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« Écouter le silence quaker »[1]. L’ethnographie a longtemps privilégié le recueil de discours et l’observation de structures au détriment du sensible, entendu comme « ce qui peut être perçu par les sens »[2] : indissociable du vécu individuel et collectif et par conséquent de l’enquête de terrain (Laplantine 2009), le sensible s’avère « incontournable » dans le champ religieux (Lautman 2000). Avant de rencontrer les quakers de Newton[3] (Derbyshire), j’entendis parler d’eux comme de gens qui « se réunissent en silence », selon une expression employée par les adeptes eux-mêmes : c’est le silence de ces assemblées, meetings[4], que je prendrai ici pour objet anthropologique.

Le mouvement quaker ou Société religieuse des Amis[5], apparu au XVIIe siècle comme une dissidence chrétienne au sein de l’Église d’Angleterre sous l’impulsion de George Fox (1624-1691)[6], se diffusa en Amérique du Nord dans le sillage de la colonisation. Aujourd’hui, 17 000 Amis[7] anglais sont répartis dans des groupes locaux aussi appelés meetings. Celui de Newton recrute dans un rayon d’environ vingt kilomètres et compte quelque trente adultes (enseignants du secondaire ou du supérieur ou exerçant une profession artistique ou libérale) et quinze enfants ou adolescents. En 2000, les doyens en étaient un couple de « quakers de naissance » (birth-right Quakers), nés de parents quakers, à la différence des autres adeptes venus à l’âge adulte.

En 1998, on me présenta une Amie de Newton particulièrement active dans la vie publique[8]. À notre deuxième rencontre, je l’interrogeai sur la possibilité d’assister aux assemblées locales en tant qu’anthropologue, demande à laquelle les autres Amis accédèrent. À de nombreux entretiens et à une correspondance régulière avec cette femme s’ajoutèrent donc entre 2000 et 2006 neuf réunions dominicales à la « Maison de rencontre quaker », non loin des églises anglicane, catholique, évangéliste et méthodiste du bourg. L’accueil fut chaleureux : conformément à l’usage quaker, je ne fus pas interrogée sur mes croyances personnelles et ne fis l’objet d’aucune démarche prosélyte[9]. Assise silencieuse et immobile parmi les membres, les mains vides, je ne m’autorisais aucune prise de notes, m’efforçant de mémoriser le déroulement de chaque séance afin de le transcrire dans les heures qui suivaient. Le renoncement aux accessoires et supports habituels de l’enquête transforma l’observation : comme l’ont expérimenté d’autres chercheurs (Bendix 2005 : 8-10), une fois rendu à une totale disponibilité sensorielle, mon corps devint ma principale « boîte à outils ». Ma position fut celle d’une participante dans la forme mais non dans l’esprit, avec les sens en alerte, et vivant en même temps une expérience d’absorption induite par l’immobilité et le silence.

Tenter d’expliquer une pratique sociale pose la question fondamentale du rapport entre la restitution par l’écriture de données de terrain et les modalités de leur interprétation. Cette question en contient ici une autre tenant au registre empirique considéré : comment tenir la gageure de rendre un matériau – le silence – qui se caractérise en négatif ? Les réponses proposées empruntent aux apports du « virage sensoriel » (Howes 2003) amorcé par l’anthropologie sociale vers 1980[10] et qui a contribué à replacer le corps et les sensations au coeur de l’observation. Un tel recentrage semble approprié à l’ethnographie du meeting quaker qui, s’affichant comme une pratique définie par l’ouïe seule, met en jeu des relations sociales (Howes 2003 : 55). Mais pour qu’une intelligibilité sociale et symbolique émerge d’une telle approche tout en évitant l’écueil de l’« essentialisation » des sens, il convient d’en expliciter les limites. Dans le cas présent, bien que la perspective sensorielle recèle des ressources heuristiques, elle ne permet pas d’établir une « carte des sens » propre aux Amis (Howes 1990 : 99, 101) moins encore de constituer les sens mis en acte dans l’assemblée en un « système culturel » (Howes 2005 : 7)[11]. À la différence de Howes (2005 : 5) qui assigne au sensible la capacité « d’exprimer et de renforcer [un] ordre social et cosmique », je pense avec Leavitt et Hart (1990 : 77) que l’approche sensorielle « plutôt qu’une doctrine, offre des pistes » et ne saurait aboutir à une nouvelle (sous-)discipline, telle que « l’anthropologie des sens ». Reprenant Bendix (2005), le sensoriel dans sa diversité doit intégrer l’enquête ethnographique sans remettre en cause la démarche holiste de l’anthropologie sociale.

Je commence par rendre compte d’une rencontre comme une séquence chronologique avant de focaliser la réflexion sur l’acception quaker du silence. J’entreprends ensuite d’explorer l’organisation du meeting comme un tout, ce qui exige de le recomposer en « complexe sensoriel » à la manière de Leavitt et Hart (1990 : 85), avec la pluralité des sens engagés par les participants. Cette perspective élargie à l’univers sensible et matériel de la rencontre inclut les objets comme « actants symboliques », selon Latour (2007).

