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Introduction

Depuis les premières publications fondées sur le regard privilégié que porte l’ethnologue[1] de terrain sur une situation touristique particulière, ce sont d’abord les manifestations empiriques et leur incidence dans la société d’accueil qui ont retenu son attention. Quand on analyse cette littérature, des thèmes y apparaissent de manière récurrente : le tourisme comme solution, comme catalyseur d’acculturation et comme force perverse de développement.

Pendant les années 1960 et dans plusieurs cas longtemps après, le mot d’ordre des organismes de développement international fut de profiter de la vogue que connaissait au « Centre » l’émergence de la « société des loisirs ». L’ONU déclare en 1963 que « Le tourisme peut apporter et apporte effectivement une contribution vitale à la croissance économique des pays en voie de développement » (ONU 1963 : 6). Les experts du développement postcolonial croient enfin avoir trouvé une réponse adaptée aux économies faibles et sans ressources de la périphérie mondiale (UNESCO 1966), et la Banque Mondiale débloque des subsides que s’empressent de dépenser les récipiendaires.

Après une longue histoire de l’activité touristique croissant à un rythme modeste et sur une échelle restreinte (Feifer 1986), c’est bientôt l’avènement du tourisme de masse (voir par exemple Wagner 1977 ; Löfgren 1999). Dépassant l’aspect purement économique du phénomène, les sociologues, les géographes et les politologues commencent l’analyse des rapports entre pays émetteurs et pays récepteurs (Forster 1964 ; Britton 1978 ; Høivik et Heidberg 1980 ; Lanfant 1980). Devant l’ampleur que prend le tourisme international, un cycle de recherches débute chez les anthropologues avec Nuñez (1963) et se développe sur le thème du tourisme comme catalyseur de l’acculturation. Les anthropologues des années soixante-dix, rejoints bientôt par des sociologues qui s’intéressent au « changement socioculturel », adoptent une position de critique sévère devant la rapide dégradation identitaire des sociétés de la « Périphérie » touchées par le tourisme : « most academic writings about sociocultural change and tourism from sociological and anthropological viewpoints have adopted a negative stance » (Crick 1989 : 335). C’est l’aspect néo-colonial du phénomène qui gêne.

La revue Annals of Tourism Research. A Social Sciences Journal voit le jour en 1974 et procure une tribune crédible à la recherche sociale sur le tourisme. Au même moment, les dénonciations de la déliquescence culturelle causée par la fréquentation touristique débouchent sur une critique sociale du tourisme comme forme perverse de développement. Entre 1974 et 1979, des conférences de l’American Anthropological Association voient s’exprimer des craintes, et dans leur sillage sont publiés des ouvrages collectifs dont plusieurs sont aujourd’hui des repères : A New Kind of Sugar : Tourism in the Pacific (Finney et Watson 1975), The Golden Hordes. International Tourism and the Pleasure Periphery (Turner et Ash 1975), Tourism : Passport to Development ? (De Kadt 1979), Hosts and Guests (Smith 1989 [1977]), Tourism and Behaviour et Tourism and Economic Change (Smith 1978a,b), et Pacific Tourism : As Islanders See It (Rajotte et Crocombe 1980). Ces ouvrages présentent des analyses de cas variées de développement touristique, au Centre comme à la Périphérie, toujours sous un angle critique.

La recherche empirique sur les conséquences du développement d’activités liées au tourisme dans le Tiers-monde n’était pas précoce. Et la démarche déductive tardait à remplir ses promesses, même si un nombre notable de publications relatait des tentatives d’application de modèles généraux à des études de cas dans le but avoué de produire une grille théorique originale pour les sciences sociales appliquées au tourisme.

C’est alors qu’à l’orée des années 1980, plusieurs anthropologues ont souhaité que se développent les études empiriques : « While we are badly in need of good theory in tourism studies, we do not yet have enough sound empirical studies » (Bodine 1981 : 469). Il y avait là un problème qui, suggérait-on, pouvait contribuer à résoudre la recherche davantage fondée sur l’induction, et, dans cette optique, l’anthropologie fut considérée comme habilitée à fournir des réponses : « There is a great need for systematic, long term studies of tourism impact on host cultures, studies with practical importances. We need anthropologists to provide them » (Watson-Gegeo 1981 : 476). Et encore : « Tourism is a particularly powerful agent of change whose impact and consequences can be studied in the kind of contexts in which anthropologists generally feel most comfortable : communities, small groups, families » (Pi Sunyer 1981 : 475). Publiées il y a vingt ans à l’occasion d’une même parution sur laquelle nous reviendrons, ces déclarations ont toujours un écho, ont été reprises (entre autres par Nuñez et Lett 1989 ; Hitchcock et al. 1993 ; Nash 1996) et sont toujours d’actualité. Elles sont au coeur de ce numéro d’Anthropologie et Sociétés.

