entre ces dernières et les entreprises capitalistes. À la différence des entreprises socialistes, les entreprises capitalistes seraient caractérisées par des contraintes de budget fortes et des contraintes sur la demande plutôt que sur l’approvisionnement. Grâce à ces contraintes, les entreprises capitalistes développent des « mécanismes internes disciplinaires » qui semblent manquer à l’intérieur de leurs pendants socialistes (Verdery 1991 : 422).

Cette opposition entre entreprises socialistes et capitalistes se greffe sur une opposition tout aussi contrastée entre « Plan » et « marché » en tant qu’instances de régulation du socialisme et du capitalisme respectivement. Cette opposition est développée dans des écrits ultérieurs de Verdery sur les transformations postsocialistes en Roumanie. Bien que le capitalisme ne soit pas vu comme l’aboutissement nécessaire du postsocialisme (Verdery 1996 : 181 ; Burawoy et Verdery 1999), il est présenté comme un « système basé sur le marché » qui « règle le flux de la richesse très différemment de l’économie planifiée du socialisme » (1996 : 181). Comme d’autres processus économiques, les prix, par exemple, sont réglés sous le socialisme par l’intervention politique et non pas à travers « l’offre et la demande ». En faisant écho à ces modes de régulation opposés (intervention politique et loi de l’offre et de la demande), la manière dont les populations des sociétés socialistes conçoivent les évènements économiques et celle qui est courante dans les « économies avancées » sont tout à fait différentes. En fait, tandis que dans les premières les évènements économiques sont conçus comme étant l’oeuvre d’agents concrets, en l’occurrence de ceux qui dirigent le système politique, les « marchés des économies avancées » semblent invisibles, considérés comme allant d’eux-mêmes (taken-for-granted) et hors des actions des agents concrets.

Cette dichotomie entre socialisme et capitalisme sous-tend, paradoxalement, un retour inattendu de la vision téléologique tant critiquée et que les anthropologues, dont Verdery, ont vue comme nourrissant les analyses en termes de « transition vers l’économie de marché » entreprises dans d’autres disciplines (Burawoy et Verdery 1999). En effet, selon Verdery, comme les populations des anciens pays socialistes se trouvent, après la chute du régime, sous l’effet du « jeu des forces du marché » (Verdery 1996 : 180 et infra), elles sont appelées à développer des « conceptions radicalement nouvelles de l’économie et de la place de l’argent dans la vie des gens ». Notamment, elles sont vouées à s’aligner sur la « sensibilité de marché » qui prévaut dans le monde économiquement « avancé ». Le marché est posé ainsi simultanément comme cause (les « forces du marché ») et comme effet et finalité des transformations (la « sensibilité de marché »). Mais en faisant cela, c’est comme si, en partant de la fin qui devrait être atteinte (le marché), on en déduisait la direction que prendront les transformations postsocialistes. Autrement dit, ce qui est inconnu n’est pas vraiment la fin des processus de changement, mais les modalités selon lesquelles se réalisera le changement. Qui plus est, l’appel au fétichisme du marché propre aux sociétés occidentales obscurcit la manière dont l’auteure elle-même se positionne par rapport à la notion de marché. Car le marché est utilisé non seulement en référence à une figure du discours populaire, mais il constitue aussi une figure du discours analytique. Bien que les « forces du marché » constituent bel et bien un élément explicatif, aucune référence n’est faite aux agents concrets qui, pourtant, composent ces forces. C’est comme si la fétichisation de la marchandise et du marché diffusait des « économies avancées » à l’analyse elle-même…

Un capitalisme postfordiste?

Une vision similaire du socialisme et du capitalisme est avancée par Elisabeth Dunn dans son livre sur la transformation postsocialiste du travail et de la classe ouvrière en Pologne (2004). En partant d’une perspective foucaldienne, le livre de Dunn se propose d’analyser la constitution, dans les anciens pays socialistes, de nouveaux types de personnes, soit les « ouvriers flexibles, agiles, autorégulateurs » qui prévalent dans le capitalisme néolibéral postfordiste[1]. Pour cela, elle met en opposition les modèles de production et d’investissement, mais aussi les fondements mêmes de ce que veut dire être une personne, sous le socialisme et « l’économie de marché » respectivement. Cette opposition est tranchante, car, nous dit-elle, « entre 1945 et 1989, les pays du pacte de Varsovie et les démocraties de marché occidentales ont connu des formes de gouvernementalité radicalement différentes » (ibid. : 6). Dans sa perspective, les transformations postsocialistes sont parties prenantes de la mondialisation, un processus qui suppose l’adoption des mêmes systèmes de gouvernementalité et de régulation que celles qui prévalent à l’Ouest. Cela se réalise, entre autres, à travers les tentatives, de la part des compagnies occidentales implantées en Europe de l’Est, de transformer les employés locaux en « êtres auto régulateurs », en promouvant notamment les habitudes, les goûts et les valeurs du capitalisme flexible et postmoderne.