L’assemblée quaker trouve-t-elle alors sa singularité dans le seul silence ? Élaborée et vécue à la fois subjectivement et en groupe, c’est une expérience sensible et sociale. Les participants, malgré leur souci réitéré d’éliminer tout symbole, se réunissent régulièrement, dans un cadre spatio-temporel précis, pour ce qui ressortit bien à un rite. Comme d’autres rites observés dans différents univers religieux, celui-ci convoque un dispositif rituel, c’est à dire une logique de mise en acte basée sur la matérialité du culte, elle-même source de sens (Hsu 2008 : 441). L’assertion de Keane selon laquelle « les religions n’exigent pas toujours des croyances, mais impliquent toujours des formes matérielles » (Keane 2008 : 124) semble pertinente ici ; dans la quasi impossibilité de définir la croyance quaker tant est extrême l’hétérogénéité des convictions attestée parmi les Amis par delà le principe quasiment acquis d’une « présence divine » en chaque être vivant[12], la simple adhésion à une modalité si spécifique d’être ensemble assurerait la pérennité d’un mouvement soi-disant « religieux » qui laisse chaque adepte libre de croire. De fait, les données de l’enquête comme les sources écrites montrent que les cinquante minutes de silence sont inséparables des cinq minutes d’annonces qui les clôturent : le sens du culte tient à la présence des Amis dans le monde, présence faite de positionnements publics et d’action sociale et fruit d’une histoire propre. La dernière partie du texte propose la mise en miroir de deux polarités – une sensorielle, l’autre morale.

Décrire le silence

Une réunion

Chaque dimanche, de 10h30 à 11h30, les quakers de Newton « se rencontrent en silence » et, précise un Ami, « ensemble et avec Dieu ». Dès 10h20, ils arrivent un à un, sans bruit, dans la pièce carrée où des chaises sont disposées en cercle autour d’une table basse, la porte étant chaque fois refermée. Dans le hall d’entrée, un Ami accueille à voix basse les adeptes jusqu’à 10h30, moment où il rejoint le meeting. Sur la table, trois « objets » : une Bible, un volume de Foi et pratique quakers (Quaker Faith & Practice[13]), et un petit vase garni de fleurs fraîches – selon la saison, bulbes ou pois de senteur. La lumière entre largement par les grandes fenêtres et on entend le chant des oiseaux et le bruissement du vent dans les arbres tout proches. Lancé du clocher de l’église paroissiale distante de quelque 300 mètres, l’appel carillonné à la grande messe dominicale se poursuit jusqu’à 10h45, heure où débute l’office anglican. Peu après entre la seule retardataire du meeting, justement sonneuse elle-même, qui referme délicatement la porte derrière elle[14].

De rigueur dès 10h20, le silence s’installe vraiment lorsque se taisent les cloches de l’église paroissiale et que leur succède le tic-tac de la pendule murale. On perçoit alors au travers des cloisons des bruits assourdis, issus d’une autre pièce située par delà l’entrée, où les enfants des Amis s’occupent à une activité coordonnée chaque semaine par un adulte différent : arts plastiques, cuisine, chants, lecture, ou encore petite promenade ou jeu dans le jardin attenant. Le silence s’accompagne d’une immobilité des corps, rompue quand un Ami se lève et va à la table centrale prendre l’un des volumes pour le consulter à sa place, avant d’aller le reposer. Tournés vers le centre de la pièce, assis le dos droit, certains participants ont les jambes croisées, d’autres les pieds posés sur un tabouret bas. Le silence se prolonge jusqu’à ce qu’un Ami souhaite s’exprimer. Il se met alors debout, d’abord sans parler, puis il lit ou récite une courte rubrique du recueil quaker ou un verset de la Bible. Ce peut être aussi une citation littéraire ou un propos personnel relatif à un fait d’actualité ou à une expérience vécue peu de temps auparavant. Par exemple, le 8 octobre 2000, quatre Amis ont parlé, durant une douzaine de minutes en tout. Une femme explique d’abord comment autrefois, elle imaginait Dieu avec une barbe, grand, venant « lui prendre ce qu’elle aimait » et lui demandant en quoi elle croyait. Maintenant, poursuit-elle, je pense à Dieu comme à un « esprit » avec des mains « en conque » (cupped). Elle travaille [en tant qu’artiste plasticienne] à une sculpture qu’elle intitulera justement « Cupped Hands » car c’est le soutien, l’aide, figurés par les mains qui lui paraissent essentiels. Environ dix minutes après, une Amie introduit son propos par « Dieu emprunte des voies mystérieuses pour réaliser ses desseins »[15] : après avoir été souffrante pendant plusieurs jours, elle a trouvé, accroché à la poignée de sa porte d’entrée, un sac en plastique contenant de merveilleux dahlias. Elle a vainement cherché depuis à en identifier le donateur. Un peu plus tard, une troisième participante se lève : « Dieu n’existe pas, c’est ce que nous faisons, ce que nous sommes, c’est au plus “un esprit” ». Enfin, un Ami récite la première strophe d’un poème de Thomas Hardy, In the Garden (1925).