Deux ouvrages de synthèse

Pour les nouveaux venus aux études anthropologiques du tourisme, des ouvrages récents proposant des synthèses des écrits et des débats passés et actuels constituent la porte d’entrée la plus logique dans ce champ. Signe peut-être de la maturation tardive du paradigme touristique sous la loupe de l’anthropologie, deux compilations viennent d’être publiées en langue anglaise (rien de tel en français), qui constituent à ma connaissance les premières tentatives de balisage de ce champ « nouveau » sous forme de livres à auteur unique, et à ce titre, elles fournissent une intéressante entrée en matière.

Force est d’abord de constater que l’originalité tant conceptuelle que formelle de ces deux livres est faible, et leur auditoire privilégié, plutôt scolaire. Au lieu d’offrir une réflexion charpentée et originale, l’objectif paraît y être avant tout de répondre à la demande sur le marché de l’éducation touristique, discipline en pleine expansion, notamment dans les milieux de la gestion et du « développement ». Dans un ouvrage intitulé Anthropology of Tourism, l’Américain Dennison Nash (1996) situe l’émergence du thème dans l’histoire de l’anthropologie, en mettant l’accent sur les hésitations de la discipline face à ce sujet inhabituel. Il présente les principaux écrits et arguments sur quelques dimensions choisies — par exemple le tourisme comme une forme d’acculturation, comme une transition personnelle, comme une superstructure — complétés par la formulation synthétique d’une ou deux études de cas incarnant la problématique présentée. La seconde moitié du livre aborde les thèmes chers à la plus large audience que le sujet du tourisme a su se gagner au cours des vingt dernières années, à savoir les concepteurs et praticiens du développement socio-économique et de la gestion touristique. Nash mène le lecteur dans les antichambres des gestionnaires de l’État d’où l’on entrevoit « The World of Policy », où l’on avance « Towards More Sustainable Tourism Development », à la poursuite de l’objectif ultime : « Basic and Applied Research : Hand in Hand ». En conclusion il affirme : « It is obvious that the anthropological study of tourism needs a better theoretical underpinning, which, of course, has to be combined with many more solid ethnographic investigations on the ground in a variety of cultures » (Nash 1996 : 164). Le livre offre une bonne introduction au sujet et une solide bibliographie, mais il fait preuve d’une ampleur modeste, adaptée vraisemblablement au public visé. En d’autres mots, sa lecture est surtout indiquée pour qui désire une vue panoramique de la lecture anthropologique du fait touristique, sans pour autant être familier avec le vocabulaire et les débats de la discipline.

Quant à la proposition de Peter Burns, An Introduction to Tourism and Anthropology (1999), il s’agit d’un manuel pour étudiants de premier cycle échafaudé dans la tradition d’une lecture géographique du sujet malgré un titre annonçant une tout autre vocation. Y dominent sans partage les thèmes en vogue de la globalisation et du développement. À grand renfort de graphiques, de glossaires et de typologies (dont l’inutilité laisse parfois songeur), qui appuient un propos simplifié à l’extrême, le texte évacue la complexité pour étroitement baliser le sujet et conforter le lecteur dans un univers intellectuel fait de catégories aux frontières définitives. Le tourisme, dans pareille optique, laisse au lecteur le sentiment d’être un sujet circonscrit, dont tous les angles sont en mesure d’être exposés au grand jour — je suis tenté d’ajouter : pour le plus grand bonheur des novices de la gestion touristique. L’anthropologie dans tout cela ? On se prend à se demander si l’auteur, directeur d’un département de Tourisme et Loisirs en Angleterre, y a jamais été sérieusement exposé.

Ces synthèses ont leur utilité, en particulier celle de Nash, largement plus pertinente que celle de Burns qu’on ne saurait recommander. Mais en dépit des qualités indéniables de Anthropology of Tourism, la curiosité du chercheur nouvellement intéressé par ce champ ne doit pas s’en satisfaire. Dans la suite de ce texte, attardons-nous de manière plus pointue à voir comment, ces quarante dernières années, s’est constituée une pensée sur le tourisme en anthropologie. Pensée encore jeune, qui n’a pas réellement percé dans les secteurs plus solidement installés de la discipline, mais stimulante et complexe, et qu’il serait bénéfique de ne pas ignorer.

Les fondements du regard anthropologique sur le tourisme

Les propositions théoriques initiales en sciences sociales sur le tourisme progressent à pas lents. Pour un nombre notable d’auteurs de la première heure, en quête peut-être de nouveaux horizons au moment où sonne la fin de l’ère coloniale européenne, on peut voir poindre le désir d’effectuer l’analyse du tourisme comme d’un phénomène autonome. Ainsi considéré comme un produit contemporain original — « tourism, being so much a matter of leisure, consumption and image, is an essentially (post-) modern activity » (Crick 1989 : 333) — l’analyse devrait donc se situer au niveau d’un « système touristique ». Plus précisément, Dennison Nash a explicité les éléments de ce système :

A theory of tourism ought to center on tourist and the culture that surrounds him. Further, it ought to be broad enough to include the touristic metropole(s), the host touristic satellites, and the contact and transactions between them.