Dunn peint, tout comme Verdery, un tableau très riche et nuancé du socialisme. Elle commence ce tableau en démontant les analyses qui voient dans le système de production socialiste une simple réplique du système « fordiste » des économies occidentales. D’après elle, bien qu’officiellement adoptées dans les économies socialistes, les techniques disciplinaires tayloristes ont débouché, en l’Europe de l’est, sur une expérience du travail totalement différente de celle qui prévalait dans les sociétés capitalistes. En effet, le cycle pénurie-stockage caractéristique des économies planifiées rendait l’expérience du travail très différente de la continuelle surveillance et de l’effort soutenu qui caractérisaient les entreprises capitalistes. Dans les entreprises socialistes, le processus de travail alternait entre des périodes d’inaction correspondant à la pénurie et des périodes d’activité frénétique lors de l’arrivage des matériaux vers la fin des périodes de planification.

Qui plus est, grâce à l’existence du Plan et des processus de négociation, de pénurie et de stockage qu’il entraînait, les ouvriers se trouvaient, sous le socialisme, dans une relative position de pouvoir. D’un côté, les cadres se trouvaient dans une position affaiblie par rapport à leurs collègues occidentaux du fait que les décisions majeures concernant leurs entreprises étaient prises, du moins officiellement, non pas à leur niveau mais au niveau du Plan central. D’un autre côté, la pénurie ramenait le contrôle du processus de travail vers les niveaux inférieurs et particulièrement vers les lieux de travail, où tant les cadres que les ouvriers devaient improviser de manière créative afin de réaliser, avec les moyens disponibles, les objectifs du plan[2]. Finalement, sous le socialisme, les ouvriers disposaient de pouvoir politique. D’un côté, l’idéologie du régime fondait la légitimité du contrôle exercé par le Parti sur la société et ses ressources, sur sa capacité de redistribution des bénéfices envers la classe ouvrière. D’un autre côté, comme le travail était une ressource rare convoitée par les chefs d’entreprises, qui en dépendaient afin de réaliser les objectifs du Plan face aux aléas du processus de production, les ouvriers disposaient d’un réel pouvoir de négociation face à l’État et aux cadres. Il en résulte que la présence du Plan faisait des lieux de travail socialistes des endroits où la distribution du pouvoir, l’expérience du travail et la construction des ouvriers en tant que personnes étaient radicalement différentes de celles qui prévalaient dans les sociétés capitalistes occidentales.

Cette analyse poussée du socialisme n’est toutefois pas reproduite dans le cas des développements postsocialistes. Pour Dunn comme pour Verdery, le capitalisme néolibéral, et sa logique postfordiste s’imposent en Europe de l’Est avec une force implacable. Cela suppose non seulement que les directeurs essayent de transformer leurs employés en des travailleurs qui se dirigent, s’activent et se surveillent eux-mêmes, mais aussi que tout ce qui varie par rapport au cas occidental est non pas la finalité de la transformation, mais la manière spécifique dont les employés réaliseront cette transformation. Encore une fois, on décèle, bien caché sous des analyses autrement très nuancées, une vision téléologique des transformations postsocialistes. Cela vient, du moins en partie, du fait que, tout comme l’analyse de Verdery, l’analyse de Dunn fait appel, dans l’ombre du concept central de son analyse, le postfordisme, à la notion de « marché ». C’est ainsi que le postfordisme, une notion qui offre une précision accrue du fait qu’elle correspond à une phase historiquement spécifique du capitalisme et qu’elle se concentre sur les processus de production, laisse la place (sous la rubrique de « l’économie de marché », des « conditions de marché » ou encore de la « discipline de marché ») à une notion de « marché » plus englobante mais aussi plus vague et qui se concentre sur les processus d’échange. Dans cette analyse, l’économie de marché, tout comme le postfordisme, est un phénomène imminent qui impose, demande et fait évoluer les transformations dans une direction donnée.

Par ailleurs, si dans le cas du socialisme, on nous encourage à regarder tant le modèle (le fordisme) que la configuration effective des relations de pouvoir, curieusement, dans le cas du postsocialisme, il semble qu’il suffise de considérer seulement le modèle (le postfordisme). Les relations de pouvoir qui y prennent place sont passées sous silence, ou du moins on fait comme si elles étaient déjà bien connues. On peut seulement déduire, en creux de l’analyse du socialisme, que l’économie postfordiste est une économie où les managers disposent d’un pouvoir important, car, à la différence de leurs homologues socialistes, ils n’ont pas à subir la diminution de leur pouvoir par le Plan. Quant à eux, les employés locaux n’ont d’autres choix que de « répondre », bien que de manière originale et inattendue, aux nouvelles manières capitalistes de constituer le soi et les personnes. Dans la perspective postfordiste du postsocialisme (belle symétrie des « post »!), le socialisme devient, de par les conceptions particulières de la personne qu’il a engendrées, une source d’originalité culturelle capable de fournir actuellement un nouveau modèle pour remplacer le modèle capitaliste dominant. Mais si l’originalité culturelle du postsocialisme est justement sa source socialiste, qu’en est-il de son originalité sociale, pour ainsi dire, en particulier en ce qui concerne les rapports de pouvoir à l’intérieur de l’économie et des entreprises? Sur cela, l’analyse de Dunn reste silencieuse. Admettant que les managers américains se trouvent, dans les entreprises polonaises, dans une position de pouvoir similaire à celle qu’ils ont à l’intérieur des entreprises américaines, il reste à savoir comment on en est arrivé là et quels sont les mécanismes, tant discursifs que non discursifs, et les rapports de pouvoir qui contribuent à l’émergence et à la reproduction de cet état de fait. Elle montre bien la manière dont les conceptions des ouvriers polonais s’opposent à celles des managers américains. Mais elle ne développe pas, dans la même mesure que dans son analyse du socialisme, un raisonnement sur les processus plus généraux qui ont débouché sur et qui entretiennent la difficile place qu’occupent actuellement les ouvriers dans la trame sociale locale.