À 11h20, les enfants entrent en silence, les plus grands occupant les chaises libres tandis que les petits vont sur les genoux des parents : le tissu sonore et plus généralement sensible est totalement transformé, ce qui par contraste souligne l’intensité du silence des adultes jusque-là. Bien que familiarisés avec la discipline des rencontres, des enfants changent de place, d’autres feuillettent le livre qu’ils ont apporté, les plus jeunes chuchotent à l’oreille des parents qui leur répondent tout bas. L’atmosphère est modifiée aussi par le regard et plus largement le corps des enfants : tandis que les adultes, les yeux ouverts ou non, regardent vers l’intérieur, surtout vers la fin du meeting, les enfants regardent le réel « en face », que ce soit les objets ou les Amis adultes avec lesquels ils cherchent à établir un contact visuel. Leur corps est encore imprégné d’action, de mouvement et porteur d’une énergie qui tranche avec le statisme des aînés assis. Enfin, quand les jeunes rejoignent les parents, ils apportent éventuellement le fruit de leur activité : collages, aquarelles ou gâteaux, voire beignets, dont la matérialité physique et/ou olfactive fait intrusion dans un espace jusque là immobile et inodore.

Fait d’un silence différent, ce sas temporel amorce un retour au monde extérieur pour les adultes. Il se termine à 11h25 quand, toujours assis, chacun se tourne vers ses voisins pour échanger poignées de mains et saluts, regards et sourires. Sont ensuite annoncées les initiatives, récentes ou à venir, locales ou générales, du mouvement : vigiles pour la paix, pétitions, courrier aux élus ou aux média, retraites, etc. Un Ami donne des nouvelles d’un malade, un autre d’un prisonnier avec qui il correspond ou du camp palestinien soutenu par le Meeting de Newton. Puis c’est aux enfants d’évoquer ce qu’ils viennent de faire. À une occasion, un garçon déclare : « Nous nous sommes d’abord demandés ce qui nous rend heureux et ce qui nous fait rire. Puis, nous avons fait des biscuits »[16]. Une autre fois, chacun montre une petite maison fabriquée dans un papier de couleur différente, avec l’inscription manuscrite : « Paix pour toutes les maisons ». Un autre jour, le jeune porte-parole âgé de quatorze ans explique : « Nous avons préparé quelque chose dont je ne peux pas encore parler »[17].

Il est 11h30. Un Ami pose sur la table un petit cochon en faïence en rappelant la cause du mois. On se met debout, des pièces sont glissées dans la tirelire. Deux membres vont dans la cuisine attenante s’occuper de la collation – café et biscuits – servie en Angleterre à l’issue de toute réunion, religieuse ou non. Les conversations forment un tissu sonore dont le volume est réglé par l’étiquette sociale.

La relation silence/parole

Le silence participe d’une économie du langage quaker qui s’étend au monde en général. Les mots, disent les Amis, sont souvent de trop : quand ils ne sont pas futiles, ils divisent. « Évitez la compagnie, conseillait William Penn, quand elle n’est pas profitable ou nécessaire ; et dans ces occasions, parlez peu et en dernier »[18]. Comme d’autres normes de conduite, ce principe quaker est aujourd’hui plus qualitatif que quantitatif, les Amis parlant volontiers et pas seulement entre eux. Si après un meeting, un Ami absent souhaite s’informer de son déroulement, il demandera « qui a officié » (who ministered), tournure définissant dans les Églises institutionnelles l’ecclésiastique chargé du culte mais dont l’usage persiste chez les Amis malgré leur organisation acéphale. Quiconque officie pendant plus de quelques minutes est interrompu par un : « Ami, tu as assez parlé » ou « Ami, tu es en train de prêcher »[19]. On ne prend pas la parole pour la garder et on ne la reprend pas non plus. Aussi, lors des réunions suivies, le temps « parlé » a-t-il rarement excédé dix minutes.

Les Amis de Newton expliquent que le silence n’est ni vide ni passif, il est fécond pour lui-même, il a sa valeur propre. La parole y trouve sa source et y renvoie. Le silence est, selon Bauman (1974 : 145, 149), plutôt qu’un moyen au service de la parole, l’objectif ultime auquel celle-ci est subordonnée, la rhétorique quaker considérant en effet la prise de parole comme une nécessité censée guider l’auditoire vers la « lumière intérieure », la « révélation personnelle ». D’acception aujourd’hui assez individualisée, ces notions dessinent à la fois une perspective générale pour les adeptes et l’objectif de tout meeting. Je n’ai pas interrogé les quakers de Newton à l’issue des rencontres pour savoir « à quoi ils pensaient » pendant les cinquante minutes de silence. Dans un contexte religieux, il est admis que le silence crée un espace temporel d’absorption propice à la méditation, à la réflexion ou à la prière[20]. Aucune de ces modalités n’est privilégiée de manière exclusive chez les Amis, comme le confirment les membres du groupe lors de conversations informelles. On ne peut combler rétroactivement le silence ou restituer le fil de la pensée en sollicitant des discours a posteriori[21] : l’exercice de « traduction », au sens de transposition d’un registre dans un autre – ici de verbalisation du mode de conscience induit par le silence – est au mieux une recomposition[22]. Bauman lui-même « élabore davantage sur l’idéologie justifiant les silences » que sur « l’expérience de la lumière intérieure » (Bendix 2000 : 6). Les reconstitutions recueillies par Luhrmann auprès des adeptes du Vineyard Christian Fellowship à Chicago à la suite de séances individuelles de prière silencieuse livrent un exemple où quête intérieure et écoute de Dieu sont encadrées à la fois par des guides pratiques, le partage d’expériences personnelles lors de sessions collectives et une croyance unifiée (Luhrmann 2007). Ce modèle religieux semble aux antipodes de l’éclectisme spirituel des Amis, de leur défiance à l’endroit des « méthodes » et de leur réserve envers une parole profuse. Si le silence des meetings résiste à une transcription textuelle sous forme de réminiscence orale ou écrite, les paroles d’un adepte officiant ne constituent pas davantage l’actualisation littérale d’un état mental. Ainsi, chacun parcourt et habite le territoire du silence de manière singulière, différente d’une réunion à l’autre, d’autant plus que le degré d’immersion dans le silence n’est pas uniforme. Nos outils d’observation sont inaptes à distinguer le recueillement de l’attention fluctuante d’une pensée vagabonde, voire d’éventuels moments de vacuité ou d’ennui.