Nash 1978 : 140

Ainsi, comme Cohen (1979) avant lui, Nash établit que ce système touristique compte trois composantes qui doivent être considérées à la fois individuellement et conjointement : le visiteur et sa culture, le visité et sa culture, et les transactions s’effectuant entre ces deux parties.

Que ce soit dans l’optique de Cohen et Nash ou dans une perspective propre aux auteurs individuels, on peut observer dans la littérature que chacune de ces composantes a reçu l’attention d’un certain nombre de chercheurs, dont voici un sommaire.

Le visiteur sous observation : la motivation, l’imaginaire et le discours

C’est le niveau d’analyse le plus immédiat du chercheur issu d’un pays industrialisé, car la plupart du temps, le chercheur et l’observé, le touriste, appartiennent tous deux au même univers culturel, tous deux issus d’un pays du Centre, et le décodage des gestes et intentions du touriste est facilité par cette proximité. Un excellent exemple de cette approche est fourni par le Britannique John Urry (1990, 1995) qui analyse le vacancier anglais et son comportement dans certains de ses espaces fétiches, comme la populaire station balnéaire de Blackpool en Angleterre. Cette proximité culturelle explique que des sciences socialement et historiquement déterminées, comme la psychologie sociale et comportementale (Amirou 1995 ; Bruner 1991 ; Stringer et Pearce 1984 ; Smith 1978a), la sociolinguistique (Dann 1996) et les sciences de l’éducation (Brameld et Matsuyama 1977), conçues en ce même Centre pour étudier ses propres sujets, aient pu fournir des outils d’analyse adaptés et pertinents.

Un pionnier de ce thème, avec son volume The Tourist. A New Theory of the Leisure Class, Dean MacCannell (1976) a tenté de cerner un champ d’études touristiques d’un point de vue sociologique. Il a proposé une lecture du touriste et du tourisme au moyen des outils conceptuels des cultural studies ; son analyse se trouve résolument enracinée dans la société capitaliste du Centre, au sein de laquelle l’apparition du temps libre dans la classe ouvrière se conjugue avec une recherche de l’authenticité réputée perdue au fil de l’industrialisation et de la modernisation. Si toutes les parties de l’ouvrage n’ont pas vieilli avec le même bonheur, The Tourist demeure encore à l’heure actuelle une lecture riche et éclairante.

Pour lire le touriste, on utilise des grilles théoriques déjà disponibles, comme l’anthropologie symboliste et la sémiologie qui cherchent à révéler au voyageur les clivages entre, par exemple, espace profane (le quotidien) et espace sacré (le voyage), la vie et la mort, Ego et l’Autre. Des associations avec la fête, le jeu, le rituel, le pèlerinage et les pérégrinations (MacCannell 1976 et 1989 ; Graburn 1977 et 1983 ; Turner et Turner 1978 ; Schwimmer 1979 ; Cohen 1985 ; Edensor 1998 ; Ebron 2000) contribuent à assimiler l’activité touristique à d’autres secteurs plus anciens et beaucoup plus fouillés de l’activité humaine, permettant ainsi d’insérer totalement le touriste à l’intérieur d’un paradigme explicatif déjà construit.

Le visité sous observation : réactions, travail sur l’authenticité

Dans cette direction de la recherche que l’on pourrait croire très nourrie — et c’est là un point fondamental qui interpelle l’anthropologue — le visité et sa société sont rarement considérés en tant qu’acteurs liés à un contexte, mais plutôt comme des « ré-acteurs » en face du visiteur. Dans leur rapport avec celui-ci, une tendance majeure de la recherche veut que la « performance touristique » des visités se mesure en termes d’authenticité — concept récurrent et sujet à polémique (Stanley 1998 ; Little 2000 ; Taylor 2001). Pour les auteurs de ce courant, lorsque les visités se comportent face au touriste autrement qu’avec leurs semblables ou un autre type de visiteur, ils sont censés faire usage d’une authenticité mise en scène (MacCannell 1973 ; Cohen 1979 et 1988), concept qui suppose la fabrication plus ou moins concertée d’une identité de façade adaptée à la rencontre touristique. Le développement, au sein d’un groupe de visités, de l’authenticité ainsi comprise est interprété soit comme un signe d’affaiblissement de la culture traditionnelle et donc de dégénérescence (pour une critique de cette approche, voir Harkin 1995 ; Crick 1989 : 336 ; Greenwood 1989 : 183), soit à l’inverse comme une preuve de flexibilité, comme une capacité à questionner et réinterpréter les fondations de la culture locale pour l’ajuster à la nouvelle circonstance (Noronha 1979 ; Rodriguez 1998 ; Erb 2000 ; Krystal 2000).