Ce biais dans l’analyse de Dunn vient du fait que son analyse des transformations postsocialistes est nourrie par une vision foucaldienne qui conçoit le pouvoir comme gouvernement, et les pratiques comme des techniques. Dunn conçoit la logique du socialisme comme étant informée, en dernière analyse, par la manière dont le produit social fait l’objet d’une appropriation, d’un contrôle et d’une distribution dans la société, d’où elle déduit aussi l’expérience du travail et les types de personnes qui lui correspondent. Mais rien de tel n’est présent dans son analyse du postsocialisme. À la place des pratiques et des rapports de pouvoir développées autour de la production et de la distribution du produit social, on reste avec les techniques disciplinaires des managers, la manière dont les ouvriers se gouvernent eux-mêmes et la forme plutôt que le contenu du pouvoir. Curieusement, l’analyse fait écho non seulement au pessimisme politique actuel (le seul choix disponible est entre différents types de subordination [Dunn 2004 : 164]), mais aussi à la vision dominante sur la manière dont le pouvoir est distribué dans la société et sur la façon dont l’économie fonctionne. Obscurcissant le rôle des acteurs puissants et de leurs pratiques concrètes dans le gouvernement de l’économie et des personnes, l’analyse donne à penser que le pouvoir des managers et du capital sur les travailleurs se reproduit principalement à travers le gouvernement qu’exercent les travailleurs eux-mêmes sur leur propre comportement. Or, on peut se demander ceci : que fait-on alors du pouvoir de négociation des multinationales, des pressions informelles et du lobbying que les grandes compagnies exercent sur les gouvernements et les organisations internationales et supranationales, des astronomiques sommes investies dans la publicité de la part de ces mêmes compagnies, de l’emprise des intérêts privés sur les médias, de la répression musclée de la part des forces de l’ordre des démonstrations allant contre les intérêts privés, etc.

Finalement, nous pouvons aussi nous demander si le postfordisme et l’économie de marché sont les mêmes dans des endroits tels que la Malaisie et le Mexique, et dans des endroits tels que les États-Unis et la France. Si certains processus discursifs de construction de personnes sont les mêmes dans un cas et dans l’autre, les cadres matériels de la vie des travailleurs dans un cas et dans l’autre ne le sont pas. Bien que la domination, l’exploitation et les techniques disciplinaires soient mises en marche dans les deux cas, on n’a pas la même expérience du travail et on ne construit pas le même type de personnes quand on gagne un dollar par jour et quand on en fait cinquante. Comme l’avancent certaines analyses, il y a plusieurs types de flexibilité engendrés par le capitalisme contemporain (Atkinson 1984 ; Mercure 1997). Les ouvriers analysés par Dunn, par exemple, se trouvent à l’intérieur d’une configuration de pouvoir très spécifique, celle d’une économie avec un taux de chômage de 17 % où les perspectives de trouver de l’emploi dans d’autres industries sont minces. Cela limite la mobilité des employés et rend encore plus importante leur dépendance par rapport à la compagnie et ses supérieurs (Dunn 2004 : 125). Plus généralement, et tel que le montre Kideckel pour le cas de la Roumanie, les ouvriers industriels se trouvent après 1989 dans le contexte d’une baisse significative de leur statut social et d’accroissement des inégalités de classe (Kideckel 2002). Ainsi, pour comprendre le postfordisme et ses variations, il faut prendre en compte les contextes locaux très spécifiques sur lesquels le néolibéralisme a pu greffer sa remarquable avancée, dont, particulièrement significatif pour une discussion en termes de rapports de pouvoir, l’autoritarisme qui a été souvent utilisé pour imposer l’orthodoxie du marché qui reste à sa base (Harvey 2005).

Le marché bon à penser?

Paradoxalement, quand des anthropologues telles que Dunn ou Verdery se sont penchées sur le socialisme, elles sont parties de sociétés apparemment très ordonnées (grâce à l’emprise idéologique du Parti), mais elles ont trouvé le désordre des sociétés qui faussent les visées du pouvoir. C’est ainsi qu’elles sont parvenues à analyser les changements parfois subtils qui ont fait dévier les sociétés du bloc soviétique d’une voie qui semblait tracée d’avance. Mais tout aussi paradoxalement, quand les mêmes anthropologues doivent donner un sens à des transformations qui affectent ces sociétés après la chute du régime, elles semblent être moins portées à remettre en questions les visions dominantes et à contester véritablement l’apparente inéluctabilité du « marché » et de la « mondialisation ». Au contraire, elles s’interrogent sur la manière dont les nouvelles forces (« du marché ») arrivent à transformer les sensibilités et les subjectivités des populations affectées, autrement dit, sur la manière dont un nouvel ordre est imposé. Le désordre et le changement sortent ainsi du tableau[3]. C’est ainsi que, en transformant la question du changement en celle de l’ordre, on retourne à une problématique qui ressemble plus aux théories fonctionnalistes et au conservatisme social des années 1940-1950 qu’aux théories du changement et à l’effervescence sociale des années 1960-1970[4]!