Toute prise de parole amène les autres participants à sortir de leur propre silence pour se placer en posture d’écoute. Chacune est faite sans recherche d’éloquence, sur un ton « normal », sans emphase, componction ou émotion. Que son contenu soit banal ou profond, elle se distingue d’un propos profane par ses conditions d’énonciation : enveloppée par le silence, celui qui précède et celui qui suit, elle en change la teneur. Chaque énoncé se suffit à lui-même, n’amorçant ni dialogue ni débat. La rencontre d’octobre 2000 où la troisième proposition semble répondre aux deux premières, offre un peu un contre-exemple car quoiqu’on pense, il convient, selon la formule quaker, de « laisser les mots s’éloigner » ou « monter jusqu’à Dieu ». La parcimonie rend le discours puissant, mais qu’il provoque interrogation, empathie ou hostilité, l’impassibilité doit prévaloir sur les visages et dans les regards et seule une réaction différée est possible : souvent, le jour même ou dans la semaine, un Ami appelle celui qui a officié pour s’entretenir avec lui.

Dans les rencontres suivies entre 2000 et 2006, deux tiers des participants restaient toujours silencieux, malgré la possibilité qu’a tout membre d’officier. Pendant le culte, le néophyte se tait, expérimentant le silence en général, celui des autres, et le sien. Pour quiconque le découvre, ce peut être intimidant et engendrer un malaise, voire une certaine agitation[23]. Ainsi, un octogénaire nouveau venu (ex-méthodiste et auparavant transfuge de l’Église d’Angleterre), passait l’essentiel des rencontres, semaine après semaine, à tourner les pages du Quaker Faith & Practice, s’arrêtant au passage pour lire une rubrique. Un jour, les Amis constatèrent qu’il pouvait rester sans bouger, les mains vides, pendant une séance complète. Pour les néophytes, l’apprentissage est multiple – sensoriel, corporel, spirituel et social –, à la fois informel et exigeant : durant une année au moins, le silence fait à la fois d’observation et d’attente a valeur d’une mise à l’épreuve dont les règles sont surtout implicites[24]. Comme le découvrent certains candidats à leurs dépens, il n’aboutit pas forcément à l’intégration, soumise à l’accord des membres du groupe local.

Les Amis parlent de « silence pur » (sheer silence), recherché à chaque rencontre grâce au vide sonore instauré par la coutume. Intime et souvent hors d’atteinte, le silence absolu est une expérience rendue possible par le silence imposé. Celui-ci, à la différence de celui-là est perceptible et accessible aux nouveaux venus et au chercheur ; il s’apparente aux silences « ordinaires » que nous expérimentons – dans un lieu de culte entre les offices, une rue déserte, un sous-bois, etc. – et qui ressortissent à un lieu, naturel ou construit, dans ses dimensions matérielles et spatiales, humaines et sociales. Propres à un temps quotidien ou historique, variant au fil de la journée et des saisons, les silences observables sont souvent instables. À chaque meeting, le silence pur reste un horizon à atteindre, composant avec l’assistance du jour, les dispositions de chacun et d’éventuels signaux extérieurs. Un dimanche, le bébé âgé de quelques mois d’un couple d’Amis se mit à pleurer dans la salle des enfants, doucement d’abord puis de plus en plus fort, et malgré les efforts audibles des plus grands et de l’adulte en charge pour l’apaiser[25], le père quitta finalement la rencontre pour aller s’en occuper. Le meeting est perméable aussi aux émotions, privées ou partagées. À une occasion où une adepte de Newton traversait une crise familiale grave, une tension était perceptible parmi toutes les personnes présentes. Le groupe réagit également à la marche du monde, proche ou lointain. Une Amie rapporte qu’après le 11 septembre 2001, « les quakers de Newton ont eu des meetings très silencieux ». Ils ont organisé des discussions en dehors du culte, comme si celui-ci ne pouvait « accueillir » la violence de l’épisode et lui donner du sens. De même, au printemps 2003, la première prise de parole d’un meeting fut la suivante :

Quand au XVIIe siècle, George Fox s’est levé dans la petite église de Cumbria, il a demandé au prêtre : « Tu nous as dit ce que Jésus a dit mais toi, qu’as-tu à dire ? »[26]. Maintenant, il y a eu ces derniers jours des bombardements auxquels nous nous opposons et je me suis sentie vide. Si on me demandait « Qu’as-tu à dire ? », je pense que je ne saurais que répondre.

