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Que la normativité soit inhérente à la conquête de son logos par l’anthropos, voilà ce que la danse en tant que phénomène langagier vient mettre en scène. Et en ce sens elle a été admise au rang de question par l’anthropologie.

De l’intensification de cette rencontre procède cette livraison de la revue Terrain. Dans la première partie (« Danser »), huit auteurs nous introduisent à la question, thématique pour l’occasion, des danses. La seconde (« Repères ») nous invite quant à elle à aborder la représentation de la véracité et de la fausseté chez des salariés d’une entreprise de maro-quineries (Monique Jeudy-Ballini) et les implications sémantiques (religieuses, politiques, idéologiques et ethniques) des pratiques pileuses de Turcs vivant à Strasbourg (Benoît Fliche).

Avec « La danse traversière », Claudine Fabre Vallas prend bien soin de mettre le lecteur en présence de l’interrogation en cascade qu’elle a dû affronter lors de sa collaboration à la réalisation du dossier thématique : « Quels regards porter en effet aujourd’hui sur un phénomène d’une telle ampleur, sur un sujet aussi polymorphe, aussi mouvant ? » (p. 6). S’étant refusée à produire un état de la question des danses, l’auteure, afin de situer son texte et ceux qui lui suc-cèdent, mentionne s’être limitée « à lancer des passerelles, à tracer les passages possibles entre ces approches, ces projets et des ‘‘façons’’ qui sont aussi des manières de voir, de sentir et de penser l’acte de danser » (p. 6). Sur la base de cet article liminaire étoffé — qui traite de la danse dans ses relations avec le masque, le rite, la corporalité, la nudité, les rapports de genres, les jeux de rôles et les voyages —, le lecteur peut poursuivre son parcours sans nécessairement s’en tenir à la chronologie des textes.

À partir de l’« abécédaire réduit » proposé par Alain Mons pour prendre la mesure d’un conflit qui atteint son apogée dans la chorégraphie contemporaine, celui de l’articulation entre la présence et l’absence, entre la corporalité et l’incorporalité, il peut ensuite chercher à com-prendre avec José Gil la « logique du mouvement » inhérente au phénomène de la chorégraphie, son « nexus », afin de reconnaître la centralité de la méconnaissance dans cette communication inconsciente que suppose et que met en scène un corps qui, tout-à-coup, danse.

Puis, voyageant dans le dossier thématique au gré des destinations qu’il lui offre, le lecteur peut tour à tour faire escale : 1- à Tunis où la danse, à l’occasion des mariages, est abordée en tant que « fait culturel » (Maud Nicolas) ; 2- en France, pour une réflexion sur la formation et la signification de cet emblème de la danse classique qu’est la « fille blanche » (Virginie Valentin) ; 3- à Toulouse, où la salsa devient la matrice de « parcours d’identification » (Deborah Puccio) ; 4- en Argentine, pour penser le tango en tant que « réponse culturelle » aux problèmes posés par l’identité, les rapports de genres, la violence, la mort (Julie Taylor) ; 5- et à New York où les représentations des adeptes de la « dowtown dance » révèlent la présence d’une « négociation permanente » entre les sphères économiques, sociales et institutionnelles qui contribuent à dessiner les contours de cet art expérimental moins libre qu’il n’y semblait tout d’abord (Laurel George).

En faisant du corps le support principiel de la réciprocité toujours incertaine entre l’identité, la mondialité et l’altérité, la danse se présente à l’anthropologie comme une question redoutable. Pour cette raison, les articles de Gil (« La danse, le corps et l’inconscient ») et de Mons (« Le corps dérobé ») méritent une attention particulière. Si la danse constitue bien une communication entre Soi, le Monde et Autrui, ce n’est pas tant sur le mode du langage verbal, articulé, mais plutôt en regard de mouvements infinitésimaux, des « quasi-articulations » dira Gil, qui rendent les autres mouvements possibles. Ce dont il s’agit ici concerne cela même que Mons a nommé le « mystère de l’interstitiel ». Qu’est-ce à dire dès lors sinon qu’une « an-thropologie contemporaine du visible peut s’interroger sur un univers d’images qui ne reproduisent plus l’aspect extérieur des choses, mais plutôt enveloppent les phénomènes qui vont se déployer », bref sur « l’exaspération des surfaces qui engendrent la blessure du visible » (p. 110 et 111, mes italiques).

À la lecture de ce dossier thématique, il devient malaisé de ne pas reconnaître avec Fabre Vassas que la danse n’a de cesse, qu’elle est partout. C’est pourquoi l’on méditera longuement ce mot d’Henri Michaux, repris par l’auteure (p. 22) pour intituler la conclusion de son article liminaire : « C’est par le mouvement que l’homme voudrait appartenir au monde ».