Il y a ainsi un parallèle significatif à faire entre, d’une part, la façon dont Verdery gomme les rapports de pouvoir correspondant à l’avancée du « marché » en Roumanie et, d’autre part, celle dont Dunn gomme les rapports de pouvoir soutenant la mise en place du « postfordisme » et de « l’économie de marché » en Pologne. Toutes les deux sont, en fait, préoccupées plutôt par le problème de l’ordre que par celui du changement en tant que tel. Pour elles, la question est non pas simplement « comment les sociétés postsocialistes changent-elles? », mais comment une « sensibilité » ou une « discipline » de marché se développent localement. Elles cherchent ainsi à comprendre les processus à travers lesquels le nouvel ordre du marché prend la place de l’ancien, en se concentrant tant sur les essais dans ce sens de la part des nouveaux maîtres, que sur les réactions des populations locales à la suite de ces essais. La question du changement, qui, en soi, est ouvert et pourvu d’un résultat inconnu, et qui implique aussi un certain degré de désordre, est remplacée par la question de la manière dont se construit un ordre connu à l’avance.

Cela résulte du fait que l’appel à des notions telles que la « sensibilité de marché » (Verdery 1996 : 183) ou la « discipline de marché » (Dunn 2004 : 27) sans la qualification du « marché » dont on parle ne fait que contribuer à réifier le marché. En fait, comme le remarque Chris Hann, bien des études anthropologiques portant sur les transformations postsocialistes « traitent le “marché” comme un agent indiscutable de la présente vague de réformes » (Hann 1992 : 246). En faisant écho à l’importance croissante des perspectives formelles et esthétiques sur les réseaux (voir les études de Riles 2000 et de Strathern 1996), mais aussi à la tradition substantiviste en anthropologie économique (Hann 1992 : 246) et à l’analyse formaliste de Kornay, ces études font appel à un « principe de marché » qui est par définition abstrait et dissocié des relations sociales courantes[5]. C’est comme si l’occultation des relations de pouvoir propre au capitalisme occidental se déplaçait du discours dominant pour teinter la manière dont la notion de marché est utilisée dans l’analyse elle-même.

Ces analyses s’approchent ainsi dangereusement des analyses en termes de « transition à l’économie de marché », car, tout comme ces dernières, elles posent le « marché » comme un modèle idéal à atteindre par les sociétés postsocialistes. Comme leur point d’arrivée est une « économie de marché sans adjectif » (Chavance 1994 : 156), ces analyses essaient non pas de rendre compte des transformations locales concrètes, mais de rechercher, dans la réalité, ce qui correspond ou non au type idéal du « marché », ou encore, ce qui contribuerait ou s’opposerait à l’évolution vers « l’économie de marché ». Comme d’autres analyses qui les ont précédées, elles effectuent non pas une analyse du marché, mais elles utilisent le modèle du marché pour expliquer les phénomènes observés (Lie 1997 : 343).

Le problème avec ce type d’analyses vient en large partie de la manière dont elles conçoivent le « marché ». Pour elles, le marché n’est plus une institution parmi les autres qui composent la société, mais c’est le principe fondamental de l’organisation sociale (Slater et Tonkiss 2001). Comme le « marché » des économistes classiques, le marché de ces analyses part d’une vision abstraite et « à distance » (Burawoy 2001) qui peut être appliquée de manière universelle, mais qui ne permet pas la compréhension des marchés réellement existants (Lie 1997 : 342 ; Dilley 1992 : 3). On arrive ainsi à ne plus parler de marchés, mais de ce que Carrier appelle « l’idée du Marché », à savoir un modèle idéal, un « occidentalisme » à travers lequel l’Occident lui-même est idéalisé (Carrier 1997 : 31, 32).

Plusieurs contributions en sociologie et en anthropologie économiques des deux dernières décennies ont pourtant épinglé une telle conception du marché. En partant d’une vision en termes « d’insertion sociale » des relations marchandes, Granovetter (1985) conçoit les institutions économiques, dont le marché, comme n’apparaissant pas automatiquement dans une forme prédéterminée, mais comme étant « des constructions sociales » qui « mobilisent des ressources à travers les réseaux sociaux » (Swedberg et Granovetter 1992). Il en résulte, à l’encontre d’une vision unificatrice et homogénéisante du marché que, en fonction de la configuration des réseaux interpersonnels des principaux acteurs qui s’y retrouvent, les marchés peuvent prendre des formes très différentes. Les marchés sont ainsi « fortement variables, dépendants de contextes et dynamiques » (Slater et Tonkiss 2001 ; Chavance 1994 : 42, 165). C’est ainsi qu’en partant de ces variations dans les configurations du marché, on doit aussi prendre en compte la variation dans l’espace et le temps des « sensibilités » et des « disciplines » qui en ont résulté et non pas s’y référer comme à des notions invariables et à référent unique.