La transaction touristique

Lorsque le touriste et le visité sont en présence, la rencontre de deux identités, thème familier et récurrent en anthropologie, se complique ici avec l’état de déracinement du visiteur « out of time and place » (Wagner 1977) et le fait que pour lui, l’ordre du monde visité n’ait pas toujours un sens connu. Pour apaiser le malaise engendré par cette mise en présence incongrue, la question des représentations se hisse alors au premier plan et permet de pousser par-delà la rencontre immédiate des individus jusqu’à la rencontre de systèmes de sens. La littérature anthropologique, psychologique et sociologique sur les thèmes de la rencontre, de la découverte, de l’altérité, du concept d’étranger et de l’acculturation rend compte du rapport touristique ainsi perçu (Urbain 1991 et 1994 ; MacCannell 1992 ; Amirou 1995 ; Wood 1997). Ici encore, le fait touristique est considéré comme un système autonome qui, paradoxalement, ne constituerait qu’une variété du comportement humain. C’est là une faiblesse de ce courant de l’anthropologie culturelle qui saisit le sujet touristique comme une forme particulière et nouvelle de rapports symboliques et sociaux qui, dans d’autres formes plus familières, ont été depuis longtemps balisés et situés en terrain connu. À la limite, la banalisation ainsi provoquée donne à penser que les enjeux qui s’y trouvent seraient sans particularités.

Origine et déploiement des tentatives de théorisation

Les tentatives pour penser une grille théorique autour d’un sujet touristique, et en particulier les effets sur les sociétés réceptrices, avaient timidement débuté dans les sciences sociales en 1972 avec la parution de l’article Towards a Sociology of International Tourism, traitement macro-sociologique de l’un des pionniers des études sur le tourisme, l’Israëlien Erik Cohen. Analyse féconde quoique sommaire, son principal atout fut, en plus de proposer pour la première fois une typologie du touriste, d’appeler solennellement la communauté scientifique à davantage de recherches sur ce thème.

Philip McKean publie en 1977 [1989] Towards a Theoretical Analysis of Tourism : Economic Dualism and Cultural Involution in Bali, article tiré de sa thèse déposée en 1973 et qui prend à contre-pied les détracteurs du développement touristique. Il explique que non seulement la culture et la structure sociale balinaises résistent à plusieurs années d’activité touristique intensive, mais elles s’en trouvent renforcées pour certains aspects. Bien qu’on puisse reprocher à McKean et à certains auteurs postérieurs une lecture macroscopique du social, il reste que ce pas vers une analyse moins partisane du tourisme comme partie d’un système social global au sein d’une communauté ouvre la voie à un courant de recherche appliquée sur ce qu’on nomme aujourd’hui, à tort ou à raison, le tourisme social ou alternatif, outil potentiel de préservation culturelle (Esman 1984 ; Cohen 1987 ; Smith et Eadington 1992 ; pour une étude de cas, voir Michaud et al. 1994).

En tant que rédacteur invité d’un numéro thématique intitulé Sociology of Tourism, dans les Annals of Tourism Research, Cohen (1979) précise sa pensée avec Rethinking the Sociology of Tourism, titre imparfait puisqu’il y est très souvent question également de la recherche anthropologique[2]. Ce texte est une réflexion beaucoup plus achevée que les prémices de 1972. On retrouve la partition du champ des études du tourisme entre visiteurs, visités et les transactions entre eux. Au sujet des effets sur les sociétés hôtes[3], Cohen voit dans la recherche de l’époque deux tendances de fond : un modèle du développement et un modèle de la dépendance. Il avance qu’à la différence de la recherche sur le touriste lui-même, la recherche sur les conséquences empiriques du tourisme a déjà cumulé un grand nombre d’études de cas dans des conditions variées. Cohen résume les différences d’approche : « The controversy between the protagonists of the various models is essentially ideological and hence has been only little influenced by results of empirical research » (1979 : 25). Il propose sa solution au problème :

A neutralization of the controversy, complemented by a more systematic coupling of theory and empirical research in this field could arrive at a most important result : the specification of the economic, social and cultural conditions under which tourism generates development and those which instead lead to mere dependency.