Le silence est altéré, on l’a vu, par chaque prise de parole, et même en l’absence d’intervention, il évolue au cours d’une séance. Bien que la discipline s’impose dès le départ, la rencontre commence par une phase ascendante, une progression : on pourrait parler d’« une montée en silence »[27]. Pendant le premier quart d’heure au moins, le silence se construit : il s’amplifie, se densifie et une prise de parole peut alors advenir. Je n’ai jamais vu un Ami officier alors que les cloches de l’église carillonnaient encore. À l’autre extrémité, c’est-à-dire dix minutes avant la fin, quand le silence se fissure et se recompose avec l’entrée des enfants, rare est l’Ami qui s’exprime peu avant leur venue et moins encore en leur présence.

Vers une matérialité du rite

La Société des Amis a rejeté liturgie et sacrement, corpus de prières ou recueil d’hymnes à la différence d’autres religions, monothéistes ou non, qui organisent paroles et/ou sons – lecture biblique ou coranique, prières, prêche, prophétie, glossolalie, récits mythiques, chants, incantations. Le culte se limite aux rencontres hebdomadaires[28]. Pas de temps sacré distinct d’un temps profane car « toute vie est sacramentelle » et aucun calendrier ne différencie jours ordinaires et jours festifs, nul repère saisonnier non plus, les cinquante deux dimanches sont identiques : le temps est étale, à l’intérieur de chaque rencontre et d’une rencontre à l’autre. Les Amis s’emparent d’un matériau double – silence et parole – apparemment accessible à quiconque. Intégrés comme et à une pratique corporelle, silence et parole sont complémentaires et articulés, comme en musique, pour produire un discours spécifique, et comme en musique, ils transforment la durée. On voit comment, opérant dans un contexte public, soumis à la reproduction et à des contraintes (heure et lieu), ce binôme devient un langage rituel, tel un texte liturgique, dont la « forme sémiotique » est identifiable (Keane 2008 : 114-115), l’effet de répétition formelle quasi à l’identique étant renforcé par la propension à l’occupation, d’une fois sur l’autre, des mêmes places dans le cercle des chaises.

Mis au service d’un objectif à la fois collectif et intime, le matériau silence/parole est incorporé puis rejoué – au sens de performed – par chaque adepte, selon une partition normée et personnelle, entre script et improvisation, pour composer un culte où, selon le processus d’embodiment analysé par Csordas (1990) et Luhrmann (2007), le corps des adeptes comme objet et sujet de la rencontre joue le rôle central – paradoxalement ici, car à la différence du silence, l’engagement des corps ne fait pas « signe » d’emblée. La maîtrise de la parole s’assortit d’une discipline physique : le corps semble bridé, atone, les postures et la gestuelle vides de toute expressivité. Quid des autres sens ? Dans un numéro de Terrain consacré au toucher, Bromberger écrivait que « Là où l’image est proscrite […], le toucher […] occupe […] une place prééminente dans la piété populaire » (Bromberger 2007 : 8). Rien de tactile cependant dans le culte des Amis. Quant à la vision, elle aussi est « mise en sourdine » ; le regard peut se porter au dehors, sur les feuillages ou la course des nuages mais il ne se pose pas. Bien qu’assis en cercle, les Amis ne se regardent pas. Le regard sépare plutôt qu’il relie car il est tourné sur soi, y compris lorsqu’un participant parle. Dans la pièce, le plafond est blanc et les murs nus couleur coquille d’oeuf. Se fondant dans cette neutralité chromatique, les vêtements des participants, selon un code implicite de sobriété, composent un camaïeu de gris et de beiges, dans des textures mates. Aucun matériau n’attire l’attention et la salle des rencontres a pour seul mobilier les chaises et la petite table : ni autel, ni chaire, ni lutrin. Aucune icône, ni image à contempler, pas de crucifix non plus ; sur les murs, il n’y a que la pendule. « Aucun symbole », déclarent les quakers. Et de même qu’il n’est pas de temps sacré, il n’est pas d’espace sacré, la maison de rencontres n’étant ni temple, ni église, car la société dans son ensemble et le monde humain et « naturel » sont le lieu même d’exercice des principes communs[29]. À l’issue de chaque réunion, la table et son contenu sont remisés et les chaises empilées dans un coin de la pièce ; celle-ci peut ainsi être louée aux associations locales pour y organiser qui une conférence de la société historique, qui un cours de tai chi.