Tandis que les sociologues se sont efforcés de montrer les variations existantes parmi les marchés occidentaux, les anthropologues ont exploré ces variations au-delà des sociétés occidentales. Dans un article devenu classique, Appadurai voit l’échange marchand comme un échange qui comprend, certes, un aspect impersonnel et centré sur l’objet, mais qui n’est pas situé pour autant au-delà de la société et la culture. En fait, la définition de ce qui peut être échange, où, quand et par qui, « est une affaire sociale » (Appadurai 1986 : 11). Cet ancrage social et culturel de l’échange marchand ne fait pas de lui, pour autant, l’apanage d’une certaine société et d’une certaine culture (à savoir, occidentale). Incluant non seulement l’échange qui passe à travers l’utilisation de l’argent (propre seulement à certaines sociétés) mais aussi le troc (rencontré dans une large variété de sociétés à travers l’espace et le temps), l’échange marchand est transculturel. Il est présent, bien qu’à des degrés variables, non seulement dans les sociétés occidentales industrielles, mais aussi dans d’autres temps et lieux, dans le passé des sociétés occidentales ou encore dans les sociétés non occidentales.

Ainsi, comme plusieurs critiques de la notion de marché l’ont avancé, il ne faut pas considérer les marchés comme des instances d’un Marché abstrait, vu comme objet anhistorique. Comme « tout marché réel est un marché local » (Dilley 1992 : 8 ; Humphrey et Mandel 2002), ce qu’il s’agit d’étudier ce sont ces marchés locaux et non pas les écarts spécifiques par rapport à un modèle idéal constitué en standard unique. En faisant cela, il faut bien se garder de considérer les marchés comme des « agents sociaux » capables de produire des « effets ». Tout au contraire, il faut déréifier les marchés et les concevoir comme « des constructions culturelles » et non pas comme « des essences avec des capacités révolutionnaires de transformation sociale » (Dilley 1992 : 12). Ces constructions sociales comprennent les représentations symboliques que les acteurs qui y participent développent sur leurs relations (les « sensibilités » de Verdery), ainsi que l’ensemble de rapports sociaux concrets qui s’établissent entre eux. Comme, en l’absence d’un modèle idéal, il n’y a pas de standard qui nous permettrait de distinguer entre le côté « marché » et le côté « à l’extérieur du marché » (social) de ces rapports, il en résulte que le marché est tout aussi « social » que la parenté et la religion. Si « le monde social est tout entier présent dans chaque action « économique » (Bourdieu 2000 : 13), les relations marchandes sont alors à voir non pas seulement comme étant « insérées » dans des relations sociales, mais aussi comme étant constituées de relations sociales, comme étant des relations sociales.

Si, à côté des réseaux de relations personnelles considérés par Granovetter, on tient aussi compte les rapports de pouvoir à l’intérieur d’un champ économique (Bourdieu 2000), on arrive à remettre en question non seulement la distinction entre marché et société, mais aussi la distinction entre le « marché » et « l’État », et donc implicitement celle qui est faite entre marché et Plan. Plusieurs analyses ont montré que la loi de l’offre et de la demande (la loi d’or du « marché » abstrait des économistes) même dans les cas de marchés les plus « classiques » ne se manifeste jamais de manière « pure », car il y a toujours des effets résultant des rapports de pouvoir entre les protagonistes, ou entre ceux-ci et l’environnement social plus large (Carrier 1997 ; Dilley 1993). De fait, la présence de l’État et, en particulier, la réglementation étatique des prix, ne sont pas en elles-mêmes des indices de l’absence du marché (Polanyi 2001). Qui plus est, certains analystes font même jouer à l’État un rôle de première importance dans la formation des marchés : en tant que source d’accumulation pour les acteurs du marché (Geschiere et Konings 1992 : 27 ; Smart 1997 : 186), comme source de la stabilité institutionnelle nécessaire aux marchés (Fligstein 1996 : 657), comme « catalyseur de la structure des rapports de force qui caractérise [le marché] » (Bourdieu 2000 : 25), ou encore comme élément fondamental « pour l’encadrement des rapports marchands et donc pour la constitution même des marchés » (Chavance 1994 : 166, 167).

En posant le Plan et le marché comme des principes opposés et associés à deux régimes et à deux époques différentes (socialisme de 1945 à 1989 et capitalisme après 1989), on arrive forcément à adopter une vision du changement similaire à celle qui est avancée dans le discours dominant. Dans cette vision, le changement se réalise par l’imposition d’un nouvel ordre par les nouveaux agents et apôtres du Marché (politiciens, consultants, managers). Il en résulte que tout ce qui ne va pas dans cette direction (soit la majorité des actions des populations locales) est vu comme du conservatisme et comme un attachement au passé (« la nostalgie ») et une fidélité invétérée au socialisme et aux conséquences inattendues du Plan (Stan 2005a). Si, toutefois, nous ne concevons pas le Plan et le marché comme deux principes, mais comme des ensembles d’acteurs et des rapports de pouvoir, la problématique du changement et de l’ordre change, car le socialisme et le capitalisme perdent les valeurs qui leur ont été attribuées de manière tranchante (négative pour le premier et positive pour le deuxième). Dans cette nouvelle vision, les managers, par exemple, peuvent devenir des agents de conservation (car ils conservent ou reproduisent des manières de penser et de faire déjà éprouvées dans les économies occidentales), tandis que les ouvriers locaux deviennent des agents de changement (car ils sont ceux qui entraînent la transformation de ces manières).