Cohen 1979 : 25-26

Un arrimage plus étroit entre théorie et recherche de terrain est un objectif désirable et toujours d’actualité comme en fait foi, on l’a vu, la conclusion du volume de Nash (1996). Mais selon Cohen, il y aurait en définitive deux types de conséquences locales au tourisme : le développement et la dépendance. Présentées en antinomie, ces notions ainsi comprises versent dans une conception simpliste du bon et du mauvais développement sur fond de néo-libéralisme économique. De plus, le désir de neutraliser la controverse est un objectif un brin naïf, qui semble sous-estimer la variété des lectures théoriques en cause et le fossé qui les sépare. De manière plus générale cependant, et on ne peut cette fois que souscrire à cette opinion en l’élargissant à la discipline anthropologique, Cohen reconnaît qu’au moment d’écrire son texte :

Strictly speaking, there exists no « sociology of tourism » in the sense of a separate field of sociological theorization [...]. Instead what goes under this rubric is an application of general sociological theories to the special field of tourism. [...] The most fruitful work in the sociology of tourism will be accomplished by a skilful blending of different approaches for the elucidation of specific problems.

Cohen 1979 : 31

Le tournant des années 1980 semble avoir été un temps de réflexion intense sur le thème du tourisme en anthropologie. La parution scientifique la plus riche de cette époque sur le plan de la préhension du phénomène touristique est sans doute l’article Tourism as an Anthropological Subject de Dennison Nash, paru dans Current Anthropology en 1981, accompagné des commentaires de 17 anthropologues et sociologues parmi les plus impliqués dans les études touristiques. Cette parution constitue un instantané de la recherche touristique en anthropologie d’il y a vingt ans et fournit quelques constats utiles.

On ne sera pas surpris d’apprendre que plusieurs de ces commentateurs entérinent l’opinion selon laquelle la discipline devrait inclure toutes les parties impliquées dans le phénomène touristique : le touriste, sa société d’origine, la société d’accueil et la relation qui s’établit entre ces éléments. Au sujet des effets sur les sociétés réceptrices, Nash insiste sur l’importance d’y reconnaître l’existence d’un « secteur touristique », groupe social tampon composé des entrepreneurs touristiques locaux qui servent d’intermédiaires entre le visiteur et la société d’accueil. Nash n’est pas le premier à souligner ce point, mais son inclusion dans une discussion synthétique du champ de recherche global est significative d’une reconnaissance que cet élément n’avait pas jusque-là. Un autre point, devenu depuis une évidence pour bien des chercheurs de terrain, est également formulé :

The fact that in many developing countries the growth of tourism is occurring hand in hand with industrial development and other modernizing influences [suggests that] any study of the causes and consequences of tourism must take into account larger social contexts in which it is embedded.

Nash 1981 : 466

Partant, l’auteur et plusieurs de ses commentateurs reconnaissent qu’il est difficile de concevoir une théorie du tourisme. Nash va loin sur ce point : « There never will be an anthropological or other theory of tourism, [...] the tendency already exists to see tourism as a variety of some broader phenomenon » (ibid. : 479). Nash encourage donc l’utilisation de paradigmes existants — en particulier fonctionnalisme, marxisme et évolutionnisme — pour expliquer avec des outils spécifiques à chaque grille les parties d’un tout complexe dont on ne comprend pas encore le mode d’opération global. Mais les commentateurs de Nash se contredisent quant aux moyens nécessaires pour atteindre cet objectif : certains soutiennent qu’il faut cesser de produire des études de cas, déjà trop nombreuses et répétitives, et tenter des regroupements à des niveaux explicatifs supérieurs ; d’autres commandent de poursuivre le cas par cas puisqu’il n’y a pas encore de certitudes quant à la ou aux directions à donner à d’éventuelles théorisations. L’impasse à ce sujet n’est toujours pas résolue.

Au cours des années 1980, un article de Graburn (1983) introduit un numéro thématique des Annals intitulé « The Anthropology of Tourism », où il réitère et développe sa position de 1977. Graburn soutient que le tourisme devrait être étudié en tant que manifestation du besoin de jouer et de se récréer, une dimension essentielle du désir d’assigner un sens aux activités humaines, quelle que soit l’origine sociale ou culturelle des acteurs. Dans les sociétés modernes, le tourisme serait un rituel sécularisé remplaçant les rites visant la communication avec la surnature.

L’année suivante, une compilation de Cohen (1984) pour l’Annual Review of Sociology propose une synthèse des principales idées formulées par son auteur depuis une douzaine d’années, enrichies de références aux débats en cours, mais sans proposition nouvelle. En 1989, un autre bilan, celui-là par l’Australien Malcolm Crick, est publié dans l’Annual Review of Anthropology ; il est fouillé mais sans plus de nouveauté que celui de Cohen. Conçus pour offrir une vision synthétique du champ des études touristiques, ces deux bilans remplissent excellemment ce rôle en proposant de solides revues de littérature, mais contribuent peu à faire avancer le débat.