Cependant, contrairement aux contours mouvants du groupe au fil des semaines et aux prises de parole, toujours uniques, les objets de la petite table, placés au centre géographique du meeting, semblent constants et prévisibles en vertu d’une matérialité qu’ils partagent avec le bâtiment lui-même. Mais à la différence d’autres éléments fonctionnels comme les chaises, ces objets participent des références disponibles pour les Amis d’aujourd’hui. Aussi, dans la mesure où leur présence « introduit une différence dans le déroulement de l’action », il s’agit bien de ces « actants non humains » que Bruno Latour (2007 : 103, 113) propose de « faire parler ». La Bible rappelle que le groupe, contestant à la fois le statut de son message – alors imposé comme seule vérité – et les institutions qui en contrôlaient la diffusion, a fait sécession de l’Église établie en quête d’un christianisme des origines. Quant au Quaker Faith & Practice, il témoigne du chemin parcouru en trois siècles et demi. Périodiquement mis à jour lors des meetings nationaux, ce volume réunit les points forts de la pensée quaker depuis son émergence, et des réflexions et sentences puisées à des sources éclectiques, chrétiennes ou non, sacrées ou profanes, anciennes ou contemporaines. Si certains Amis ont (eu) un exemplaire la Bible, tous détiennent un recueil quaker car il est offert à l’intégration dans le groupe local : dans les deux cas, on a affaire à un discours imprimé, le premier arrêté et le second évolutif, en phase avec le monde, mais avec chacun, tout Ami entretient un rapport personnel, basé sur l’interprétation plutôt que sur le dogme. Ainsi en va-t-il pour les autres items posés sur la table, le temps des rencontres. Introduction récente à laquelle les quakers de naissance s’étaient opposés, le bouquet affirme la valeur attachée par les Amis d’aujourd’hui à la beauté du monde vivant et à sa préservation. Plus traditionnelle, la petite tirelire apportée en fin de réunion rappelle l’exigence chrétienne de détachement des biens matériels et le devoir de charité. Chacun des objets est certes signifiant pour lui-même, en dehors des rencontres, mais une fois juxtaposés en « contexte d’usage », ils forment un ensemble doté de significations dépassant leur simple pouvoir mnésique (Tabois 2008 : 169).

Ainsi se terminait cet inventaire, quand parcourant à nouveau la pièce par la pensée, je m’arrêtai à la pendule qui seule reste en place, quelle que soit l’utilisation faite des locaux. Chaque dimanche, elle transforme la durée, telle une matière première informe comparable au silence, en une séquence d’une heure, à la fois format et contenu nécessaires au déroulement de chaque rencontre. En contribuant à faire de chacune un culte avec un début et une fin, elle a un rôle rituel. Dans son usage rigoureux, car la ponctualité est de règle, elle conforte la discipline des normes sensorielles. En même temps, le choix concerté de l’horaire des rencontres dominicales les inscrit dans une scansion hebdomadaire commune aux cinq confessions représentées dans la localité : aussi la pendule est-elle un rappel d’une temporalité partagée, matérialisée par l’emprise sonore exercée chaque dimanche matin de 10h15 à 10h45 sur le bourg par les huit cloches de l’église paroissiale appelant au culte anglican.

Les rares objets réunis dans le meeting contribuent à en faire un complexe sensoriel doté d’une efficacité rituelle observée dans d’autres cultes[30]. En l’absence d’un discours de légitimation porté ailleurs par une liturgie et/ou une prêtrise, ce dispositif suppose l’hypothèse d’une certaine transcendance et devient une des modalités de la médiation entre le groupe et le divin, ce sont des « traces » (Piette 1999 : 76), organisant la « coprésence » des Amis réunis avec l’entité que certains nomment Dieu, d’autres un esprit (Piette 1999 : 24). Comme chez les Chrétiens de Sumba dans l’Est Indonésien, les objets du meeting, dans leur matérialité même, concourent à « combler le vide ontologique entre les mondes visibles et invisibles » (Keane 2006 : 312).

La part des sens

Ces objets renvoient, on l’a vu, au registre des valeurs, au même titre que l’usage du binôme silence/parole. Depuis l’émergence du mouvement, l’ensemble s’inscrit dans une règle de vie mettant en rapport des « perceptions et concepts sensoriels » et « une vision du monde » (Howes et Marcoux 2006 : 10). Selon les propos d’une quaker française, « la suppression des formes extérieures va de pair avec la recherche de la simplicité » (Louis 2005 : 18). Les Amis perpétuent ainsi en les interprétant des normes présentes à l’origine du christianisme et préservées dans certains ordres monastiques[31]. Bauman (1974 : 145) rapporte que le silence exige « un état de suppression de soi », formulation qui fait écho à une idée ancienne, celle de « désencombrer » [le corps], terme mystique de Saint-Jean de la Croix à propos des voies possibles [vers le] recueillement » (Carosso 2006 : 19). Au XVIIe siècle, la démarche des Amis participait d’une ascèse générale imposée aux sens, fondatrice d’un nouvel ordre social, introduite un siècle auparavant par les calvinistes et bannissant toute forme de frivolité liée au confort matériel, à la parure ou au divertissement (musique, théâtre ou alcool[32]). Considérée à trois siècles et demi de distance, l’adhésion au mouvement, en un temps où d’autres courants prônaient aussi la frugalité, pouvait passer pour une simple différence de degré. Pourtant, si le processus de scission proprement dit s’inscrivait dans le droit fil de l’histoire du protestantisme, l’hétérodoxie en termes de culte et d’organisation que le mouvement quaker représenta fut en son temps perçue comme radicale.