Si l’on part du postulat que le marché n’est pas à dissocier des rapports de pouvoir plus larges et des transformations de l’État, on constate que la configuration postsocialiste du marché en Europe de l’Est ne se conforme pas à l’idéal du Marché avancé par certains économistes. Plusieurs analystes on vu l’émergence d’un « capitalisme politique », dans le développement de firmes à partir d’une position de pouvoir dans les entreprises ou l’administration étatique et ayant comme marché le secteur étatique (Staniszki 1991) ; l’extension de la criminalité dans l’économie « formelle » (Tomass 1998) ; ou encore la transformation de « l’économie secondaire » dans une « économie informelle » symptomatique de l’envol des inégalités à l’intérieur de la société (Sik 1992) et du développement d’un capitalisme mercantile et d’une « économie de bazar » (Burawoy 1992). Dans un essai sur l’État postsocialiste, Verdery (1996) nous offre en fait une image très détaillée des configurations de pouvoir qui informent tant le marché que le capitalisme postfordiste développés dans les sociétés postsocialistes. Elle note ainsi que la cassure des relations verticales qui liaient les différents paliers de la bureaucratie socialiste a débouché sur la constitution de « coalitions insoumises » à base départementale autour de réseaux informels d’entraide formés sur l’ossature de l’ancien appareil de Parti, et visant l’accaparement des ressources. Il en résulte ainsi une « transition du socialisme au féodalisme », à un monde caractérisé par la suzeraineté fragmentée des mafias et patrons.

Bien que Verdery utilise le terme pour caractériser l’État postsocialiste (semblant ainsi laisser le « marché » hors de ces transformations), nous pouvons tout aussi bien le transférer à l’analyse du marché et du capitalisme postfordiste postsocialistes. Cela permet de comprendre qu’ils n’échappent pas au pouvoir personnalisé et fragmenté autour de suzerainetés de type féodal. C’est dans ce contexte qu’il faudra placer le développement de nouvelles sensibilités et de nouvelles disciplines afin de déceler l’articulation entre le discours « de marché » des nouveaux puissants du jour, les pratiques et les relations de pouvoir dans lesquelles ils s’engagent tant entre eux que par rapport aux travailleurs, et les pratiques et représentations des travailleurs.

Plan et marché : le capitalisme néolibéral comme socialisme réellement existant

Mon argument est similaire à celui de Burawoy (2001), qui propose de remplacer l’analyse des origines présente dans les approches sociologiques néo-classiques des transformations postsocialistes à l’Est par un retour sur la question de la reproduction des rapports de pouvoir qui définissent le capitalisme. De la même manière, il y a besoin de remplacer la question de l’ordre présente dans les analyses anthropologiques du postsocialisme par la question sur la façon dont le marché et le capitalisme sont transformés, tout comme le socialisme auparavant, par le jeu des rapports sociaux et de pouvoir concrets. Dans cette perspective, le « socialisme réellement existant » brossé par Verdery peut être utilisé pour nous aider à nous éloigner des modèles idéaux présents dans le discours dominant. Ainsi, si le postcolonialisme et l’après-Guerre froide sont les perspectives très intéressantes pour étudier le postsocialisme (Burawoy 2001 ; Verdery 2002), je propose que le socialisme lui-même constitue un point de départ pour des interrogations sur la nature des transformations qui secouent le capitalisme contemporain, postsocialiste ou non. Quelle image présentent le marché et le capitalisme postfordiste dans le miroir du « socialisme réellement existant »?

Les contradictions du socialisme ont entraîné la transformation du Plan dans un processus combinant stockage et pénurie, contrôle central et négociation, monopole sur les processus d’allocation et développement de réseaux d’échange informels parallèles. Nous allons utiliser ce tableau du socialisme comme miroir nous servant à brosser le tableau correspondant du « capitalisme réellement existant ».

En effet, les développements de la dernière décennie à l’intérieur du capitalisme néolibéral montrent que le recours à des oppositions tranchées entre « socialisme » et « capitalisme » ne nous avance pas dans la compréhension des transformations contemporaines. La reconfiguration des secteurs publics à travers la « nouvelle gestion publique », importée du secteur privé (du « marché »), indique que le recours à une rhétorique du Marché comme principe de régulation se traduit effectivement par la mise en pratique d’un Plan traduit dans des objectifs, des indicateurs, l’étalonnage concurrentiel, des classements et des palmarès (Clarke 2001 ; Serré et Pierru 2001). Certes, à la différence du Plan socialiste, ce Plan managérial vise à réduire la taille et l’importance des institutions publiques ainsi qu’à transformer leur mode de fonctionnement même en y faisant place aux acteurs du secteur privé. Sous ce Plan, tandis que les institutions publiques (telles les universités) sont prises sous la contrainte des calculs coûts-bénéfices, les partenaires du secteur privé trouvent non seulement un débouché assuré, mais déchargent aussi les risques de leurs activités sur le secteur public (comme, par exemple, dans le cas des sous-traitances en matière de transport public) (Harvey 2005 : 77). Ces partenaires privés connaissent ainsi des étranges ressemblances avec des entreprises socialistes de par leurs faibles contraintes de demande et de budget…