Pierre van den Berghe et Charles Keyes pilotent ensemble en 1984 un numéro thématique des Annals conjuguant le tourisme aux études sur l’ethnicité ; nous y reviendrons dans la prochaine section. Dans un article de type survey, revisitant les articles publiés dans les Annals of Tourism Research au cours des douze années suivant sa fondation, Dann, Nash et Pearce (1988) affirment qu’on assiste à une diminution du nombre d’articles strictement descriptifs au profit d’articles fondés sur des analyses multivariées. Ils notent également l’absence de fondements conceptuels chez les nouveaux adeptes des méthodes statistiques appliquées au tourisme, en nombre croissant, ainsi que, à l’inverse, le manque de rigueur méthodologique des auteurs s’adonnant au petit bonheur à des synthèses théoriques, dont aucune d’ailleurs ne provoque de remous. D’autres signes comme l’absence de débats nouveaux, les rééditions quasi intégrales de Hosts and Guests (Smith 1977) et de The Tourist (MacCannell 1976) en 1989, la reprise d’idées communes par les mêmes auteurs (Dann et Cohen 1991), de même que la publication d’articles anciens (par exemple Pearce et Butler 1993), tout cela peut être interprété comme des indices supplémentaires d’une recherche qui piétine. Il semble y avoir essoufflement de l’analyse des sociétés réceptrices dans leur réponse au fait touristique à partir du champ même de la recherche touristique. Conséquemment, personne ne parvient à débouter ceux qui proposent de ramener le cadre théorique de l’étude anthropo-sociologique du tourisme à ce qu’il a de franchement original : le touriste lui-même. Ce choix laisse à d’autres l’observation des sociétés hôtes.

Plusieurs parutions dans les années 1990 viennent illustrer davantage encore l’éclatement, l’éclectisme même du champ de recherche depuis que le rêve d’une préhension théorique unifiée semble s’être évaporé (en sociologie, voir par exemple Apostolopulos, Lewadi et Kiannakis 1996). Cette situation contraste avec le fait que, en même temps, le thème du tourisme a connu une croissance continue en tant que champ d’enseignement, dans les disciplines de la géographie humaine, de la gestion et du développement notamment. Il serait trop long de les présenter toutes, je ne ferai qu’en grouper quelques-unes parmi les plus notables. Il y a quelques tentatives de préhension globale du sujet (Urbain 1991 ; MacCannell 1992 ; Seaton 1994 ; Rojek et Urry 1997), des recherches de délimitation de champs spécifiques (Harrison 1992 ; Smith et Eadington 1992), de nouvelles études de cas (Hitchcock et al. 1993 ; Picard 1992[4] ; Van den Berghe 1994 ; Lanfant et al. 1995 ; Picard et Wood 1997 ; Michel 1998 ; Forshee et al. 1999 ; ce numéro d’Anthropologie et Sociétés), ainsi que nombre d’articles paraissant dans Annals et dans de nouvelles revues, comme Tourist Studies, née en 2001. Lancée au début de la décennie 1990, on trouve la collection Tourismes et Sociétés publiée chez l’Harmattan sous la direction du géographe Georges Cazes, qui compte déjà une dizaine de titres. En langue anglaise, la nouvelle série Tourism Social Science Series, publiée par Pergamon Press et dirigée par Jafar Jafari, également fondateur et rédacteur en chef des Annals of Tourism Research, propose depuis 1996 de combler un vide laissé par l’absence de publications lourdes sur le tourisme en sciences sociales. Elle offre à ce jour quelques volumes sur des thèmes comme tourisme et religion (Vukonic 1996) et le Anthropology of Tourism de Nash (1996).

Le tourisme, facteur de changement social

Si l’on fait le choix de considérer le tourisme comme une variable parmi d’autres au fil d’études ethnologiques du changement social dans les sociétés réceptrices, comment pourrait-on en faire l’analyse ?

Il n’est pas aisé de dresser un inventaire des différents paradigmes qui ont été utilisés depuis quarante ans pour aborder et traiter des cas particuliers de communautés, nations ou ensembles nationaux aux prises avec l’implantation du tourisme. La multiplicité des études de cas détaillées et parfois accompagnées de courts essais théoriques de tout acabit, en croissance marquée depuis le début des années 1990, a peu contribué à délimiter des champs théoriques, faute d’avoir été produite avec une vision partagée. Une constante dans toutes ces études de cas est cependant la considération du tourisme comme un épiphénomène, une sous-catégorie, un cas d’application particulière ou une simple variable dans des catégories analytiques préexistantes et dont on considère souvent les capacités explicatives comme globales. Force est toutefois de constater que les tentatives pour rechercher la convergence dans ces champs ont surtout mis côte à côte des études de cas, plus qu’elles ne les ont reliées solidement sur le fond.