La rigueur sensorielle l’opposa d’abord au catholicisme dont la liturgie était stigmatisée par les réformateurs, puis par les quakers avec eux, par l’expression « odeurs et cloches », (smells and bells) qui raillait l’emprise supposée des papistes sur les sens au moyen d’une langue hermétique et d’une pompe rituelle productrice de senteurs, sons, images – effluves d’encens, tintement de cloches, voix séraphiques des choristes et puissance des grandes orgues[33] –, artifices renforcés par les objets liturgiques en bois rares et métaux précieux et par de somptueux vêtements sacerdotaux (étoffes, textures et couleurs). La formule smells and bells visait aussi la dimension corporelle, voire chorégraphique, du culte avec la gestuelle du prêtre et des fidèles – signe de croix, génuflexion, etc. En dénonçant le dispositif rituel des catholiques romains ainsi que la représentation picturale ou plastique du Christ ou des saints comme de l’idolâtrie, la Réforme entendait écarter « toute compromission avec le magisme ou simplement l’émotionnel » (Lautman 2000 : 96). La critique englobait aussi le papisme, comme hiérarchie et pouvoir temporel. L’Église d’Angleterre n’était cependant pas épargnée non plus par les premiers Amis, dans sa version anglo-catholique ou « haute église » avec sa ritualité proche de celle de Rome. Mais était dénigré aussi le courant calviniste du christianisme réformé qui, bien qu’austère en termes liturgiques – ni vêtements sacerdotaux, ni encens – et théologiques – pas d’eucharistie –, produisait souvent une parole pléthorique (prêche ou témoignage) marquée par la spontanéité et l’émotivité. Plus tard furent encore condamnées les pratiques de certaines églises évangélistes où, à l’encontre des normes quakers, les fidèles parlent « en langues »[34]. Ainsi, dans un christianisme anglo-saxon aujourd’hui encore travaillé par ses dissidences[35], le sensoriel et le sensible sont restés à la fois des enjeux et des critères de valeur car c’est à leur aune que sont érigées des barrières et définies des appartenances, selon le principe d’inclusion/exclusion. À Newton, les Anglicans anglo-catholiques eux-mêmes recourent au paramètre sensoriel pour qualifier de happy clappy les pratiques des Évangélistes qui chantent en tapant dans leurs mains et y voir des formes naïves d’expressivité.

Au miroir de cultes voisins en termes historiques, géographiques, voire sociaux – car de nombreux quakers en sont issus – par comparaison avec ces cultes du plein, de la pléthore, qui chorégraphient le rituel ou/et sont « bavards », avec ces cultes saturés de signes et de symboles, le silence quaker se perçoit donc en creux. Après dix ans parmi les Amis où « elle aimait le silence », une interlocutrice a rejoint les méthodistes qu’elle trouve « très affairés » et « bruyants »[36]. La défiance qu’inspirent les symboles aux Amis prend ainsi tout son sens. Dans les années 1990, les élèves d’une classe et leur maîtresse furent assassinés dans une école maternelle écossaise et certains Amis de Newton souhaitèrent interpréter le drame pour leurs enfants. On alluma autant de bougies que de victimes et on en ajouta une pour l’agresseur. Puis les adultes les apportèrent dans le meeting : alors, sans dire un mot, le couple de « quakers de naissance » se leva et s’en alla. Plus tard, quand la mère à l’origine de cette célébration leur demanda des explications, ils qualifièrent son geste de « papiste ».

Depuis un siècle, l’injonction d’austérité des Amis s’est progressivement accommodée d’une valorisation esthétique et morale du monde naturel et de la création artistique, plus simplement d’une quête du beau : subsiste le silence du culte, telle une île, de plus en plus audible dans le monde contemporain, saillant, au sens ordinaire de relief mais aussi au sens de « signe », tel que l’entendent les cognitivistes. Les religions en quête de fondamentaux restent toutefois perméables à la temporalité et développent de l’hétérodoxie, car « les purifications réformistes ne peuvent s’établir de manière complète et permanente » (Keane 2008 : 124). D’où les tensions évoquées dans le groupe de Newton, qui attestent d’une résistance à toute modification de la matérialité du culte comme si des fleurs fraîches ou des bougies allumées dans les rencontres étaient susceptibles d’altérer le message des Amis.

La voix des quakers

Paradoxalement, l’audience des quakers dans la société civile est à la mesure de leur silence. Loin des ordres contemplatifs qui s’isolent physiquement du monde ordinaire par la clôture, le silence quaker est à l’écoute du monde, il est dans le monde et entend agir sur le présent et le futur du monde. G. Fox exhortait les Amis à « laissez parler [leurs] vies » (Bauman 1975 : 237). W. Penn a gagné l’Amérique du Nord pour y fonder un État conforme aux principes du mouvement, la Pennsylvanie (1682-1756).

La force du mouvement perdure en l’absence d’un dogme unifié. Dans le seul meeting de Newton, d’aucuns se disent chrétiens, certains universalistes, une interlocutrice revendique le seul qualificatif d’« humain » (au sens de représentant de l’espèce humaine, human), une autre encore se définit comme « esprit libre ». En termes institutionnels, l’efficacité des Amis repose sur un modeste réseau d’administration dénué de toute autorité, nationale ou locale. Toute décision concernant le contenu du recueil quaker est prise collectivement après discussion : si aucun consensus n’émerge, le sujet est reporté. Au sein de chaque groupe local, trois fonctions sont attribuées par élection pour trois, voire six ans, elder, overseer et clerk, respectivement en charge de l’accompagnement spirituel, du soutien pastoral et du secrétariat. Ce fonctionnement exclut l’émergence d’une hiérarchie avec ses spécialistes, rituels ou administratifs : chacun cherche en lui la lumière intérieure, chacun est acteur du culte, l’égalité déclarée trouvant son expression dans l’organisation spatiale des rencontres avec les chaises disposées en cercle.