Par ailleurs, le fait d’envisager la configuration globale dans laquelle sont prises les économies nationales peut nous aider à mettre en évidence la manière dont nombre d’entreprises capitalistes des « économies avancées », et non seulement celles qui ont des partenaires publics, peuvent se trouver dans une situation où elles bénéficient d’une contrainte de budget relativement réduite. C’est, par exemple, le cas du secteur de la recherche et développement, qui, à travers les sommes allouées au secteur de la défense mais aussi les facilités accordées aux compagnies pharmaceutiques, connaît un fort soutien étatique. C’est aussi le cas de certains secteurs de l’économie américaine (tels que le secteur agricole ou le secteur des technologies de l’information et de la communication), qui, fortement appuyés par l’État (bien que par des moyens indirects), se trouvent sous des moindres contraintes de budget que leurs homologues des pays non occidentaux. Finalement, remarquons que la pratique des « prix de transfert » réduit les contraintes de budget des multinationales en déplaçant leurs profits vers les pays à faible taux d’imposition (O’Hearn 2001 ; Chavagneux 2006). Ironiquement, cibles faciles du « capitalisme pur » demandant la fin des appuis étatiques (Miller 1997), ce sont maintenant plutôt les entreprises étatiques de l’ancien Second Monde qui incarnent l’idéal des entreprises capitalistes à fortes contraintes de budget et de demande.

Les contraintes de demande peuvent elles aussi être affaiblies par la manipulation des prix de la part de certaines grandes entreprises. Comme on l’a vu plus haut, la formation des prix dans les « économies avancées » ne se fait pas nécessairement à travers une impersonnelle « loi de l’offre et de la demande », mais à travers des processus impliquant les rapports de pouvoir existant à l’intérieur des économies nationales ainsi qu’entre elles. Les politiques de stockage et de dumping des grandes multinationales ne sont pas de simples manifestations de cette loi, mais des instances où le pouvoir relatif des grandes entreprises a été utilisé pour mettre à l’écart d’autres acteurs. Ces entreprises ont pu par la suite augmenter leurs profits non seulement en augmentant leur part du marché, mais aussi en augmentant impunément les prix de leurs produits.

Les parallèles entre le capitalisme néolibéral du Premier Monde et le socialisme réellement existant ne s’arrêtent pas là. Nous pouvons prendre en compte aussi la génération par le capitalisme néolibéral[6] de réseaux et d’opérations informelles, comme ceux qui se développent lors du lobbying et du financement des campagnes politiques, mais aussi lors de la « comptabilité créative » que les entreprises utilisent pour éviter le paiement des impôts (Harvey 2005 ; Du Gay 1994 ; Shore et Haller 2005  Chavagneux 2006). Comme nous l’avons vu plus haut, on pourrait élargir l’argument de Verdery (1996 : 204-228) pour se demander si non seulement les nouvelles formes d’État, mais aussi les nouvelles formes de l’économie, tant dans le postsocialisme que dans le capitalisme contemporain, ne vont pas plutôt vers le féodalisme des relations mafieuses que vers le capitalisme idéal des relations contractuelles.

Le parallèle entre le capitalisme néolibéral et le socialisme ne peut pourtant pas être poussé trop loin. Le socialisme, même durant la décennie noire des années 1980, n’a pas généré des inégalités sociales à l’échelle du capitalisme actuel (Harvey 2005). En fait, les deux dernières décennies néolibérales ont porté la classe dominante du capitalisme à des sommets de pouvoir jamais atteints par la bureaucratie centrale du socialisme. Qui plus est, en Europe de l’Est, le passage du socialisme au capitalisme a entraîné une concentration du contrôle sur le marché vers le sommet de la société. En effet, sous le socialisme, le développement des marchés noir et gris (Sampson 1986) s’est traduit dans la diffusion du contrôle sur le marché parmi une partie importante de la population, en l’occurrence les petits producteurs agricoles et les autres acteurs de la seconde économie (Stan 2005b). Les privatisations successives, combinées à la prise d’importance des transactions informelles – et à la limite de la légalité – du capitalisme actuel ont débouché sur un accroissement du contrôle sur le marché par de grands acteurs que représentent les entrepratchiks locaux et les PDG des multinationales occidentales.

Le marché et le Plan ont été tous les deux utilisés pour baptiser des principes de régulation. D’après moi, bien qu’une analyse en termes de « principes moteurs » ait, certes, sa valeur, elle risque trop souvent de glisser vers le gommage des acteurs concrets et des rapports de pouvoir qu’ils entretiennent. En fait, les analyses anthropologiques qui ont recours à ces notions glissent souvent trop facilement d’une utilisation descriptive à une utilisation analytique. Je propose que la seule manière dont on peut continuer à se servir de manière fructueuse de ces notions est de les concevoir en tant que somme d’acteurs et de rapports sociaux concrets.