Les analystes se réclamant de Marx n’ont pas reconnu dans le tourisme une activité méritant une attention particulière, sinon comme variété sans grande originalité de l’expansion du capitalisme et du néocolonialisme (Shivji 1973). Nash (1989 [1977]) a avancé qu’il serait pertinent d’analyser ce déploiement comme une forme d’impérialisme, mais il précise ne pas s’associer directement à la conception marxienne de ce concept. Il avance que la question de la productivité pourrait être mise au centre de l’analyse, mais il réduit ce concept au statut de cause de la mobilité des touristes — lesquels sont vus comme des masses laborieuses dotées de capital excédentaire et de temps de loisir pour le dépenser dans le but de régénérer leur capacité de travail. Beaucoup d’auteurs, dans la foulée de la critique du tourisme comme facteur d’acculturation massive, utilisent également quelques concepts marxiens (l’exploitation par exemple), le plus souvent sur le ton de la dénonciation et sans articulation théorique explicite.

On peut toutefois relever quelques tentatives de lecture de cas d’implantation touristique sous l’angle de la reproduction des classes sociales (Lee 1978). Plusieurs auteurs ont tenté une lecture des clivages sociaux et économiques engendrés ou amplifiés par la présence du tourisme sans faire ouvertement état d’une analyse de classes, bien qu’une parenté conceptuelle soit indéniable (Burke 1980 ; Wahnschafft 1982 ; Farver 1984 ; Jommo 1987 ; Michaud 1991, 1993).

Høivik et Heidberg (1980) et Keller (1985) ont utilisé la grille de l’échange inégal pour questionner le tourisme en tant que forme du rapport asymétrique entre Centre et Périphérie. Ils constatent que les populations réceptrices se scindent sur le plan social[5] pour répondre à la demande touristique, que les avantages économiques tombent d’abord entre les mains des intermédiaires et que les échanges entre population locale et touristes sont asymétriques et économiquement inégaux. Ils concluent que les apports du tourisme à cette population sont complexes et que, sur fond de dépendance économique, se dessinent malgré tout de nets progrès quant à la santé publique et au dialogue interculturel. De nombreux articles ont également été publiés sur le thème du changement social par le biais du tourisme. Il n’est pas possible d’escamoter le rôle crucial joué dans le processus du changement social par l’acteur omniprésent et omnipotent qu’est l’État (considéré ici dans ses manifestations locales), de même qu’il serait mal avisé de vouloir faire abstraction de l’influence des incontournables diktats du marché. Ces deux déterminants du changement social ont déjà fait l’objet de nombreuses études, et il n’est pas possible d’en exposer ici le détail. Rappelons-en simplement l’originalité, à savoir l’inclusion du tourisme dans la lecture globale du changement social et économique, thème sur lequel des références sont fournies en abondance dans Annals of Tourism Research, numéro thématique Tourism and Socioeconomic Development (1982), et dans DeKadt (1979), Smith (1978b), Dogan (1989), Pearce (1989) et Harrison (1992).

Dans la vague des travaux sur le changement social, un nombre croissant d’études s’intéressent aux effets du tourisme sur l’identité des hôtes, notamment au rôle que joue l’État dans cette redéfinition identitaire. Lett en signale les fondements (1989 : 276-277) avec ce qu’il appelle l’étude du « maintien de l’identité humaine » — par opposition avec la dimension soeur du « maintien de la vie humaine », à laquelle s’intéressent les analystes économiques des effets du tourisme sur les sociétés hôtes. Il s’agit d’élever l’étude du tourisme à un autre niveau : l’étude des activités qui reposent sur le besoin d’assigner un sens à l’agency humaine, notamment dans l’analyse inter-culturelle du rituel, du jeu et de l’art. Dans la foulée, de nombreux auteurs se sont attelés à la tâche de discuter la persistance et l’altération de l’identité lorsque le tourisme entre en jeu. Il en va ainsi de la sociologue française Marie-Françoise Lanfant (1995), dans un article introduisant le volume International Tourism : Identity and Change (Lanfant et al. 1995), lequel contient une palette d’études de cas sur ce thème et dont la lecture est éclairante. Robert Wood (1997) expose dans son article Tourism and the State : Ethnic Options and Constructions of Otherness, les liens indissolubles entre tourisme, État et définition de la culture et de l’identité ; il souligne la lutte de pouvoir entre État central et cultures régionales visant à établir l’identité « officielle », à savoir cette image qui sera projetée à l’extérieur dans le but de promouvoir la fréquentation touristique. Ce numéro thématique d’Anthropologie et Sociétés se situe dans cette même ligne, les études de cas qu’il propose illustrant toutes ce noeud d’influences dans la construction identitaire.