Le mouvement tire sa force d’acquis historiques et politiques uniques. On appelait les Amis seekers, « chercheurs [de vérité] ». Aujourd’hui encore, des Anglicans de Newton disent d’eux : « ils cherchent », « ce sont des intellectuels », « a thinking lot ». Dès l’origine, ils ont remis en cause les fondements des cultures européennes, qu’il s’agisse de la séparation sacré/profane, du genre – femmes et hommes sont à égalité –, de statut – ni prêtrise, ni clergé –, de classe – tout citoyen en vaut un autre, d’où le tutoiement ou le refus de se découvrir devant quiconque, y compris devant la reine –, d’allégeance à la nation – d’où le refus de se lever pour écouter l’hymne national. Refusant aussi de prêter serment (sur la Bible ou non), les Amis ne pouvaient siéger au Parlement : comme le proclamait le fondateur du mouvement : « Ni croix, ni couronne »[37]. Toute parole est dite de vérité, d’où leur réputation d’intégrité qui leur vaut encore d’être souvent sollicités comme témoins ou médiateurs. Jamais mise en doute, la parole d’un quaker ne nécessite nulle répétition : nombre d’anecdotes moquent l’embarras d’un non quaker apprenant à ses dépens qu’une invitation quaker n’est jamais réitérée.

Dans l’Angleterre du XVIIe siècle, la parole des Amis était pionnière, dénonçant les conditions dans les prisons, l’esclavage et la guerre. Aujourd’hui encore, certains quakers européens et nord-américains soustraient de leur impôt sur le revenu la part correspondant aux dépenses militaires et sont financièrement sanctionnés pour cela. Militant contre la torture et toute forme de violence, donc contre la peine de mort, ils luttent pour l’oecuménisme et le respect des croyances et prônent l’écologie contre le consumérisme. En son temps, leur remise en cause des pouvoirs et des certitudes était inédite ; c’est sur cette table rase que s’est élaboré leur message. Pour se faire entendre, ils avaient fait le vide tout comme ils firent le silence. La singularité de leur message en fait des citoyens influents à l’échelle nationale et locale, sollicités aussi comme faiseurs de paix dans les organismes internationaux. Au jour le jour, l’engagement continu dans le soutien aux opprimés et aux défavorisés donne au mouvement sa légitimité. Il confère aussi aux assemblées silencieuses une résonance morale qui déborde du registre sensoriel.

L’ethnographie des assemblées quakers décrit « le religieux en train de se faire » (Piette 1999 : 17) : le rite est élaboré, voire fabriqué, par les seuls adeptes dans un espace matériel composé d’objets à la fois rares et signifiants, où le silence se donne à écouter mais aussi à voir et à ressentir. À chaque rencontre, les Amis construisent par un silence collectivement codé une entité unique qui vaut comme unité de sens. Concerté et consenti, le silence est à la fois une règle et un dispositif rituels, un langage commun et une quête partagée, engageant corporellement ceux qui le pratiquent. Il participe aussi d’une mise en relations, étayant le propos de Howes (2003 : 55) selon lequel « les relations sensorielles sont des relations sociales ». La formule des Amis, « se rencontrer en silence » prend sa pleine signification : non seulement ils se réunissent silencieusement chaque dimanche mais ils se rencontrent grâce au silence qui est en même temps la matière et le but du rite. D’une réunion, un Ami dira « c’était très intense ». La focalisation descriptive sur le sensible n’éclaire pas la transcendance en tant que telle ; en d’autres termes, « les croyances ne s’observent pas »[38]. Mais elle dispose de toute sa légitimité dans la mesure où le culte est, avec les valeurs quakers (testimonies), ce qui unit les Amis.

« L’expérience du terrain est une expérience de partage du sensible », écrit avec raison Laplantine (2009 : 11) : car ce travail place les corps des fidèles et de l’ethnologue au centre du dispositif observé. La description passant par les perceptions et le ressenti individuel du chercheur, qui restent distincts de ceux des adeptes, ne peut pourtant puiser tous ses outils dans l’objet qu’elle cherche à éclairer. D’où la nécessité de désenclaver le complexe sensoriel focalisé sur le silence en identifiant des paramètres non perceptibles dans l’action elle-même. Il s’agit de registres d’ordre symbolique et moral qui replacent celui-ci dans le temps long de l’Histoire insulaire et dans la complexité du social. Loin de lisser la spécificité de la pratique quaker en l’inscrivant dans de « grandes entités explicatives de type culturaliste, théologique ou historique » (Piette 1999 : 10), ces mises en relation entendent ramener le sensoriel dans un espace-temps donné. En confrontant le silence des réunions ou la discipline corporelle au registre des valeurs morales, on met en évidence des relations de complémentarité et de similitude. Quand on compare le contrôle des sens des Amis et les usages d’églises chrétiennes voisines apparaît un rapport fait d’affinité et d’opposition. La vision qu’ont les Amis de la ritualité des autres cultes ramène au premier plan le rôle de la perception et du sensible dans la définition des usages religieux dans leur ensemble. Au début du XXIe siècle, la dimension sensorielle parcourt encore les multiples formes institutionnelles ou sectaires du christianisme en même temps qu’elle trace des frontières entre elles.