Des notions telles que « le marché » ou « le Plan » doivent être utilisées avec grande précaution si l’on ne veut pas que les analyses servent à reproduire le discours dominant (ou l’idée du Marché ou du Plan comme des deus ex machina). Nous pouvons utiliser ces notions de manière transversale – en tant que formes sociales de distribution de biens, présentes sous le socialisme et sous le capitalisme. Cela impliquera non pas, comme auparavant, de démontrer une quelconque convergence (ou, pour rester dans les paradigmes dominant notre époque, la « fin de l’histoire » et le triomphe du capitalisme à travers l’autodestruction du socialisme), mais cela nous aidera à mieux comprendre les dynamiques du capitalisme lui-même. Le postsocialisme est capitaliste, mais ce capitalisme n’est pas un, mais multiple. Il implique des configurations variables de marchés et de plans qui, ensemble, lui donnent sa spécificité. Mais seulement partiellement. Afin de comprendre ce capitalisme, on a besoin aussi de prendre en compte non seulement les formes d’échange mais aussi la manière dont le produit social est confisqué par le processus de production.

À la différence de Verdery, je ne pose pas comme fin des transformations actuelles l’émergence d’une « sensibilité de marché » dont la force implacable invaliderait de quelque façon la persistance des vétustes et socialistes « conceptions en termes d’agent » tenues par les populations. Bien que ces conceptions participent souvent à des théories de la conspiration plus larges, j’adopterai une attitude plus attentive envers ces visions du monde. En fait, elles constituent non seulement des manières de connaître le monde qui s’opposent aux prétentions de « transparence » du pouvoir (Sanders et West 2003), mais elles peuvent parfois contenir des éléments très valides d’analyse – comme dans le cas des théories sur l’apparition du SIDA développées par les Haïtiens analysées par Paul Farmer (1992). Plutôt que de jeter à la poubelle de l’histoire ces visions en termes d’agents, je crois qu’il serait plus bénéfique de nous en inspirer en donnant dans nos analyses une place de choix aux agents concrets.

Si l’on pense au socialisme et au capitalisme comme à des régimes traversés tous les deux par des marché et des plans, et à ces derniers comme composés d’acteurs concrets, et non comme des manifestations des principes opposés, on n’a plus besoin de les réifier tous les deux en posant une « réorganisation culturelle nécessaire à tout départ du socialisme » (Verdery 1996 : 180). Si ni le marché ni le Plan ne fonctionnent comme des systèmes cohérents et imperméables l’un à l’autre, on ne peut plus penser à des « nécessaires » transitions, réorganisations et passages entre les deux. À la place, on peut se concentrer sur les transformations qui apparaissent dans la configuration des relations de pouvoir et dans la manière dont on s’approprie le produit social[7].

Conclusion

Cela n’est pas un plaidoyer pour une dissolution postmoderne de la notion de marché. Les échanges marchands et les échanges fondés sur d’autres principes (redistribution, réciprocité) présentent des différences, certes. Ces différences se manifestent le plus douloureusement, comme l’a si bien montré Polanyi (2001), lors des essais d’institution des marchés autorégulés dans les domaines vitaux du travail humain, de la terre et de la monnaie. La mise en garde de Polanyi sur le danger de dissolution sociale qu’entraînent ces essais, est tout aussi d’actualité, face à la nouvelle ardeur missionnaire avec laquelle le « libre marché » est poursuivi par les promoteurs du credo néolibéral.

Cela étant dit, il faut se garder d’invoquer, comme on le fait actuellement, « l’économie de marché » comme agent de transformation abstrait. Les sociétés « avancées » elles-mêmes, qui constituent le modèle et le supposé point d’arrivée des transformations postsocialistes, ne sont pas de pures sociétés de marché. Il est vrai, toutefois, que les économies des pays de l’Est sont devenues plus facilement la proie des essais radicaux d’implantation des marchés autorégulateurs dans un éventail de plus en plus grand de domaines. Malgré leur nomination comme des « économies de marché » lors de leur intégration dans l’UE, il reste que le marché n’est pas un agent abstrait. Comme l’histoire ancienne et récente du capitalisme le montre, une société de marché requiert l’intervention de l’État ainsi que d’autres agents pour imposer le marché comme principe de circulation des biens dans une société. Autrement dit, il n’y a pas de « marché » sans les agents qui le composent ou le soutiennent, car « le principe du marché » ne peut rien faire sans les agents puissants qui l’appliquent au détriment d’autres principes.

Les anthropologues doivent alors bien préciser de quoi ils parlent quand ils invoquent le marché. Est-ce le marché en tant que principe de régulation des échanges? Si oui, s’agit-il du marché autorégulateur, ou seulement du marché dans son acception la plus large, comme somme d’échanges à travers lesquels les acteurs cherchent à maximiser leurs bénéfices matériels au détriment d’autres considérations sociales? Ou encore parle-t-on du marché comme somme d’agents engagés dans des échanges marchands? C’est, je le pense, seulement dans la dernière acception que le marché prend un sens concret, celle d’une entité qui peut produire des effets (et même « demander » des choses) – car ni des principes, ni des échanges ne peuvent, par eux-mêmes, créer quoi que ce soit sans l’appui d’agents concrets. En fait, la présente phase d’imposition du marché comme principe de régulation de la vie tant économique que sociale constitue aussi un projet de classe très concret à travers lequel les classes dominantes essaient, et avec succès, d’accroître leur emprise sur l’économie et la société (Harvey 2005).