Dans le cadre des études sur l’identité, certaines thèses sur l’ethnicité ont été appliquées au tourisme (Butler et Hinch 1996), notamment par Van den Berghe et Keyes dans le numéro thématique Tourism and Ethnicity des Annals (1984) — thèses réactualisées ensuite par Van den Berghe (1994) dans une étude de cas au Mexique. Ces auteurs y considèrent le tourisme comme une forme particulière de relations ethniques et analysent l’effet du tourisme sur le maintien, la transformation et la re-création des frontières ethniques (voir également Wood 1984). D’après Van den Berghe (1980), bien que le tourisme puisse effectivement être vu comme une forme de relations ethniques, il faut tenir compte de particularités : la relation est de courte durée en ce qui concerne les individus, le touriste a un statut contradictoire — personnage important à cause de sa richesse, mais incompétent pour ce qui est de la connaissance de ses hôtes ; et ce sont les hôtes qui doivent s’adapter au visiteur, contrairement aux autres situations de rencontres ethniques dans le cadre, par exemple, de l’échange d’époux ou de l’immigration. Il conclut :

The study of tourism can in fact address fundamental problems in ethnic relations. Indeed, several factors make the study of tourism both easy and fruitful : ethnic boundaries in most tourist situations are clearly defined ; tourist-middle-touree roles show considerable overall comparability across cultures ; access to the field setting is by definition, open ; and the social scientist can readily assume the role of participant observer.

Van den Berghe 1980 : 390

En somme

Est-il possible, est-il même utile de conclure sur un tel sujet ? L’on doit reconnaître qu’il est justifié de souligner l’insuffisance conceptuelle se dégageant de la recherche sur les effets du tourisme dans les sociétés réceptrices à partir d’un incertain corpus théorique centré sur le tourisme. Davantage de recherche sur une hypothétique théorie anthropologique du tourisme ne pourra que mener — c’était déjà l’avis de Nash en 1978 — à plus de confusion et d’incapacité à produire quoi que ce soit de théoriquement fiable qui jetterait un éclairage inédit sur les effets de l’activité dans les sociétés hôtes. Et cela, à défaut de caractères suffisamment distinctifs pour asseoir une lecture théorique appropriée de ce phénomène.

À l’opposé, il paraît hasardeux de conclure à l’insignifiance du tourisme sur le plan théorique en anthropologie, ou d’affirmer que le tourisme ne provoque chez ces sociétés réceptrices rien de plus original que ce qu’entraîne la mise au pas capitaliste via l’expansion du marché et la mondialisation. Peut-être en effet une coupure épistémologique est-elle en train de s’effectuer sous couvert de ce qui semble de prime abord n’être qu’une nouvelle façon d’aborder l’altérité, qu’un nouveau vecteur de changement social. Sur ce dernier plan, comme le prouve la masse des études récentes dans l’industrie touristique cherchant davantage à gérer la manne touristique qu’à en comprendre les fondements, peu d’auteurs tournés vers l’étude des conséquences économiques et politiques chez les visités se rallieraient à une telle intuition. Mais un bon nombre d’analystes des effets culturels du tourisme sur le terrain le feraient sans hésiter. On est loin d’en avoir fini avec l’exploration détaillée, tant diachronique que synchronique, des effets de ce rapport très particulier entre visiteurs et visités, et des surprises peuvent encore surgir.

On peut en revanche suggérer que la recherche sur le touriste et l’analyse des réponses locales au tourisme pourraient bien être deux champs de recherche distincts, bien que partiellement superposés. Certaines conclusions quant à l’analyse des sociétés réceptrices ont été exposées plus haut, qui appuient la nécessité de distinguer cette dimension-ci de celle du touriste emboîté dans sa société d’origine et porteur d’encodages circonstanciés déterminant son rapport à l’Autre, notamment dans la transaction touristique. Nous avons choisi dans ce numéro thématique de prendre une distance par rapport à cette analyse du touriste, choix qui pourrait constituer un pas vers une distinction à l’intérieur du champ usuel de la recherche touristique entre ce qui appartient à l’ethnologie des sociétés locales à la Périphérie et ce qui procéderait davantage, au Centre, des sciences de la personne appliquées au touriste.

Ultimement, un constat ne peut être ignoré qui donne son sens à notre démarche. Il s’agit de la nécessité, pour faire avancer la réflexion sur le tourisme comme facteur de changement dans des sociétés réceptrices, de produire des études de cas fouillées et résolument enracinées dans leurs contextes particuliers. Cette matière première de la recherche est indispensable pour avancer sur ce terrain encore mal connu. Elle sert d’ancrage à la réflexion qui, à défaut de pouvoir s’appuyer sur le réel pour s’édifier, pourrait ne plus répondre à d’autre logique que celle de sa propre cohérence discursive. Dans cette perspective, comme l’avaient affirmé tour à tour dès 1981 Bodine, Pi-Sunyer et Watson-Gegeo, l’anthropologie constitue une discipline de recherche d’une remarquable pertinence.